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Vu de l’hôpital: Le pic, le plateau, la vague…on ne sait plus (17)

publié le 10/04/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blanc.
Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


« Quatre jours de congé, ah non, c’est trop ! » Dans le bureau du planning, l’interne proteste. Abandonner le travail aux Urgences, se retrouver chez soi, seul, confiné ? Finalement, il obtient une garde de 24heures d’affilée, le plus dur.

Tout semble étrange en ce moment dans les services. Certes, la Réanimation reste pleine, mais les régulateurs chargés de recevoir les appels de détresse ne mâchouillent plus leur déjeuner debout, leur téléphone collé à l’oreille. La cantine est pleine, les plateaux-repas offerts par Potel et Chabot, chic rare en banlieue, viennent du XVIe arrondissement, les urgentistes traitent des non-Covid et il arrive aux ambulanciers de piétiner, masque sur le nez, au pied de leur véhicule vide. Le pic, le plateau, la vague…où en est-on ? On ne sait plus.

Jusqu’ici, les soignants vivaient arcboutés sur la tâche. Ils intubaient, ventilaient, cherchaient une place disponible en réa, un lit en province et n’avaient pas le temps de se poser de questions, sauf une seule, cruciale : « Va-t-on tenir le choc ? » Hantés par le spectre d’un scénario « Bergame » à l’italienne, les médecins à la dérive, la réa comme un mouroir, et des convois militaires en place des pompes funèbres. Non, ils n’avaient pas le temps de vivre et laisser mourir. Comment un psy, assis dans son fauteuil, aurait-il pu comprendre tout ça ? « Notre cellule psychologique mise en place pour les soignants a reçu à peine vingt appels en quinze jours », dit le docteur Jean-Pierre.

Alors, ils vivaient le métier « puissance 1000 », les nerfs à vif et le corps accablé de fatigue, avec la peur d’être infecté ou de transmettre la chose aux siens à la maison, obligés, le cœur brisé, de se détourner d’un malade trop âgé, sans pouvoir accompagner les morts, les endeuillés, la famille, privée de rituel funéraire, qui n’embrassera pas le visage aimé, escamoté pour une mise en bière immédiate. Alors « merci pour les applaudissements de 20H, mais, merde !, restez chez vous ! » s’énerve une jeune médecin-urgentiste. Des héros ? « Je ne fais pas cela pour avoir des médailles, mais parce que c’est mon métier ! »

Personne n’est dupe. Ils ont crié dans le vide si longtemps. Et les voilà promus « héros-soldats » en mission sacrificielle. Allons donc ! Ils savent que le discours est transitoire, politique. Et après ? Après viendra le temps du vide, du retour sur soi, de la routine, sans adrénaline, mais peuplé de cauchemars. L’impuissance face à ce mal inconnu, ce geste médical qu’on a refusé, la vision du collègue et ami qui étouffe, le regard fiévreux d’un patient qui s’en va, et celui de sa fille à qui il faut l’annoncer. Les projecteurs s’éteindront, les bravos cesseront, ils seront seuls. Oubliés ? Après, c’est là qu’ils auront besoin d’écoute et de psychiatres. Même si l’hôpital en manque aussi cruellement.

 

Noms modifiés

 


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