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Israël. L’amour et la guerre. « Adel et Ahuva, ceux qui n’avaient pas le droit de s’aimer »

publié le 12/08/2021 | par Jean-Paul Mari

Ils s’étaient mariés seuls contre tous, bravant les interdits et les haines, dans ces territoires occupés où Juifs et Arabes s’épient et se craignent. Adel et Ahuva, le Palestinien et la Juive.
Ce furent d’abord les menaces de sa famille à elle. Puis quelques jours à peine après la rencontre historique de Rabin et d’Arafat, la bombe lancée par un fanatique du mouvement Hamas…
Histoire d’une passion éternelle.


Parfois, je sais qu’elle est là. Je la vois marcher dans la maison. Je sens ses mains sur moi. Elle me caresse…»

Quand il raconte Ahuva, sa femme, Adel parle les yeux fermés. C’est un personnage doux et triste. Infiniment triste. Son visage rond s’est creusé, il a beaucoup maigri et les larmes, qui débordent de ses paupières, roulent, profondes et régulières, comme de petites vagues poussées par une marée intérieure. Adel est un homme, un vrai, de ceux qui ont le courage de pleurer d’amour.

«Venez…» Il se lève et traverse l’appartement clair et lumineux, avec des murs blancs, des tableaux couleur ocre du Sinaï et une forêt de plantes vertes. Dans une première chambre, un grand lit, des photos d’un couple souriant en voyage, un nécessaire de maquillage et un coffret de bijoux ouvert sur la table de chevet.

A côté, une autre chambre, plus petite, avec un ours en peluche posé sur un berceau vide. Tout est resté en l’état. Depuis le printemps. Depuis un siècle. «Elle avait tout aménagé, tout choisi, dit Adel. Dans cette maison, il ne nous manquait rien.» Il ferme les yeux: «Maintenant, il manque Ahuva.»

Quand il la rencontre, en avril 1988, Adel est un spécialiste en informatique chargé de superviser les systèmes de la banque Hapoalim, dans le nord d’Israël. D’habitude, Adel travaille très vite. Mais trois jours plus tard, il est toujours là, dans cette petite agence de Néhamia, appliqué à rechercher une panne imaginaire. Ahuva Cohen est derrière son comptoir, élégante et vulnérable, avec ses cheveux courts et ses grands yeux pleins de mélancolie.

Ce n’est pas un coup de foudre. Rien d’une passion sensuelle, brûlante et ravageuse. Mais quelque chose d’aussi fort, d’aussi immédiat. Comme des retrouvailles: «J’avais le sentiment étrange qu’on se connaissait depuis des dizaines d’années. Et qu’elle avait fait le chemin vers Néhamia pour me rencontrer.»

Entre deux clients, elle lui parle de sa vie: un appartement sans amour à Eilat, dans le sud, trois enfants et un mari brutal, dépensier, qu’elle a épousé trop jeune, sous la pression des parents ultraorthodoxes. Parce qu’il porte le même nom prestigieux qu’elle, et qu’il est écrit dans la Torah qu’une Cohen, «fille de prêtre», qui n’épouse pas un autre Cohen déshonore à jamais son père.

Adel, lui, est fils des Onallah, grande famille palestinienne de Nazareth, hors des territoires occupés. Plus vraiment palestinien, pas totalement israélien; il est musulman mais pense en hébreu: un arabe-israélien. Chez lui, les hommes mûrs n’épousent que des jeunes femmes. Adel a 29 ans à peine, et Ahuva, 31 ans.

Elle est juive, mariée, mère et couverte de dettes. Ils se connaissent à peine et tout les sépare. Pourtant, ils n’hésitent pas. Deux semaines plus tard, elle a quitté son mari et les deux amants vivent déjà ensemble, dans une maison de pierre à Natsira-Illit, dans la nouvelle ville juive, à quelques kilomètres seulement de Nazareth l’orientale.

huva cherchait de la chaleur, une maison en paix et un homme qui l’écoute; elle l’a trouvé chez Adel capable, dit-il, de «s’asseoir des heures entières, silencieux, sur un fauteuil du salon, occupé à la regarder bouger, vivre…». Ensemble, les amants sont heureux; il leur reste à affronter les autres. D’abord le mari délaissé qui menace d’abandonner les enfants. Adel, qui a le coeur bien assez grand pour les accueillir, achète aussitôt des meubles et trois lits supplémentaires.

L’autre change d’avis, retrouve Ahuva, la brutalise et finit par accepter le divorce en enlevant les gosses, les meubles et en laissant d’énormes dettes. Adel paie sans sourciller.

La famille d’Ahuva est plus tenace. Les parents, la soeur et les trois frères d’Ahuva vivent à Ashkelon, une ville champignon à une centaine de kilomètres sur la côte. Là-bas, on construit jour et nuit pour loger les nouveaux immigrants et, dans les rues écrasées de soleil, des Falashas longilignes croisent de solides Ukrainiens au regard bleu délavé.

A dix minutes de Gaza, le chaudron palestinien, Ashkelon vit dans la terreur des attentats et vote massivement à droite pour le Likoud. Les Cohen, juifs originaires du Yémen, sont pauvres et profondément religieux. Ahuva, leur fille, avec un Arabe? Dans le quartier, les voisins détournent les yeux sur leur passage. Ils sont blessés, humiliés, pris par la honte, et très vite par la colère.

A Natsira-Illit, le téléphone commence à sonner: «Tu vas finir par nous ramener un petit Mohamed. Putain! Tu n’es plus notre fille. Nous avons honte de toi. Il faut que tu le quittes. Sinon, on va te détruire!» Adel propose de se convertir au judaïsme, la famille refuse. Alors il se tait. Jusqu’au jour où, après la visite d’un frère d’Ahuva, il remarque sur sa joue les traces bleues laissées par une gifle.

Les menaces, la peur, et maintenant les coups… Ahuva est en danger, Adel se sent coupable. C’en est trop. Bouleversé, il fonce à Nazareth voir son père. Quelques jours avant, dans un restaurant de poisson de Haïfa, le vieil homme lui avait posé, en souriant, la main sur la tête: «Fils, si tu dois épouser quelqu’un, c’est elle, Ahuva, qu’il te faut.»

Trop tard. Adel a pris une autre décision. Douloureuse. «Trouvez-moi une femme, arabe, à épouser. D’ici un mois!» Son père s’incline en silence et revient avec Kamilia, une jeune et jolie femme de Nazareth, professeur d’anglais à l’université. Ahuva supplie: «Ne fais pas ça!» Mais Adel a décidé qu’il ne la mettrait plus en danger. Il se croit fort. Et il est faible.

«Dès les premiers jours de mon voyage de noces, quand je faisais l’amour à ma femme, je ne pensais qu’à Ahuva. Je devenais fou…» De retour à Nazareth, Kamilia comprend, se tait et accepte un divorce à l’amiable. Lui a déjà retrouvé la femme de sa vie. «Dieu sait que j’ai essayé, dit Adel. Mais il était impossible de nous séparer. Nous ne sommes qu’une seule âme! Alors, j’ai décidé d’affronter le problème. Ce qui doit arriver arrive. Inch Allah!»

Les amants réunis s’enivrent de voyage. Adel est riche, Ahuva ne connaît pas le monde; ils partent tous les deux découvrir Venise, la Côte d’Azur, l’Espagne, la Suisse, l’Autriche, les Canaries et l’Egypte. On les voit rire aux éclats, en maillot de bain sur une plage ou serrés l’un contre l’autre, élégants, dans un restaurant chic ou un hôtel pour amoureux. 1200 photos, quarante heures de vidéo avec, toujours, Ahuva au centre de l’image; Adel archive son bonheur. Il va durer six ans et deux jours.

Le 17 avril 1993, Ahuva fête son 36e anniversaire dans la grande maison familiale de Nazareth. Adel a fait agrandir l’appartement de 60 mètres carrés uniquement pour construire un jacuzzi pour Ahuva. Il lui a offert un cabinet indépendant d’assurances à quelques minutes de la maison, à Afula. Il ne cesse d’avoir de nouveaux projets pour eux et finit par oublier les vieilles menaces.

Comment pourrait-il savoir qu’au même moment, à30 kilomètres de là, un jeune homme de 19 ans, pieux et trop calme, est en train de croiser leur chemin.

Raed est un élève appliqué de terminale au lycée de Qabatiyah. Son père est un petit chauffeur de taxi qui fait la navette entre Jenine et le pont Allenby, frontière sur le Jourdain. Le soir, il raconte à son fils des histoires de Palestiniens exilés ou interdits de passage.

Raed adore Dieu et hait Israël. Les services du Shin Beth le soupçonnent de faire partie du bras armé du mouvement Hamas, religieux et fanatique. Le cousin de Raed raconte qu’on l’a arrêté à la sortie du lycée, emprisonné à la terrible prison de Farah et torturé pendant soixante-quinze jours. Libéré, Raed a aussitôt juré de se venger et il a plongé dans la clandestinité.

Adel et Ahuva n’ont jamais entendu parler de cette histoire; d’ailleurs, ils s’intéressent peu à la politique. «Depuis que Dieu a créé le monde, dit souvent Adel, les gens se battent pour la terre. Mais la terre n’a pas grandi d’un centimètre. Et les gens ont disparu. Où? Sous la terre.»

Bien sûr, les deux amants suivent avec bonheur les négociations de paix. Le 13 septembre, Arafat et Begin se sont serrés la main sous les yeux du monde entier. Bientôt le leader palestinien viendra à Gaza, à Jéricho, et il y aura des cris de joie dans les rues. Et qui sait? Ce sera la fin des tueries, de la haine entre Juifs et Arabes…

Oui, eux aussi, parfois, ils rêvent. Et s’inquiètent quand ils entendent, le 25 février 1994, la radio annoncer qu’un fanatique juif, Baruch Goldstein, a cru sauver le monde en tuant trente Palestiniens à grandes rafales de fusil automatique, dans la sainte mosquée d’Hébron, en pleine prière. Ce soir-là, Adel a dit à Ahuva: «C’est terrible. Et ce n’est pas fini. Hamas va vouloir se venger.» Il avait raison. Comme pour conjurer le sort, Adel et Ahuva ont décidé de se marier.

Il était temps: Ahuva était enceinte. Il lui a suffi, pour se convertir à l’islam, de prononcer les paroles consacrées: «Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohamed est son prophète.» Et les voilà mariés, en voyage de noces à Charm el-Cheikh, à s’aimer et à plonger dans les eaux de la mer Rouge. Une grande semaine de bonheur. La dernière.

Le 2 avril, ils sont de retour à Nazareth, pleins de projets et occupés à choisir la couleur de la chambre d’enfant. Le 6 avril, quelque part en territoire occupé, on confie à un adolescent trop pâle une Mitsubishi bleue, bourrée de 170 kilos d’explosifs, de bouteilles de gaz et de sacs de clous. Avec mission de déjouer les barrages militaires et de l’introduire en Israël.

Nous sommes au quarantième jour du deuil musulman, le temps de la célébration des morts, ceux du massacre d’Hébron, le temps de la vengeance. Raed le lycéen est sans doute fier et pressé d’agir. Lui aussi croit que pour sauver le monde, il faut le couper en deux et tuer l’autre moitié.

La veille, dans la jolie maison de Nazareth, Adel a remarqué l’air sombre d’Ahuva, réfugiée sur le balcon. Pourquoi a-t-il fallu qu’un jour plus tôt son frère, d’habitude si raisonnable, demande soudain à Ahuva: «Si tu meurs, où voudrais-tu être enterrée?» Une parole en l’air, stupide! Elle a répondu simplement: «Ici. Avec ceux de la famille.» Adel rejoint sa femme sur le balcon. Elle lui dit: «J’ai une mauvaise sensation. Un pressentiment.» Il la serre contre lui, impuissant.

e lendemain matin, à 5 heures, il se lève comme d’habitude, prépare le café et fait couler l’eau de son bain. A 7 heures, ils ont toutes les peines du monde à se quitter. «Elle m’a dit: « Tu es mon mari, mon père, ma mère, ma famille. Tu es tout ce que j’ai », raconte Adel. Je ne pouvais que répéter: « Prends garde à toi, mon amour ».» On s’est embrassé très fort. Et on s’est quitté.

Deux heures plus tard, elle l’appelle de son bureau à Afula, pour lui dire qu’elle ne se sent pas bien. Sans doute sa grossesse. Adel propose d’aller la chercher dès son travail terminé. A 11 h 15, elle lui laisse un message sur le répondeur: «Je rentre.» A l’amie qui l’accompagne vers l’arrêt d’autobus, elle demande: «Cela t’arrive, toi, d’avoir des pressentiments?»

A l’autre bout d’Afula, une Mitsubishi bleue dépasse la gare routière, franchit le grand carrefour et tourne à droite face au poste de police. A cet endroit, il y a deux stations-service et, un peu plus loin, un arrêt d’autobus devant une buvette et un grand eucalyptus. Un quart d’heure plus tôt, à la sortie de l’école, une trentaine d’enfants attendaient là. Il est midi trente, le bus numéro 340 de la compagnie Egged s’arrête pour prendre de nouveaux passagers.

A l’ombre de l’eucalyptus, des femmes et des hommes attendent. A la buvette, un gamin se hâte de payer son soda pour rejoindre le bus. Quelques mètres en arrière, au volant de sa Mitsubishi, Raed écrase l’accélérateur et vise l’avant du bus qu’il prend pour la porte du paradis des martyrs.

Dans son bureau, loin d’Afula, Adel se demande pourquoi Ahuva ne l’a pas encore appelé. Il sourit en pensant que, souvent, leurs lignes sont occupées, parce qu’ils ont cette envie commune et simultanée de parler à l’autre. Il ne sait pas que l’arrêt d’autobus d’Afula s’est transformé en un lieu sale, inhumain.

Le chauffeur a été décapité sur le coup, l’avant du bus a renvoyé le souffle de l’explosion vers le trottoir, là où se trouve un bloc de métal fondu, tout ce qui reste de la Mitsubishi de Raed. Le grand eucalyptus a brûlé, l’abri d’autobus n’existe plus. Autour, il y a des morceaux de chair calcinée, des membres arrachés et des flaques de sang sur la chaussée.

Un ambulancier pleure: «Mes mains sont pleines de sang, et il y en a même sur les roues de l’ambulance.» Une vieille femme dévêtue, noircie, est appuyée, hébétée, contre une clôture. L’enfant au soda a été projeté dans un jardin, à plusieurs mètres de là. A côté d’un cadavre qui fume encore. Les clous ont déchiré l’espace et les hommes. Déjà 7 morts et44 blessés. Les cris des sauveteurs, les plaintes des mourants, le hurlement des sirènes…

Les secours sont rapides, efficaces. Pour un infirmier qui reste là, choqué, la tête dans les mains, cent autres ont les gestes qu’il faut. Comme un scénario attendu, trop connu, inévitable. Déjà, quelques spectateurs hurlent: «Mort aux Arabes!» ou «Goldstein, roi d’Israël!», du nom du responsable de la première boucherie d’Hébron. Déjà, on emmène les blessés enroulés dans des couvertures.

A Nazareth, Adel a appris la nouvelle par la radio. Il est 13 heures… Où est Ahuva? Il commence à téléphoner aux hôpitaux. On prend son numéro; on promet de le rappeler:«Le temps passait. Je devenais fou!» A 17 h 45, un médecin finit par le rappeler: il reste une femme non identifiée à l’hôpital Rambam de Haïfa. Il fonce en suppliant Dieu que ce ne soit pas elle…

A la porte du service de réanimation, un chirurgien l’arrête: «On ne sait pas si c’est ta femme. Elle est brûlée au troisième degré sur 55% du corps. Traumatisme crânien. Deux mains brisées. Jambe droite arrachée au-dessus du genou… Le pronostic est très mauvais. Va.» Adel s’avance et ne voit rien, sinon «quelque chose» enroulée dans d’énormes bandages.

Le matin même, Adel a regardé Ahuva se passer le vernis rouge clair qu’il connaît bien. Il demande: «Je veux voir son pied gauche.» On découvre un bandage. Et il sanglote, la tête dans ses mains. Ensuite?

Dans son fauteuil, Adel suspend son récit et semble observer quelque chose, de l’autre côté de la fenêtre, sur une feuille au sommet d’un arbre du jardin. On l’entend respirer aussi douloureusement que sa femme sur son lit d’hôpital.

Plus tard, les infirmières raconteront l’arrivée de la famille d’Ashkelon, la sœur qui interroge Adel dans un couloir:
«Quelles sont tes relations officielles avec Ahuva? – Elle est mariée, convertie et enceinte de notre enfant.
– Tu sais ce que j’ai envie de faire? Te cracher à la figure. Ne monte pas dans la chambre, sinon mes frères vont te faire exploser le crâne.»

On racontera aussi le calvaire d’Adel, obligé de passer par une porte dérobée pour voir sa femme. Et les frères d’Ahuva qui le menacent: «C’est toi, Youcef? Cache-toi bien si tu veux la voir.» Et qui vont même jusqu’à essayer de faire bouger la main brisée d’Ahuva pour lui faire signer une annulation de mariage. Écœuré, le personnel médical soutient Adel et finit par appeler la police.

«Quand il pouvait s’approcher du lit et lui parler, c’était incroyable, raconte Hermann Khanor, un de leurs amis communs. Les aiguilles des moniteurs médicaux bougeaient. La température du corps d’Ahuva montait, son pouls s’accélérait. Quelqu’un a vu des larmes couler de ses paupières…» Après dix-neuf jours d’agonie, le médecin prévient Adel: septicémie, les reins sont bloqués. Ahuva se meurt.

Adel a refermé les yeux. «Au matin du 25 avril, j’ai tout essayé. Je lui racontais des histoires drôles, je sanglotais, je la suppliais: « Ahuva… Ne t’en va pas. On surmontera tout ça. Comme on a tout surmonté. Reste ici avec moi. Ahuva, je t’aime ».» Vers midi, il s’approche d’elle, très près: «J’ai respiré son dernier souffle.»

Quand les membres de la famille sont revenus, ils lui ont expliqué qu’ils ne pouvaient pas faire le deuil sans le corps de leur fille, qu’elle était musulmane, sa femme, et que lui seul pouvait les autoriser à l’enterrer chez eux, à Ashkelon, dans un cimetière juif. «Je ne ferais pas ça pour vous, a dit Adel. Mais je veux bien le faire. Pour elle.» Et il a signé.

Il n’était pas là le jour de l’enterrement. Il a bien fait. Un des oncles a dit: «Elle a épousé un Arabe. Dieu l’a punie. Il n’y a rien à ajouter.» Mais un des frères a confié: «Adel est un type bien. Dommage qu’on ne l’ait pas connu plus tôt.» Et une femme a dit, debout, devant la tombe: «Ahuva était heureuse.» Les journaux et la télé ont parlé de ce «drame judéo-arabe» au moment où les deux peuples se tendaient la main. Et puis un attentat à chassé l’autre et Israël a oublié.

Mais Adel a gardé ces centaines de lettres de soutien, d’Arabes et de Juifs mêlés: «Il y a un peuple extraordinaire sur cette terre! On ne peut pas le réduire à des actes d’extrémistes.» Lui, arabe-israélien, à mi-chemin entre Juifs et Palestiniens, a essayé d’abolir les frontières. Et il a échoué. Frappé deux fois, par la disparition de sa femme et de son enfant, tués par une voiture piégée conduite par un membre de son propre peuple. Parfois, il se demande: «Qu’est-ce que j’ai fait de mal? Rien. D’ailleurs, en hébreu et en arabe, Adel veut dire « le juste », et Ahuva, « l’aimée ».»

Aujourd’hui, une fois par semaine, Adel fait un long chemin pour aller, discrètement, s’asseoir une heure ou deux sur une tombe juive pour parler à Ahuva. Quand il fait nuit sur Nazareth. Adel regarde l’appartement, les tableaux et les bijoux de femme sur la table de chevet. «Je suis avec elle, tout le temps. Je touche ses habits, j’arrose ses plantes, je mange avec elle. Je vis Ahuva.»

Et Adel ne pleure plus. «Eux, ils ont son corps. Moi, j’ai recueilli son dernier souffle. J’ai son âme. Et son amour.»

 

 

Jean-Paul Mari

 

Publié à l’été 1994


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