Europe / Amérique : Trop de liberté tue la liberté !
La bande à Trump prône une liberté d’expression sans limites…celle des dictateurs. Une idée dangereuse pour la démocratie

(Photo: drapeau libertarien lors d’une manifestation , mention « Dont tread on me » ( « Ne me marchez pas sur les pieds » – D.R )
Fracture au sein du monde occidental
À Munich, lors de la conférence sur la sécurité, le vice-président américain J.D. Vance, à la mi-février, a voulu donner une leçon de démocratie aux Européens, les accusant de favoriser dans leurs pays respectifs un « recul de la liberté d’expression ». Les dirigeants européens ont très mal pris cette remarque. Mais surtout, son discours a marqué une fracture du monde occidental. Car il a révélé une rupture du corpus de valeurs politiques sur lesquelles sont bâties nos démocraties. À commencer par nos conceptions réciproques de la liberté
Vance, homme cultivé, est un des idéologues du trumpisme. Ce courant défend une « milliardocratie » américaine, qui tend à ressembler à l’oligarchie russe. Ces systèmes partagent le même culte de la force, le même mépris du droit, le même comportement mafieux, la même inculture historique et la même avidité financière.
La liberté : un concept complexe
Le concept – complexe – de liberté a toujours été source de débats. Depuis Socrate, Platon, Aristote, tous les grands philosophes s’y sont confrontés. Un labyrinthe « où notre raison s’égare bien souvent », notait Leibniz au XVIIe siècle. Plus près de nous, Bergson jugeait impossible de définir la liberté. De quoi parle-t-on ? De liberté morale, politique, psychologique ? D’autant que l’idée se décline en plusieurs formes : agir, penser, changer, s’exprimer…
Concernant la liberté d’expression, à la fin du XVIIIe siècle, Américains et Français semblaient partager une vision proche, partagée par la plupart des démocraties naissantes.
Des traditions divergentes en France et aux États-Unis
La Constitution américaine de 1787, ratifiée en 1791, et amendée depuis, stipule dans son premier amendement que le Congrès ne pourra adopter « une loi qui limite la liberté d’expression, la liberté de la presse ou la liberté d’association ». Mais avec des restrictions : obscénité, diffamation, incitation à l’émeute, harcèlement…
En France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme dans son article 4 : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » L’article 11 précise : « Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » À l’époque, France et États-Unis partageaient une vision similaire de la liberté d’expression.
La dérive libertarienne du trumpisme
Alors que la démocratie recule partout dans le monde, les trumpistes rompent cet équilibre. Les libertariens prônent une liberté individuelle sans limites. Pourtant, cette idée était historiquement défendue par les libertaires, les anarchistes et l’extrême gauche. Sartre affirmait : « L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre, ou il ne l’est pas. » Une affirmation qui condamne les libertés dites formelles de la démocratie libérale, parce qu’encadrées par l’État de droit.
Mais le trumpisme s’attaque précisément à cet État de droit. En promettant de gracier les 1 500 émeutiers du Capitole du 6 janvier 2021, Trump affiche son mépris pour les juges et le Congrès. Sa volonté de démanteler le FBI ou d’éliminer des juges fédéraux suit la même logique.
Une stratégie d’ingérence
Les critiques de J.D. Vance sur la liberté d’expression en Europe cachent une stratégie d’ingérence. Donald Trump partage avec Vladimir Poutine une détestation de l’Union européenne. Trump la voit comme un rival économique et un frein à l’expansion des réseaux sociaux américains. Poutine, lui, craint son influence démocratique, aux portes de son empire, sur ses propres populations. Tous deux dénoncent une Europe qui accorde trop de libertés en matière sociétale, signe à leurs yeux de dépravation. Trump, parce qu’elle constitue une redoutable concurrente économique. Mais aussi parce qu’elle prétend réguler sur son territoire l’activité des réseaux sociaux, tous, ou presque, américains. Poutine, parce qu’elle représente, un exemple démocratique qui pourrait séduire ses populations. Et tous deux, parce qu’en matière sociétale, l’Europe accorde des droits, donc des libertés, qui marquent à leurs yeux sa dépravation.
« La liberté, c’est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux ?
La liberté d’expression défendue par la bande à Trump sert surtout les mouvements d’extrême droite européens. Fascinés par Trump et complaisants envers Moscou, ils sont des instruments pour déstabiliser l’UE. J.D. Vance rejette tout cordon sanitaire ou front républicain contre des mouvements racistes, masculinistes, homophobes, parfois liés au néonazisme. Les libertariens qui inspirent le trumpisme devraient méditer cette interrogation de Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : « La liberté, c’est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux ? » Trop subtil , sans doute, pour ces esprits simplistes.
Le philosophe Antoine Hatzenberger, dans La Liberté (collection Corpus, GF Flammarion), rappelle que pour Platon, la liberté absolue est celle du tyran. Il devient « l’esclave de sa concupiscence et de ses craintes, bien loin de la vraie liberté, qui est maîtrise des passions et obéissance à la raison. » Trump et ses séides en sont là
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