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 «Vu de l’hôpital» : «Nous leur tenions la main, jusqu’à la fin» (27)

publié le 23/04/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blanc. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


«On ne sera plus jamais les mêmes.» Les collègues de Mulhouse l’avaient pourtant prévenue. Et Marco, ancien confrère, chef de service à Milan, une «bête de travail», qui constatait : «C’est une tempête !» La quarantaine, douze ans d’études, dix de médecine d’urgence, Stella (1) l’urgentiste pensait pouvoir tout affronter, les accidents, les incendies, et même les attentats du 13 Novembre, le flot des blessés en pièces, la main de l’homme derrière le massacre, l’émotion et le trauma… «Mais, au moins, le mal avait un visage.»

De la «mine», surnom des urgences, forge toujours en fusion, jusqu’au Samu, dit le «château», le royaume des blouses blanches avait résisté à tout. Et puis, la stupeur. Ce mal inconnu, mystérieux, planétaire. Un fléau invisible, un tueur vicieux, sournois, capable de transformer, en moins de deux heures, un homme qui tousse en mourant. Stella n’a pas oublié ce monsieur de 70 ans, pris en charge à domicile, qu’elle attendait sur le seuil des urgences. Il est mort en étouffant, dans le sas d’entrée, sous ses yeux. Rien pu faire.

Puis le défilé infernal a commencé : «Sept patients intubés en même temps, les ambulances qui déboulent, les lits pleins.» Et le doute qui s’installe : «Est-ce qu’on va s’en sortir ?» Il y a le spectre de Bergame, en Italie, la médecine submergée, la réa saturée, et la menace terrifiante du tri, «celui-ci, oui. Pas celui-là, trop vieux». Stella n’aurait pas supporté : «On avait tous peur. Limiter les soins à 70 ans, l’âge de ma mère, en pleine forme ? Jamais !» Alors il faut tenir, innover, réinventer les gestes de l’urgence.

Avant, il suffisait de maintenir en vie, de soulager la souffrance et d’aiguiller, selon la gravité, vers la réanimation ou la médecine interne. Là, on intube des humains sans savoir s’ils vont sortir un jour du coma. Un sur deux, mauvais pronostic. Eux, comme s’ils avaient tout compris, prédisent : «Docteur, je vais mourir.» «Mais non, ça va aller», assure le médecin en pensant «il a raison». Le malade a compris : «Il lui suffisait de regarder nos yeux.» Avant, quand un patient agonisait, la blouse blanche s’effaçait derrière la famille, le visage d’un proche.

Là, plus de femme ni d’enfants, exclus par l’épidémie. C’est aux soignants que revient l’épreuve ultime d’accompagner le mourant : «Nous leur tenions la main, jusqu’à la fin.» Son congé maternité abrégé, des gardes de 24 heures, des semaines non-stop sous adrénaline, «les autres disent qu’on va nous ramasser à la petite cuillère»…

Sidération-action-acceptation et résilience ? Ils étaient en grève depuis un an, souffraient, hurlaient en silence. Désormais, on les reconnaît. Ils existent. Et la crise a réussi à les réconcilier avec le monde du dehors. Comme si le mal du Covid avait permis de guérir les soignants ? A quel prix.

(1) Les noms ont été modifiés.


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