Vu de l’hôpital: Migrants à la rue, les naufragés du virus (30)
Chronique de la bataille des hommes en blancs. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.
Il est seul sur son île, au centre du carrefour, habituellement noyé dans un nuage de gaz d’échappement. Il a planté sa tente, bric-à-brac de plastique, de cartons et de bouts de bois pour résister au vent. Devant, son «jardin» de 2 m2 et, sur une planche, les résidus du dernier repas, gobelet en plastique et reste de burger.
Il est là tous les jours, sur le chemin de l’hôpital. Deux grandes avenues où les voitures accélèrent et, pour ceux contraints de tourner à gauche, l’îlot de ce feu rouge, avec son Robinson. Quand les voitures s’arrêtent, il se lève, timide mendiant, masque de papier sale sur la bouche, fait un petit geste de la tête, «s’il vous plaît ?». Pour lui donner, il suffirait de tendre le bras et lui la main. C’est souvent trop pour ceux pressés que le feu passe au vert. Il n’insiste pas.
Plutôt jeune, barbu, le teint sombre, tamoul, pakistanais, albanais ou afghan, le naufragé, migrant perpétuel, se méfie des mauvais coups. Les voitures de police parcourent son royaume, sirènes hurlantes, suivies par des ambulances du Samu ou de la Croix-Rouge. Personne ne s’arrête. «Restez chez vous», proclame un panneau lumineux au-dessus de sa tête. Mais, si on n’a pas de chez-soi, où va-t-on ? S’il était frappé par le coronavirus, il se réfugierait sous sa tente, ermite dans sa grotte, malade mais invisible.
Pas le genre à appeler le 15 : «Qu’est-ce qui vous arrive ? Téléphone et adresse exacte ?» Qu’est-ce qui lui arrive ? Rien justement. Perdu sur son île, il voit passer tout près des bateaux qui ne se détournent pas. A l’arrivée du printemps, le déconfinement, on finira par le découvrir, vivant ou mort. S’il survit, la police viendra enfin, mais pour le chasser et les services de nettoyage abattront sa tente de pouilleux.
S’il meurt, étouffé par le virus, emporté dans un cercueil de bois blanc bon marché, il finira par rejoindre le peuple des statistiques. Ils seraient 500 000 migrants à errer dans une France confinée. Enfermés, pour certains, dans un centre de rétention administrative ou errant comme des SDF clandestins, sans-papiers, fantômes invisibles attendant la fin du fléau.
Parfois, on les entend, comme sur le site de Limbo, une association d’aide aux survivants des camps de torture. Sadiq, le Soudanais : «Le coronavirus ne me fait pas peur. La guerre au Soudan, les camps en Libye… J’ai vu la mort de mes yeux.» Et quelles nouvelles d’Osman, 25 ans, son compatriote ? «Ah ! Lui, il a disparu.» Daniel, Guinéen de 24 ans, réfugié dans un collège squatté en banlieue : «Les mains, le savon, on prend nos précautions. Avec Ebola en Afrique, on a appris.» Sa peur : la dureté du squat. «Si un seul d’entre nous est malade, il sera jeté dehors. Seul.» Un Robinson de plus, au milieu d’un carrefour, dans sa cabane, sur son île déserte.
(1) Les noms ont été modifiés.
TOUS DROITS RESERVES