Jean-Paul Mari présente :
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Vu de l’hôpital: Steph, logisticien du Samu, de retour parmi les siens. (22)

Chronique de la bataille des hommes en blanc. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.

C’est la dernière image que j’ai d’eux. Il est minuit, aux urgences. Lui, Steph, colosse noir de 99 kilos, tout en muscles, large tatouage sur sa poitrine nue, soulevé au rythme d’une forge infernale. Elle, Marie, sa compagne, blonde, blême, un sac transparent à la main contenant les affaires de son homme. Entre les deux, un long regard, tendu. Dans la salle, l’équipe s’agite : «Allez, allez, on se dépêche !» Malaise. Tout le monde se connaît. Lui est depuis treize ans logisticien au Samu, elle infirmière ici depuis onze ans. Et le chariot l’emporte en réanimation, elle qui le suit, et les soignants qui n’osent le dire mais pensent à voix haute : «C’est pas bon… Vraiment pas.»

Une voix au téléphone, un peu sifflante certes, mais claire. C’est lui, dix jours plus tard, de retour chez lui. Vivant. Avec Marie à ses côtés. Ils étaient tous les deux Covid +, confinés depuis une semaine. Quand il a ouvert le frigo, elle lui a fait remarquer : «Tu respires vraiment mal. Tu es gris.» «Gris… comment ?» «Comme le frigo.»

Lui ne se plaint jamais, il travaille à l’hôpital mais les évite, c’est un claustrophobe qui fuit les scanners. Marie a pris la décision. Les escaliers, la voiture, les 30 mètres à pied jusqu’aux urgences… Et déjà, il suffoque. «La sensation d’avoir quatre personnes assises sur ma poitrine.» On le dénude, il ne bronche pas, un malade docile qui fait entièrement confiance à l’équipe d’experts, des gamins qu’il a vu débuter. Pourtant sa poitrine gronde. Saturation à 62 %, fréquence respiratoire à 50 par minute. Le scanner confirme : alerte rouge.

Steph et Marie ne se lâchent pas du regard. Elle sait ce que ses yeux lui disent : «Je ne veux pas être intubé. Promets-le moi !» Il en est sûr : «Je ne me serais jamais réveillé. Et je n’aurais pas revu ma famille.» Alors il se bat, contre cette main qui lui broie la poitrine et l’inéluctable décision d’intubation. Il se bat d’abord pour faire changer le regard des autres. Steph n’est pas intubé mais abouché à l’Optiflow, de l’air pulsé, 70 litres par minute à 100 % d’oxygène. On le prévient : «Trop fort. Ne peut pas durer longtemps. Après…» Les autres disent : «Il ne va pas résister.»

Marie a repris son poste aux urgences. On lui laisse voir son homme. Les nuits passent : «Une éternité. Je vivais en suspension sur une ligne de crête. On n’est pas mariés mais j’ai cru que j’allais finir veuve.» Autour de lui, des gens meurent, intubés. Sur sa poitrine, le tatouage des îles symbolise la «force de caractère». L’ancien joueur de foot professionnel perd 11 kilos de muscles. Il fond mais tient. Cinq jours après, il quitte la réa. Petit miracle. Au bout du fil, la voix sifflante mais calme dit : «Je reviens de loin. J’ai approché la chose de très près. J’y étais… mais je n’ai pas voulu lâcher.»

(1) Les noms ont été modifiés


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