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Les chrétiens du Kurdistan en première ligne.

publié le 23/06/2015 | par Luc Mathieu

Longtemps à l’écart du conflit syrien, Assyriens et Chaldéens se retrouvent aujourd’hui acculés par les jihadistes de l’État islamique en Syrie. Ignorés par le régime, quelque 1000 combattants tentent de conserver leur fief historique, autour d’Hassaké.


C’était un début d’après-midi ensoleillé, Sergon venait de se réveiller et il n’était pas de bonne humeur. «C’est à cause de Daech. Chaque nuit ou presque, ils nous attaquent. On ne dort plus que quelques heures, le matin. On vit comme des chauves-souris», soupirait-t-il en se grattant la barbe. Des cinq combattants chrétiens qui l’entouraient, seul un semblait plus fringant.

C’était Abou Achar, un mécanicien moustachu de 55 ans. Il s’était enrôlé quelques heures plus tôt dans la brigade des Gardes de Khabour à Tal Mras, un hameau du Kurdistan syrien. Il avait reçu une vieille kalachnikov qu’il avait posée sur ses genoux, comme s’il craignait qu’on la lui vole. Il n’avait plus porté d’arme depuis 1982 et la fin de son service militaire au sein de l’armée syrienne. Il était un peu voûté, avait parfois du mal à entendre ce qu’on lui disait, mais paraissait aussi fier que motivé.

«Qui sont-ils, ces gens de Daech ? A chaque fois qu’ils attaquent nos villages, c’est mon sang qui coule. Ils ne me font pas peur. De quoi aurais-je peur de toute façon ? A la fin, tout le monde meurt. Mais, avant de mourir, j’aimerais bien en tuer quelques-uns.»

Abou Achar n’est pas mort et il n’a tué personne. Deux jours après avoir rejoint la brigade, il a dû battre en retraite. Dans la nuit du 8 mars, comme chaque nuit depuis trois semaines, l’Etat islamique (EI) a tenté de s’emparer de Tal Mras. Cette fois, ils ont réussi. Attaqués de toutes parts, Abou Achar, Sergon et une quinzaine d’autres combattants assyriens ont fui jusqu’à la colline qui domine le village.

Les forces kurdes du YPG, les Unités de protection du peuple, alliées des brigades chrétiennes, y avaient installé une «douchka», une mitrailleuse lourde. Les combats ont duré jusqu’à l’aube ; les Kurdes ont conservé la colline. Le lendemain, ils ont ramassé 16 cadavres de jihadistes et deux des Gardes de Khabour.

«Chaque nuit, ils s’approchent»

Les chrétiens du Kurdistan sont désormais en première ligne dans la guerre syrienne. Ils ne l’ont pas voulu, l’ont même évité aussi longtemps qu’ils ont pu. La plupart ont observé à distance la révolution de mars 2011 contre le régime de Bachar al-Assad. Ils espéraient que la neutralité les protégerait des attaques, gouvernementales ou rebelles. Mais la guerre et l’EI les ont rattrapés dans leur fief historique d’Hassaké, là où les Assyriens vivent depuis des millénaires, lorsque la région s’appelait encore Mésopotamie. Ils étaient encore 30 000 cet été, ils ne sont plus que 25 000. A la mi-février, les jihadistes ont lancé une offensive après avoir perdu le contrôle de quelques villages repris par les Kurdes. Ils l’ont fait à leur manière, sans respecter aucune règle, fussent-elles celles de la guerre.

Le 24 février, peu après 4 heures du matin, ils ont déferlé sur quatre hameaux chrétiens, tuant les combattants des Gardes de Khabour et du YPG qui les protégeaient. Entre 200 et 300 habitants, dont des enfants, ont été enlevés. «Daech veut nous chasser de la région. Ils nous kidnappent, détruisent nos églises, ravagent nos cimetières. Nos villages se vident, les maisons de nos parents sont détruites par des obus. On ne peut plus rester sans rien faire, c’est à nous de nous défendre», dit Sergon. La ville à protéger désormais s’appelle Tall Tamer.

Il y a quelques mois, elle comptait 6 000 habitants, dont 3 000 Assyriens. C’est aujourd’hui une cité fantôme, peuplée uniquement de combattants et de quelques hommes âgés qui refusent de quitter leur maison. S’ils s’en emparaient, les jihadistes de l’EI s’ouvriraient une nouvelle route vers la frontière irakienne et leur califat.

Melki Rabo, un maçon de 32 ans, a installé son unité des Sutoro, les forces de protection des Assyriens et Chaldéens, dans une belle villa de briques entourée de sapins. Au fond du jardin coule la rivière Khabour. Au-delà, il n’y a que des champs de blé d’un vert scintillant et, à moins d’un kilomètre, les jihadistes de l’EI.

«Ils contrôlent quasiment tous les villages au sud de la rivière. Chaque nuit, ils s’approchent», dit Melki. L’un des postes de garde est installé dans un garage, au pied de la rivière. Un trou d’une vingtaine de centimètres de large a été percé dans le mur. «Ils rampent parfois jusqu’à une centaine de mètres de la rivière, comme des serpents. Ils tentent de savoir où nous sommes postés. On n’a pas intérêt à allumer une cigarette sinon on se prend une balle dans la tête, leurs snipers sont redoutables», raconte un jeune combattant des Suttoro qui revient de sa garde de nuit.

«On a compris qu’ils visaient au hasard»

La journée, les jihadistes lancent des obus de mortiers. Ils explosent le plus souvent sur des maisons vides ou dans les rues désertes. «Ils veulent nous faire peur, mais on a compris qu’ils visaient au hasard», explique Melki. Les combattants de Tall Tamer ont appris à connaître leurs ennemis. Ils les écoutent avec leurs petites radios Motorola que leur ont données les forces kurdes. Les conversations captées sont le plus souvent sans intérêt.

«Je ne sais pas ce qu’on leur donne à manger, mais ils se plaignent sans arrêt de la nourriture», s’amuse Melki. Les jihadistes ont des codes pour annoncer leurs attaques. «En ce moment, quand ils demandent de l’eau minérale, cela signifie qu’ils visent une maison à côté de la rivière»,détaille-t-il. Des émirs s’expriment en turc et en anglais. Les combattants ont l’accent arabe des sunnites de la région.

Le vent s’est levé sur Tall Tamer. Melki et ses hommes s’installent au soleil derrière un muret, sur des chaises en plastique rouge. Ils discutent en buvant des thés sucrés et enchaînent les cigarettes. Aucun ne le reconnaît, mais ils sont inquiets. Dès qu’ils évoquent les jihadistes, leurs rires deviennent forcés, leurs regards se voilent.

Aris, un Arménien catholique au bagout du vendeur de télés qu’il était, finit par l’avouer : «Ce sont des fantômes ces gars-là. Ils n’arrêteront pas tant que nous ne les aurons pas tous tués. Cette guerre durera plus de vingt ans.» Ario, un professeur de sport aux fines lunettes, ajoute d’une voix basse qu’«ils ne sont pas normaux».

«J’en ai vu un qui portait seul une douchka, un autre qui se relevait alors qu’il venait de se prendre une balle. Personne ne fait ça. J’ai fini par comprendre quand j’ai fouillé les poches de l’un de leurs cadavres. Il y avait des pilules. Ils ont des drogues pour les rendre euphoriques et insensibles à la douleur, ce n’est pas possible autrement», insiste Ario. Les autres acquiescent en silence.

Le 4 mars à Hassaké, ce n’était pas l’inquiétude qui prédominait, mais la colère. Dès midi, plusieurs dizaines de combattants assyriens, chaldéens, orthodoxes et catholiques s’étaient rassemblés devant la cathédrale Notre-Dame-de-la-Vierge, dans le quartier kurde. Ils avaient épinglé sur leur treillis la photo de Luey, un chrétien tué par un jihadiste à Tall Hamis une semaine plus tôt. Il avait 18 ans et une moustache naissante.

Son cercueil était recouvert de papier blanc décoré de fleurs et de rubans colorés. Des combattants le portent en scandant «le martyr est éternel». Des femmes lancent des youyous suraigus, couvrant les sanglots d’adolescentes habillées de jeans noirs moulants. Dans la foule, Melki observe les civils qui chantent avec les combattants. «Il faut qu’ils nous rejoignent, qu’ils viennent se battre avec nous. Ils n’ont plus le droit d’attendre», assure-t-il.

«N’allez pas croire que nous nous battons pour la religion»

Le cortège s’est arrêté en bas des marches de la cathédrale. Personne ne regarde le drapeau du régime syrien accroché sur un toit voisin. «Quand j’étais enfant, mon père m’emmenait toutes les semaines à l’église. A l’entrée, il y avait toujours deux soldats. A chaque fois, mon père me disait : « Tais-toi et ne les regarde pas. » Le régime des Assad, d’Hafez et de Bachar, a ancré la peur dans l’estomac des chrétiens. Beaucoup d’entre nous sont paralysés, alors même qu’ils savent que Daech veut nous exterminer et qu’ils voient tous les jours que le régime ne fait rien pour nous défendre», explique Melki.

La foule massée à l’extérieur crie toujours «le martyr est éternel»quand le cercueil est déposé devant l’autel, sous une représentation de la Cène aux couleurs vives. «N’allez pas croire que nous nous battons pour la religion, dit le commandant chrétien. Nous nous battons pour survivre, pour continuer à vivre là où nous avons toujours vécu, rien de plus.»


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