Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Algérie. L’amour et la guerre. « Farida et Marc: l’exil des amants.»

De Paris, Marc lui écrit des lettres fortes et brèves: « j’ai peur pour toi. Je te déteste. Viens. Vite. »

Ils sont arrivés à pied, en descendant les grands boulevards, serrés l’un contre l’autre sous la pluie, perdus au milieu de la foule grise de Paris en hiver. Elle s’est assise à la table du grand café, a demandé « une bouteille de Moussaïa.. non, pardon..un Perrier », a commencé une phrase en disant: »ici, à Alger », puis s’est mordu les lèvres comme une écolière prise en faute.

Lui n’a rien dit, comme d’habitude, mais il a posé un regard circulaire sur le mobilier moderne, les consommateurs frileux et le ciel lourd de l’autre côté de la fenêtre, avec un air de dire: « Qu’est-ce que je fous ici? ».

Marc et Farida. Deux journalistes algériens. Elle jolie, mince, la trentaine, les yeux cernés et toujours en mouvement, témoins d’un perpétuel bouillonnement intérieur. Lui, calme et pâle, un algérien « d’origine française » comme on dit, fils de pied-noirs dont les parents se sont autrefois battus pour une algérie indépendante.

Né à Alger, amoureux de la France où il a fait ses études, l' »européen » n’a jamais hésité sur son appartenance. il est reparti, aussitôt son diplôme en poche, de l’autre côté de la méditerranée. Pour lui, pour elle, le chemin était tracé: vivre, écrire, lutter, souffrir peut-être mais, de toute façon, vieillir en Algérie.

Jamais ils n’ont pensé au départ. Pas de petit studio parisien rue de la Pompe, pas de compte en banque à l’étranger, pas de matelas de devises…L’exil les a surpris, démunis, avec la soudaineté d’une petite mort.

Hier encore, ils habitaient une vieille villa dans le centre d’Alger, coincé entre une vieille mosquée et l’ex-bureau du FIS, dans un quartier au pavé lunaire défoncé par l’interminable construction d’une hypothétique bouche de métro. Le jardin était poussièreux et les fenêtres toujours closes pour ne pas mourir suffoqué par la poussière. Dehors protestait Alger la bruyante, l’encombrée, la populeuse.

Mais à l’intérieur, autour du tapis du salon, il y avait toujours de la musique, un fauteuil et un couvert pour l’ami de passage. Avec parfois le plaisir rare d’une bouteille à partager ou, mieux, le bonheur d’un livre récent, à déguster lentement, comme un alcool précieux. Et surtout, ce mouvement incessant du verbe, les longues analyses politiques, le thème du prochain article, l’actualité, l’oxygène de l’information.

Là, chaque soir, on dissèque les évènements, la montée de l’islamisme, les convulsions politiques, les manifestations, la répression, les premiers attentats politiques. Au matin, il suffit de franchir le pas de la porte pour se retrouver plongé dans le réel algérien.

Quand on commence à assassiner des personnalités, le choc est rude. Intellectuels, professeurs ou médecins, tous sont connus, certains sont des proches, d’autres ont accepté des responsabilités au gouvernement. A longueur d’article, on analyse la nature de ces meurtres dans la lignée des attentats qui ont tué des centaines de policiers, de gendarmes, de militaires, tout ce qui peut décliner une liste noire.

Puis on note, horrifiés, les meurtres des petits fonctionnaires, petits flics en uniforme, en civil, à la retraite, en congé de maladie, abattus sur un trottoir de quartier; et parfois celui du père d’un policier, comme pour sanctionner une sorte de culpabilité génétique. Puis les attentats deviennent quotidiens, l’Algérie devient folle et, le soir, au salon, l’analyse piétine. Pourquoi cette cible, pourquoi lui, qu’est-ce qui explique cette balle?

 » On en arrivait à chercher un mobile pour le crime, pour l’assassin.. » dit Farida. Sur le trottoir d’en face vit un opticien, juif-arabe, un homme rond et drôle, adoré dans le quartier. Il a le teint clair et joue parfois, dans les télé-films algériens, le rôle du méchant officier français. Aujourd’hui, son magasin est fermé.

Plus de lunettes, plus de films. Seulement une flaque de sang sur le trottoir et de la tristesse sur les murs du quartier. Désormais, on tue les étrangers et ceux qui ont osé meler leurs vies. Abattue cette femme russe qui vivait, depuis trente-cinq ans, intégrée dans la population d’un modeste quartier; abattue cette femme algérienne, égorgée avec son mari belge. Autour de Marc et Farida, le cercle se resserre.

Qu’importe ce qu’écrivent les deux journalistes! Ils ne veulent ni d’un état islamique, ni d’une dictature militaire. Ils vomissent les attentats mais refusent de hurler avec les loups, ceux qui traitent les trois millions d’algériens islamistes de « gueux » et de « barbares », ceux qui croient que la solution « républicaine » passe par une répression féroce, par la prison, la torture et les tribunaux militaires. Ils se débattent entre deux intolérances, deux brutalités, deux monolithismes, deux dictatures; demandent la fin du massacre, un peu de nuances, de discussion, d’ouverture.

Ils sont résolument à contre-courant, exposés au vent mauvais qui souffle si fort sur l’Algérie. A l’heure où on vous somme de prendre parti, il n’est pas bon de vouloir jouer les passerelles entre les hommes et les cultures. De chaque côté, on veut détruire tout ce qui relie à l’autre, tout ce qui ressemble et rassemble. En temps de guerre, il faut faire sauter les ponts. Ne reste que la logique du précipice, de l’abîme nu. Du coup, Marc et Farida n’ont plus leur place.

Des deux côtés, on les menace. « Mourir parce qu’on est journaliste est déjà absurde » dit Farida, « mais mourir pour le seul fait d’être étranger ou marié à un étranger… » Dans le quartier, on commence à conseiller à Marc de porter une moustache ou une barbe, de faire en sorte de cacher un peu ce visage trop glabre, trop clair, trop visible. Un ami journaliste vient les embrasser avant de passer dans la clandestinité et leur conseille d’en faire autant. Le soir, dans le salon éteint de la vieille villa, on étouffe. On les invite pour un mois en France, ils acceptent, « histoire de respirer un peu. »

A Paris, ils vivent pendus au téléphone, apprennent le massacre des douze croates égorgés parce qu’ils n’étaient pas musulmans, suivent un début de conférence sur le dialogue qui tourne court. Marc sait qu’il ne peut pas rentrer. Mais Farida n’en peut plus. Dans une salle de cinéma du vingtième arrondissement, elle entend l’héroïne dire: « cela se passe mal ici, ce n’est pas une vie mais c’est ma vie. Je dois rester chez moi. » A la sortie, elle prend son billet pour Alger.

A son arrivée, elle exhulte: »Alger est belle, le ciel est bleu, il fait doux, je m’y retrouve! » Une semaine à peine suffit pour la dégriser: »la peur, cette violence qui glacait la ville. Les amis, absents ou en fuite, la maison vide ou je passais des nuits sans sommeil…Mon propre pays me devenait étranger. » De Paris, Marc lui écrit des lettres fortes et brèves: »j’ai peur pour toi. Je te déteste. Viens. Vite. »

Sur le chemin de l’aéroport, elle voit passer un musicien de Châabi, cette musique sensuelle algéroise, sa guitare profane dissimulée dans un sac poubelle. L’avion d’Air Algérie est pratiquement vide: depuis l’attentat contre un agent consulaire français, on ne délivre plus de visas qu’au compte-gouttes. Finis les incessants aller-retours entre les deux pays; fini le « trabendo », le marché noir, cordon ombilical du commerce. De gré ou de force, on coupe tout ce qui relie.  » Les islamistes ont gagné, nous sommes partis » dit Marc.

Au dernier jour, Farida a fait le tour de son appartement: » Qu’emporter? Que faire de nos livres, de nos archives? Finalement, je n’ai pris que le tapis du salon, acheté chez les nomades du désert.. » Nomades.

Depuis, ils tournent en rond à Paris. Elle, avec un visa de six mois; lui, clandestin, avec ses papiers algériens. « J’ai bien un vieux passeport français périmé mais je n’ai jamais pensé à faire renouveler mes papiers français.. » A la préfecture de police où à la mairie, Marc raconte que les employés l’ont regardé de travers: » Un français qui voulait rester algérien? C’est louche, n’est-ce pas? Tu aurais vu leurs têtes! »

On l’a renvoyé en lui demandant un extrait de naissance et quelques mois de formalités. Ecoeuré, il n’a rien entrepris. Elle, se révolte: « les algériens d’ici me disent qu’il faut se taire et s’accrocher. Tout le monde rêve d’être immigré en France. Nous ne sommes pas des immigrés! Nous avons tout fait pour rester vivre en Algérie. Nous nous sommes exilés, contraints et forcés. » Elle n’arrive pas à se taire. l’autre soir, à la Sorbonne, la foule a applaudi des slogans simples: »non à l’intégrisme-non aux lois Pasqua. »

Un vieil algérien est venu dire ses doutes, son émotion: la foule l’a hué; Farida l’a applaudi. « Notre échec, c’est d’avoir été incapable de trouver une réponse collective au problème algérien. Ne restent que des solutions individuelles: la clandestinité, l’exil au Maroc ou en France. » A la sortie, plus désespérée que jamais, elle s’est retrouvée sur le trottoir, les yeux embués avec une question: « Qu’est-ce que je suis, moi, aujourd’hui? Qu’est-ce que nous sommes? »

Ils étaient deux journalistes brillants, vivants, engagés dans la bataille, accrochés au socle de leur terre; aujourd’hui, ils campent dans l’appartement d’un ami français, cherchent du travail, des papiers et ne se résolvent pas à n’écrire que des C.V. « Tiens, il faudra qu’on apprenne le réseau des lignes d’autobus » a dit Marc avec un sourire.

Puis ils se sont levés et sont repartis vers les grands boulevards, ont disparus, à l’image d’une Algérie qu’on tue. Serrés, pelotonnés l’un contre l’autre, au milieu de la masse des gens à qui ils ne peuvent rien dire, rien expliquer, parce qu’ils ne pourraient pas comprendre. D’ailleurs, ces choses là ne se racontent pas.

Jean-Paul Mari.

 

Publié le 6 février 1994


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