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Toros : « La mort de Nimeno II ».

publié le 11/08/2021 | par Jean-Paul Mari

1991 – Le plus grand matador français El Nimeno II se donne la mort à Nîmes, deux ans après une blessure qui avait mis fin à sa carrière de torero.
C’était il y a trente ans déjà…


Nimeno s’est pendu chez lui, dans son garage. Il s’est tué comme un agriculteur usé qui décide que les choses doivent s’arrêter là. Avec le même désespoir, solide comme un bloc de pierre, de ceux qui vous entrainent vers le fond. Malgré l’amour des autres, sa femme médecin, ses deux enfants, et Alain, l’ancien torero, son frêre ainé, son semblable, son double; malgré la fidélité de ses amis, l’admiration de son public et la pudeur de Nîmes, sa ville d’adoption.

Ces derniers temps, Nimeno était devenu sourd et aveugle au monde extérieur, il vivait reclus, ne voyait plus personne, s’enfermait dans son monde, silencieux et discret, encore plus qu’à l’accoutumée, comme s’il se préparait à s’effacer complètement.

Il était malade, malade d’un amour qu’il vivait comme une passion, quand elle n’embrasse plus rien et qu’elle n’est que douleur et souffrance. Le torero avait besoin des toros. C’était sa vie, il le disait simplement. En lui enlevant les toros, on lui a enlevé la vie.

Son corps est mort à Arles, un jour de septembre 1989 quand un toro de Miura l’a cassé en deux. Il s’appelait « Panolero », pesait 549 kgs et ses cornes pouvaient couper un bonheur en deux. Il s’est contenté de jeter l’idole vers le ciel et de laisser retomber, sur le sable, un handicapé aux vertèbres cervicales brisées.

Nimeno n’en a jamais voulu au taureau, il n’en a jamais voulu à personne d’ailleurs, il n’avait pas de revanche à prendre, il disait simplement qu’il « faut toujours aller jusqu’au bout de sa passion ». Il est resté 44 jours dans l’obscurité d’une unité de réanimation, son coeur et sa respiration se sont arrétés deux fois; on le disait perdu, il a survécu et lutté des mois en réeducation pour réveiller ce corps-momie.

Quand le miraculé a retrouvé l’usage du bras droit et de ses jambes, quand il recommencé à parler, à marcher, à se laver, à écrire…Alors, Christian Montcouquiol, dit Nimeno II, s’est remis à parler d’avenir, à rêver de toros et, pour la première fois, à sourire.

A Nîmes, on s’est remis à espérer. On l’aimait. Ce n’était pas un héros même s’il avait un courage fou, ce n’était pas une force de la nature bien qu’il se soit fait un corps d’athlète. Il avait le visage long, grave, les yeux cernés de sombre, un visage de passion qui se muait en masque de cire griffé par la peur du vide au moment de s’avancer dans l’arène.

Il était mince et fragile, comme un adolescent qui vit son amour mais ne sait pas en parler. Aux autres les discours, les analyses et les envolées; lui vivait le mythe taurin, brut et sans recul. On l’aimait, parce qu’il était celui qui portait le rêve. Lui, petit français et grand torero, avait réussi à s’imposer parmi les tous premiers, à faire taire les impitoyables critiques espagnols, à imposer le respect au monde terrible de la tauromachie.

On s’inclinait devant son absolue sincérité, cette intégrité presque rigide dans le rituel, cette façon de se mettre face aux cornes, à la mort, quelque soit l’enjeu, quelque soit le lieu.

Huit cent toros combattus, dix huit ans de carrière, trente cinq corridas par an, sa statue plantée à l’entrée des arènes de Cancun au Mexique…Il impressionnait. Nîmes, les afficionados français, les jeunes toreros qui voulaient marcher sur ses traces, et les anciens, Simon Casas et Alain, le frêre, dit Nimeno I, ceux qui avaient ouvert la voie avant de s’arrêter le souffle coupé par leur propre audace, tous regardaient cet homme fragile et silencieux qui semblait dire: « c’est possible ».

Il était celui qui justifiait le romantisme des autres, leurs fantasmes, leurs plongées dans l’univers magique de la corrida, comme un mythe sans fond.

« Ce qui rendrait l’équilibre à mon frêre, » disait Alain son double, « ce serait de rejouer sa vie devant les toros… » On espérait son retour, c’était fou et absurde. A 37 ans, Nimeno était perdu pour les toros. Sa main gauche, celle qui trace les naturelles, restait figée, immobile. C’était fini.

Nimeno avait fini par le comprendre. Il avait fait mine de se faire une raison. Puis il s’était retiré du monde des vivants. Il savait qu’il ne pourrait plus jamais se planter au soleil, les deux pieds dans le sable d’une arène, étendre la main gauche devant lui, accueillir le toro et regarder la mort défiler devant lui.

Alors il a préféré partir avec elle.

Jean-Paul Mari

Publié en 1991


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