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Toros. Marie Sara ou la vie pour de vrai.

Edito publié le 09/04/2007 | par Jean-Paul Mari

C’est l’histoire d’une quête. Un long voyage à travers le Portugal à la recherche d’un objet rare : un cheval. Pas seulement une de ces bêtes merveilleuses qu’on voit galoper dans les quintas, ces domaines protégés de plusieurs milliers d’hectares tenus par des aristocrates d’avant la révolution des œillets. Pas seulement un cheval mais le cheval idéal, celui qui a en lui le génie du toro, un animal de légende, quasiment introuvable : le cheval-torero.

Marie Sara est « rejoneadora », elle est femme, grande, blonde, le corps mince et musclé, l’allure un peu gymnique d’une fille du Nord, issue d’une famille de dentistes très loin des senteurs brunes et chaudes des arènes d’Andalousie. Rien ne la prédestinait à se retrouver, une épée à la main, sur le dos d’un animal cambré comme un danseur flamenco qui fait onduler sa crinière en attendant la charge d’un toro plus noir que la mort. Et pourtant voilà dix ans qu’elle triomphe dans les meilleures plazzas du sud de l’Europe.

 

Il lui faut au moins quatre chevaux distincts pour chaque corrida : le premier pour accueillir la tumultueuse sortie du toro ; le deuxième pour déposer les banderilles avec élégance ; le troisième, implacable, pour planter le « rejon » de mort ; et surtout le quatrième, le remplaçant, qui sait et peut tout faire. C’est ce cheval que Marie est venu chercher au royaume de Lusitanie.
D’abord chez Manuel Veiga, éleveur mythique depuis 1830, fournisseur des grands étalons dont sont issus la quasi-totalité des grands coursiers d’Espagne.

Ici, on parle un français d’aristocrate, les peintures à huile sont de bon goût, les meubles d’époque et les employés en toques et costumes du siècle dernier, armés de gaules en bois souple, chevauchent sur des selles en peau de mouton. Sur le gravier blanc du parc, un gamin de six ans, chapeau rond et costume d’hidalgo, trotte en rond sur un poney qu’il mène d’une main ferme. Et dans les prairies vertes du domaine galopent quelques merveilles en robe de soie, tête haute et mèche frondeuse, coups de cul et queue en panache, dans le bruit des naseaux qui soufflent comme des locomotives à vapeur. Iils sont beaux, braves, puissants, intelligents et nobles. Mais sont-ils toreros ?

Il leur faut le « sitio », le sens du placement dans le cercle de l’arène, l’art de mettre ses sabots au bon endroit, de trouver le terrain face au toro, pour s’approcher, s’enrouler et s’esquiver, faire ce qu’il a à faire sans se faire encorner, sans se dérober. Il lui faut aussi le talent et la passion du travail d’un joueur de piano, né artiste et devenu virtuose après avoir répété la même figure un million de fois. Jusqu’à la perfection du geste. Il lui faut surtout « l’expression », cette faculté innée à s’esquiver devant le toro tout en ralentissant le geste, c’est le « temple » du torero à pied, quand il accueille la charge avec sa cape en gardant un espace entre les cornes et la muleta que le fauve ne doit jamais toucher.

Le cheval est à la fois torero et velours de cape que le toro perçoit comme une vérité apparente, une ombre sur laquelle il se rue mais qui se dérobe sans cesse, comme un mensonge qui s’évanouit avant le contact. Il faut au cheval ce rythme, cette lenteur, cette douceur, ce « temple », moment magique de grande émotion, une leçon d’esthétique précieuse imposée au Minotaure, un peu d’art immobile dans un monde de brutes. Ces chevaux là valent jusqu’à un million de francs. Marie cherche mais ne trouve pas.

Elle court chez les frères Telles, classés parmi les toreros du Portugal, qui cultivent un grand domaine pour mieux financer leur ruineuse passion. Elle essaie un étalon clair de huit ans qui a déjà torée, simule un combat dans une tienta, s’avance un bâton pointu à la main et plante une banderille imaginaire sur le dos d’une vache hargneuse… le cheval est bon mais Marie ne le sent pas. Elle repart.

Chez Vasco Taborda, elle écoute des adolescents, fils de famille au visage d’étudiants sortis de HEC, dire qu’ils étudient dans les meilleures universités d’Espagne mais ne parlent jamais d’argent et ne rêvent que de toréer, comme leur père, leur grand-père et leur arrière-grand-père.
Reste le domaine de João Moura, l’un des plus grands rejoneadors de l’histoire, qui élève des bijoux mais ne les vends pas. Ou si rarement. Dans son salon trône la tête empaillée de l’amour de sa vie, « Ferrolho », le cheval qui lui a fait connaître la gloire.

Dehors, sous une pluie froide et dans un manège inondé, le fils de neuf ans apprend face à une vache ce qui n’est déjà plus un jeu d’enfant. La Française se retrouve sur le dos d’un cheval blanc qui esquive avec netteté et suavité et flotte au-dessus du sable comme dans un rêve… « Il est bon ce cheval ! » Il est plus que cela. Et Marie l’achète, la peur au ventre, peur de se tromper, de ne pas être à la hauteur. Le soir, elle confie à João Moura qu’elle a décidé de se retirer à la fin de la saison, après dix ans de corrida, parce qu’elle veut se retirer au sommet. Dans son langage simple, elle dit que cette « vie pour de vrai » va lui manquer mais qu’elle espère trouver autant de bonheur « en faisant autre chose ».

Face à elle, le rejoneador portugais, regard incrédule, répète poliment : « faire autre chose ! ? Oui, je comprends. Autre chose… » Oublier le vertige de l’arène, renoncer aux toros, aux chevaux ? João Moura éclate de rire. Comme si on venait de lui raconter une énorme blague.


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