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L’Edito : « Histoire d’une révolte », par Jean Paul Mari.

publié le 29/11/2016 par Jean-Paul Mari

Le dimanche 17 avril 2016, le navire
Aquarius de SOS Méditerranée file à
toute vitesse vers les lieux d’un naufrage.
Le vent mauvais est de force 6, les vagues
hautes de deux mètres. Quand il arrive sur
zone, l’équipage découvre un « zodiac »,
en réalité un canot de plastique de dix
mètres de long aussi fragile qu’un jouet
de plage, surchargé d’une bonne centaine
de passagers. Le radeau s’est cassé en
deux, par le milieu, les survivants ont de
l’eau jusqu’à la poitrine et ils ne savent pas
nager. Il est en train de couler.

Les migrants étaient 135 au départ, l’Aquarius
en a sauvé 108. Deux hommes se sont
noyés sous les yeux de l’équipage. Six
corps ont été retrouvés au fond du canot.

Sauvetage tragique.

Si l’Aquarius était arrivé une demi-heure
plus tard, il n’aurait rien trouvé, sinon une
mer plate. Un trou dans l’eau. Le radeau
de plastique, les 108 survivants, hommes,
femmes, enfants, tout aurait été avalé par
la Méditerranée. Une question tourmente :
combien de radeaux, de canots en plastique
ou de carcasses de chalutiers ont
disparu en silence ? Combien d’absents
dont on ne sait quand ils sont partis, d’où
ils sont partis, combien ils étaient, qui ils
étaient ?

Voilà pourquoi j’ai rejoint l’association.
Je venais de publier un livre, Les bateaux
ivres, sur l’odyssée des migrants en Méditerranée.
J’y racontais le périple, l’errance,
le calvaire des migrants. On lisait, on me
disait : « A h ! C’est terrible, mais que faire ? ».

Puis SOS Méditerranée m’a contacté pour
me parler de leur projet. Que faire ? Mais
d’abord les empêcher de se noyer ! C’est
ce raisonnement simple — dire non à
l’inacceptable — qui a conduit un an plus
tôt un capitaine de navire Allemand et une
humanitaire Française à lancer un pari
fou. Trouver l’argent pour armer un bateau
avec équipage, sauveteurs et clinique à
bord, pour patrouiller le long des côtes
libyennes, ce trou noir géographique et
politique, véritable mur liquide, frontière
mortelle pour les migrants.

Moins d’un an plus tard, grâce à la mobilisation
de citoyens européens, de petits
chèques et de grands coups de coeur,
l’Aquarius appareillait de l’île mythique
de Lampedusa. Fin février 2016, on me
demandait d’être de la première rotation
de trois semaines — il y en aura beaucoup
d’autres — et de faire savoir1. Ce qui fut fait.

Articles de journaux, radios, télés, internet,
marionnettes s’il avait fallu, à bord, nous
avons battu le rappel. D’autres rotations
ont suivi, d’autres sauvetages, d’autres
journalistes, l’aventure s’est répétée, elle
continue encore. À la fin de l’été, l’Aquarius
avait réalisé une trentaine de sauvetages
et porté secours à plus de six mille personnes.

L’hiver arrive, la mer redevient
méchante et les passeurs libyens, pressés
de se débarrasser de leur marchandise
humaine, en entassent toujours plus sur
les mêmes misérables radeaux dont le
dernier, secouru in extremis, transportait…
167 migrants. Oui, des hommes, des
femmes, des enfants et des bébés se
noient en ce moment même, transforment
cette mer de lumière et de soleil en une
sombre fosse commune. Déjà plus de
3 000 morts à la fin de l’été, 5 017 noyés
en 2014, 5 350 en 2015, plus de 10 000
en deux ans, sans doute près de 40 000
depuis l’an 2000. Combien de noyés
encore, d’absents, de trous dans l’eau ?

Cet été, il y avait certes les garde-côtes
de la marine italienne et une dizaine de
bateaux humanitaires, rares navires de
l’espoir sur un océan de détresse. Oui,
l’Aquarius continuera à patrouiller tout
l’hiver, avec cette marque essentielle qui
fait que l’association n’est pas une ON G
comme les autres : chaque séjour en mer
— 11 000 € par jour — est financé par des
citoyens européens, Français, Allemands,
Italiens, des gens comme vous et moi.

C’est toute l’originalité et la force de l’entreprise.
Dire non à l’inacceptable, dire haut et fort
les valeurs de l’Homme, de l’Europe, les
valeurs universelles. Et les mettre en action.
En ce moment même, l’Aquarius vogue.
Au premier pari, fou, mais tellement raisonnable,
s’en ajoute un autre. Le printemps
de grâce est passé, il faut durer.

En continuant à garder cette forme de
participation citoyenne. Ne pas devenir
une ON G comme les autres, notabilisée,
obligée de faire appel aux institutions, aux
entreprises, au marché. Rester la voix des
citoyens, la conscience, le messager.

Une voix populaire qui s’élève, au-delà du
brouhaha politique, du paternalisme bon
teint du caritatif, de l’inefficacité consentie
et des soupirs résignés — « A h ! Mais
que faire ? ».

Continuer à forger cet outil
citoyen révolutionnaire qui dérange, mais
transcende les discours convenus, pour les
transformer en un acte simple, mais essentiel
: tendre la main à celui qui se noie.

JPM

Extrait de la revue Astérisque de la SCAM

1 La Scam a exceptionnellement participé à cette
opération humanitaire en finançant des travaux
d’auteurs relatant l’odyssée de SOS Méditerranée.


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