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La grande route de l’Empire – Aux quatre coins de Calcutta

publié le 07/01/2007 | par Marc Epstein

La Grand Trunk Road se termine à Calcutta. «La ville de l’épouvantable nuit», selon Kipling, celle de l’intelligence, selon les Bengalis. On y aime le cinéma, et la misère y joue parfois une sombre comédie.


Certaines villes indiennes sont connues pour la beauté de leurs monuments, la douceur de leur climat ou la gentillesse de leurs habitants. Dhanbad, située à mi-chemin de Bénarès et de Calcutta, est connue, elle, pour ses tueurs.
Quand, à la tombée du jour, notre voiture atteint enfin cette cité minière, une coupure d’électricité a plongé les rues dans l’obscurité. De vagues formes architecturales, découpées dans la nuit étoilée, évoquent un décor de western particulièrement sinistre. La lumière des phares révèle des rues bordées, à défaut de trottoirs, par une épaisse poussière noire – du charbon, sans doute, que le vent aura transporté depuis les mines à ciel ouvert. Cantonné dans le hall, le personnel de l’hôtel Black Rock avait abandonné le reste de l’établissement à quelques patrouilles de rats, omniprésents dans les couloirs et dans les chambres. Cela suffit à couper la faim. De toute façon, le réceptionniste déconseillait de manger ou de boire: un estomac étranger ne peut que se révolter devant ces microbes, bacilles et autres germes qui hantent la région. L’homme mit aussi en garde contre les fusillades entre les bandes armées qui prétendent contrôler l’industrie du charbon. «On n’est jamais à l’abri d’une balle perdue.»

Si peu qu’il séjourne à Dhanbad, le visiteur se sent gagné par un sentiment irrésistible de tristesse. Comme s’il avait oublié au long du chemin ses motifs d’espérer. Et il comprend, alors, pourquoi ses habitants fuient cet Etat du Bihar pour aller peupler les bidonvilles de Calcutta, à treize heures de route. Pourquoi diable rester dans une région encore plus pauvre, en moyenne, que le Bangladesh voisin? Dans ces collines où les élections, malgré une démocratie parlementaire théoriquement en vigueur, se règlent entre gorilles armés, à la solde de chaque candidat? Dans ces villages où de jeunes enfants sont forcés de travailler, le dos cassé, dans l’obscurité des filatures de tapis, quand ils ne sont pas tout simplement vendus au plus offrant?
L’Etat du Bihar est le plus piteux de l’Inde. A leur retour, les rares touristes l’évoquent toujours avec une grimace, en se réjouissant d’avoir échappé aux bandits de grand chemin qui dépouillent les voyageurs le long des routes et à bord des trains. Mais le Bihar n’a pas toujours été si déprimant. Au iiie siècle avant Jésus-Christ, la dynastie Maurya régnait sur tout le nord du sous-continent depuis Pataliputra, devenue aujourd’hui Patna, la capitale régionale, au nord-ouest de Dhanbad. Attiré par la beauté du paysage, Bouddha resta de longues années près d’ici et atteint l’illumination sous un arbre, non loin de l’actuelle Grand Trunk Road, à Bodh-Gaya.

Région riche: grâce aux dépôts de limon du Gange, ses terres sont parmi les plus fertiles du pays. Dans les années 50, le Bihar était toujours le troisième Etat le plus prospère de l’Inde. A présent, une explosion démographique et une réforme agraire mal conçue ont placé la région sous la coupe de mafieux liés aux partis politiques et regroupés par caste. Et l’administration du moment n’administre plus grand-chose: en 1989, quand des émeutes éclatèrent à Bhagalpur, la police devait s’allier avec les hindous contre les musulmans. Près de 30 000 personnes se sont retrouvées sans abri. Le nombre des tués, on l’ignore.
En repartant vers l’est, on passe rapidement du Bihar au Bengale-Occidental. Ici commence une vaste zone industrielle, pratiquement ininterrompue jusqu’à Calcutta. Paysage d’usines aux cheminées crachant leur fumée noire comme autant de paquebots immobiles. Peinturé à la main, un panneau annonce l’ «embellissement» hypothétique d’un carrefour routier… On se croirait dans une province sinistrée de Roumanie avec, en prime, quelques palmiers. Sur les murs, le marteau et l’enclume, peints en rouge, rappellent que tout le Bengale vote communiste, Calcutta comprise.
Paradoxalement, Joseph Staline est pour beaucoup dans l’ouverture d’esprit des révolutionnaires locaux. Après l’indépendance, en 1947, le mouvement communiste indien est décidé à renverser le nouveau régime et ses dirigeants, «agents de l’étranger, alliés à la bourgeoisie occidentale». En 1950, Staline convoque à Moscou une délégation du PC indien, afin que ces camarades exotiques voient avec lui comment l’Union soviétique peut donner un coup de main à leurs projets. Lesdits projets révolutionnaires n’impressionneront guère le Petit Père des peuples, qui conseille de reporter la prise du pouvoir à plus tard. Et recommande, en attendant, de participer aux élections à venir. Les membres de la délégation ont obéi et, depuis, le PC indien respecte scrupuleusement les règles de la démocratie.
Au fur et à mesure que la voiture s’approche de Calcutta, capitale du Bengale-Occidental, notre chauffeur se montre de plus en plus agressif au volant. Pas de chance: Shekhar pratique l’un des sports fort appréciés sur les routes indiennes, le «chicken» (poule mouillée), où le jeu consiste à viser un véhicule roulant en sens inverse et à attendre la dernière fraction de seconde pour dévier de sa trajectoire; le premier qui tente d’éviter l’autre a perdu. Dans cette guerre des nerfs, certains conducteurs se laissent emporter, au sens propre comme au figuré, et la carcasse rouillée de leur véhicule, gisant au pied d’un pont ou au fond d’un fossé, témoigne de leur entêtement. Cela n’émeut pas Shekhar: piqué par la conduite imprévisible des autres, toujours occupés à éviter un nid-de-poule ou une vache sacrée, il a apparemment déclaré la guerre au reste du monde. Ayant évité de peu un camion-citerne marqué «highly inflamable – don’t kiss me, I am fire» (produits inflammables – ne m’embrassez pas, je suis brûlant), il baisa des doigts une statuette de Kali, effrayante déesse de la destruction dont Calcutta tire son nom, qui pendait de son rétroviseur. Comme la nuit tombait, il alluma ses phares, puis les éteignit régulièrement, convaincu, comme beaucoup d’autres, que seule cette précaution assurerait une longue vie à la batterie de l’auto. Vivants ou morts, nous n’en étions plus sûrs, nous sommes arrivés ainsi à Calcutta – le terminus de la Grand Trunk Road, et donc du voyage, commencé six semaines plus tôt près de la frontière afghane.
Avec l’anxiété de provinciaux découvrant la grande ville, intimidés par le bruit et la mauvaise humeur des passants, nous avons fini par trouver le Great Eastern Hotel, le préféré des journalistes de passage depuis que Rudyard Kipling y séjourna, il y a plus d’un siècle, comme envoyé spécial de son journal. Aujourd’hui, malheureusement, il règne dans les majestueux couloirs de ce palace une odeur fétide de chou bouilli, bien connue de ceux qui ont fréquenté l’hôtellerie russe pendant sa période soviétique. L’établissement a été nationalisé par le gouvernement régional, et son papier à en-tête indique son statut en grosses lettres, comme si la direction en tirait une sorte de fierté. Le jour de notre arrivée, un article de journal annonçait la vente du Great Eastern au groupe français Accor. Souhaitons que ses ingénieurs en chassent les mauvaises odeurs, sans trop dissiper les parfums plus anciens.

DOUZE MILLIONS D’HABITANTS?
Calcutta a été fondée en 1690 par Job Charnock, un officiel de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Dix-sept ans plus tôt, les Français avaient établi leur propre comptoir à Chandernagor, à une soixantaine de kilomètres plus au nord. Les ambitions de la France étaient purement commerciales; c’est la raison pour laquelle, sans doute, il ne reste pratiquement rien de sa présence. Au xviiie siècle, le marquis de Dupleix, nommé gouverneur par la Compagnie française des Indes, parvient pourtant à placer sous son influence une grande partie du Deccan. Mais le soutien de la métropole lui est refusé et il est rappelé à Paris. En 1763, à l’issue de la guerre de Sept Ans, le traité de Paris laisse cinq modestes comptoirs à la France, qui restitue les derniers à l’Inde indépendante en 1954. Au total, le drapeau tricolore aura flotté plus longtemps sur le continent indien que l’Union Jack britannique. Mais tout le monde, à commencer par les Français, semble l’avoir oublié.
On n’est jamais tout à fait prêt pour découvrir Calcutta. En pénétrant dans la ville par la Grand Trunk Road, à la sortie du célèbre pont Howrah, on s’imagine parfois dans les anciens docks de Londres, avant qu’ils soient transformés en centres commerciaux et en immeubles de standing. Mais il faut marcher au pied des façades arrogantes de l’époque impériale, parcourir les trottoirs et les allées de quartiers plus obscurs, pour mieux comprendre la ville. A condition de pouvoir se frayer un chemin…
Une promenade dans les rues prend en effet des allures d’épreuve olympique. Au bout de quelques minutes, l’étranger ne tente même plus d’esquiver les passants venant en sens inverse: il n’y a pas assez de place, tout simplement. Les trottoirs sont trop étroits pour accueillir, à la fois, sans-abri, employés en cravate, mendiants estropiés et vendeurs de breloques. La métropole compterait 12 millions d’habitants (personne ne peut fournir le chiffre exact); elle connaît surtout l’une des densités les plus élevées au monde (33 000 habitants au kilomètre carré, contre 23 000 à Paris, où les immeubles sont pourtant bien plus élevés).
Peu de visiteurs trouvent quelque chose d’aimable à dire de cette ville, devenue synonyme, de par le monde, de misère et de surpopulation. Sa situation à quelques kilomètres du tropique du Cancer fait qu’il y règne une humidité quasi permanente. En 1863, sir George Trevelyan invite le voyageur «à trouver, s’il le peut, un lieu moins accueillant que Calcutta». Kipling la déteste tellement qu’il l’appelle «la ville de l’épouvantable nuit». Un siècle plus tôt, Robert Clive de Plassey, fondateur de l’empire anglais des Indes, y voit «l’endroit le plus infâme de tout l’univers». Quant à Winston Churchill, il expliqua à sa mère qu’il était «heureux de l’avoir vue, pour la même raison que papa donnait en revenant de Lisbonne, à savoir qu’il serait inutile d’y retourner».
Les étrangers de passage peuvent dire ce qu’ils veulent, les Bengalis sont amoureux de leur cité. Ils vantent le cosmopolitisme de la population, son intelligence des choses et son ouverture d’esprit. Ils rappellent leur culture millénaire, dont la progression embrasse le cinéma. Calcutta est la Mecque des amateurs du noir et blanc qui mettent au-dessus de tout l’œuvre du célèbre (et regretté) Satyajit Ray. Des louanges pleuvent encore pour la propreté et la ponctualité du nouveau métro. Et on raille en riant ces villageois, venus en touristes, qui hésitent longuement avant de s’engager sur les escaliers mécaniques, par peur de tomber. Les citoyens de Calcutta se pressent à l’hippodrome, parodie de Deauville, ou plutôt d’Ascot, où les courses alternaient, le jour de notre passage, avec «Yellow Submarine», le morceau de bravoure des Beatles, interprété par un orchestre de chambre qui y mettait la même application que s’il jouait un quatuor de Mozart. Et, pour achever de vous convaincre que Calcutta ne se résume pas à la pauvreté et à la misère de ses bidonvilles, ils vous proposent une partie de golf, ou une balade le long de l’élégante Park Street, où les puissants viennent compléter leur stock de cigares.

LES FRUITS À LA MORGUE
C’est précisément dans ce quartier, où nous accompagnait Kaushiki, une dynamique mère de famille, éditrice à ses heures, que je sentis mes pas entravés par un tas de fagots, ou quelque chose de ce genre. En baissant les yeux, je découvris un mendiant, amputé des deux jambes, qui se déplaçait sur une planche de bois munie de roulettes, et dont une partie de la colonne vertébrale semblait sortir du cou. Il chuinta quelques mots d’anglais: «S’il vous plaît; j’ai faim.» Une femme portant un bébé se précipita alors vers nous, montrant du doigt le ventre du petit, et implorant une pièce de monnaie, n’importe laquelle, pour nourrir cet enfant chétif. M’étant allégé la conscience grâce à quelques billets, je rejoignis Kaushiki dans un taxi: «Vous savez, dit-elle, beaucoup de nécessiteux sont mutilés volontairement, dès l’enfance, pour accroître la générosité des passants. Et les bébés, ils sont en location dans les bidonvilles alentour: leurs mères les cèdent aux mendiantes pour 15 roupies par jour (3 francs). Tout le monde y gagne: la maman, qui a une bouche de moins à nourrir, et celle qui demande l’aumône, qui voit ses gains augmenter.»
Kaushiki s’amusait de nos réactions horrifiées. Je la soupçonnais d’en rajouter: «Tout le monde sait que les fleuristes volent leurs bouquets dans les cimetières! Tiens, vous voyez cet hôpital, là-bas? Longtemps, j’ai acheté des fruits et légumes au marché qui se trouve en face. Un jour, j’ai lu dans le journal que les marchands déposaient chaque soir leurs produits à la morgue de l’hôpital, afin qu’ils passent la nuit au frais. C’était peut-être un mensonge, inventé de toutes pièces, mais, quand on vit à Calcutta, on apprend à écouter les rumeurs les plus fantaisistes. Maintenant, je fais mes courses ailleurs.»
«Les fruits et légumes à la morgue? Oui, c’est parfaitement exact.» A l’Hôpital universitaire, Phanis Mandal, neurochirurgien réputé, confirma: «Et vous savez pourquoi ce n’est jamais arrivé dans d’autres hôpitaux? Leurs morgues ne sont pas réfrigérées.» Le Dr Mandal est un homme excédé. Un coup d’œil dans son établissement, et l’on comprend pourquoi. Un dépôt d’ordures accueille le visiteur à la porte d’entrée. Les égouts débordent. Dans un couloir de la maternité, cinq femmes ayant accouché la veille sont allongées sur un simple drap posé à même le carrelage. «Il y a quelques années, explique le Dr Mandal, nous menions ici des recherches de pointe. Mon service était montré en modèle aux dignitaires étrangers. A présent, nous manquons de tout. Le sang n’est pas toujours testé pour le sida. Les seringues jetables, quand elles existent, sont revendues par le personnel. Il y a quelques mois, tandis que je menais une délicate opération du cerveau, l’électricité a été coupée pendant cinquante minutes. Je ne comprends toujours pas comment le malade a survécu.» Dans d’autres établissements, des nouveau-nés ont été dévorés par des chiens.
Dans ce pays resté hypercentralisé, on a cessé de croire en l’Etat-providence. Les lépreux et les indigents se presseront longtemps encore aux portes des hospices de Mère Teresa.
Dans les services publics, on tend la main. Prof d’école, éboueur, releveur de compteurs d’électricité ou inspecteur des impôts, tout fonctionnaire peut s’acheter. Le maire de la ville, Prasanta Chatterjee, hausse les épaules: «La corruption existe partout.» Il parut agacé quand il comprit que ses pieds nus étaient visibles sous son bureau. Comme nous lui demandions s’il ne s’identifiait pas parfois au capitaine d’un vaisseau qui sombre, il réfléchit un peu et éclata de rire: «Chef de la municipalité de Calcutta… C’est sûr, il vaut mieux ne pas être cardiaque!»
Dans son petit appartement tout sombre, au cœur d’un quartier populaire, une vieille dame rondelette incarne humblement une certaine âme de ce pays. Critique littéraire, responsable d’un orphelinat, brahmane et militante pour la tolérance religieuse, Gouri Ayyub s’avoue très pessimiste: «Je me répète tout le temps la phrase de Tagore: “C’est un péché que de perdre la foi en l’homme.”» Elle se redresse: «Garder la foi en l’homme, c’est difficile. Chaque Indien garde une force morale individuelle, mais il ne l’applique guère à ses rapports avec autrui. Logique: la morale collective, c’est un concept que Gandhi et les Britanniques nous ont apporté. En fait, il nous est étranger. Un hindou, par exemple, ne voit aucun mal à tromper un inconnu pour le bien de sa famille: l’hindouisme ne s’intéresse qu’au salut individuel. Pas à la vie en société.»
La Grand Trunk Road se termine, à Calcutta, dans le jardin botanique. Très exactement, sous un figuier si immense et tentaculaire qu’il pourrait être une forêt à lui tout seul: ses branches s’élèvent à 30 mètres et s’étendent, soutenues par des poteaux métalliques, à plus de 300 mètres du tronc. C’est un spectacle bizarre, qui laisse rêveur. Le «Bhagavad-Gita» évoque un arbre semblable, qu’il faut couper «avec la hache du détachement», explique Krishna à Arjuna, pour échapper à ses propres illusions.
Conquérir cette «hache du détachement», c’est le défi que les Indiens lancent à chacun de leurs hôtes – passer, observer, et surtout ne pas juger. Car, ici, la morale est par essence individuelle. Et l’homme, quoi qu’il dise, toujours seul.

Fin

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