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 Asie• Inde

La grande route de l’Empire – Des taches sur le Taj Mahal

publié le 07/01/2007 | par Marc Epstein

A bord d’une vieille Ambassador, entre les ruelles de Delhi et les tombes coloniales de Kanpur, halte chez un psychanalyste, un intouchable millionnaire, et au mausolée d’Agra, sali par les usines…


L’ombre sied à Delhi, qui se visite à la nuit tombée. Alors, seulement, la capitale indienne se révèle. Sur les trottoirs, au pied des façades fières léguées par l’Empire britannique, dorment des familles entières, blotties sous des bâches. Il y a trois jours, ou il y a dix ans, ces malheureux ont quitté leur village à la recherche d’un gagne-pain introuvable là-bas…
Cette population-là ne fait aucun bruit et, dans les rues comme dans les allées étroites des bidonvilles, ce silence épais surprend – avec une légère pointe d’angoisse. Tout juste entend-on un souffle lourd, du fond d’une ruelle: un chauffeur de taxi, écrasé de fatigue, sommeille, allongé sur la banquette arrière de sa voiture.
Dans la vaste gare, les dormeurs forment comme un véritable tapis humain qui recouvre quais, escaliers et couloirs d’accès. Agitant la chaleur moite de leurs ailes, des corbeaux survolent parfois cet enchevêtrement de corps presque nus au milieu desquels viennent se glisser des bandes de rats affamés.
Vers 5 heures du matin, quand l’aube se lève enfin, les sans-abri de Delhi sortent de leur torpeur. Alors on les découvre, plus nombreux encore que tout à l’heure, jaillissant des porches, en grappes sur les toits, envahissant le terre-plein des grandes places. Par centaines, par milliers. Dans la lumière du petit jour, une bonne partie de la population masculine vient ensuite se soulager dans le caniveau, le postérieur à l’air, superbement indifférent au regard des
passants (combien de touristes, visitant le pays pour la première fois, ont-ils découvert cet étrange… visage de l’Inde?). Ce comportement désespérait Gandhi, qui le tenait pour «une mauvaise habitude nationale, si intégrée aux mœurs qu’elle défie malheureusement toute tentative de réforme».

LE CUREUR D’OREILLES
Leurs besoins satisfaits, les hommes se rassemblent en petits groupes autour des pompes à eau, où s’effectue, avec un soin parfois maniaque, la toilette du matin. Lentement, la circulation reprend ses droits et les trottoirs retrouvent leurs commerçants. Le marchand frotte les fruits et légumes de son étal afin qu’ils brillent davantage; le coiffeur assoit son premier client sur un tabouret souvent bancal; le cureur d’oreilles prépare ses aiguilles barbares munies, au bout, d’un crochet de métal…
Dans un des quartiers ombragés où vit une bourgeoisie à la fortune ancienne, Sudhir Kakar se prépare aussi pour une nouvelle journée. Kakar, l’un des deux psychanalystes de Delhi, reçoit dans un petit bureau du rez-de-chaussée, aux murs tapissés de livres et de souvenirs de voyage. Sur le divan, ses patients, issus du meilleur monde, confessent pêle-mêle souvenirs d’enfants et problèmes d’adultes. «Nous ne procédons pas tout à fait comme en Occident, explique le psy. La plupart de mes clients, s’ils sont angoissés, ont rendu visite à un exorciste avant de venir me voir. Moi, ils m’assimilent plutôt à un gourou; souvent, ils me présentent à leurs parents, à leurs enfants, et même à leur famille lointaine.» La famille se comprend au sens large, ici. Aïeux ou parents par alliance vivent souvent sous le même toit que les générations plus jeunes.
«Mais nos coutumes évoluent, constate Kakar. Pendant longtemps, le père et le fils dominaient la famille. Maintenant, au sein de l’élite urbaine, ce sont le père et la mère, souvent, qui détiennent l’autorité. Le lien très fort qui unissait autrefois femme et belle-mère s’estompe lui aussi peu à peu. Les jeunes sont moins respectueux des anciens; ils sont plus égoïstes et moins compatissants. C’est l’Occident qui nous arrive…» Est-ce inéluctable? «Je suppose que oui, mais comment savoir? En Chine et au Japon, l’explosion de l’économie a bouleversé les structures traditionnelles de la société. A présent, beaucoup réclament là-bas un retour au mode de vie confucéen. L’Inde connaît quelque chose de semblable. Depuis quelques années, une partie de la bourgeoisie urbaine accorde ses voix aux partis politiques hindouistes, dans l’espoir que ces derniers assurent le développement économique sans bousculer l’ordre social ancien. Je ne sais pas où cela nous mènera…»
L’évolution de la société et des mœurs apparaît nettement dans les villes. Les fabricants de téléviseurs Onida ont fondé leurs campagnes de publicité sur le sentiment de jalousie qu’éveillerait «chez les voisins» la possession de l’appareil. L’affiche montre un petit diable à la queue fourchue – personnage d’ailleurs peu conforme à la tradition hindoue – caressant du bout des doigts un magnifique poste de télé. Dans ce pays du tiers-monde où Gandhi prêcha longtemps l’autosuffisance et le renoncement, et où seuls quelques maharajas affichaient autrefois ostensiblement leurs richesses, chercher à éveiller l’envie autour de soi est un désir plutôt récent…
A Delhi, à condition de savoir se débrouiller, on trouve des taxis qui iraient au bout du monde – si les mécaniques le permettaient – pour 5 roupies au kilomètre (1 franc). Nous étions moins ambitieux, simplement désireux de suivre, au prix d’une infidélité provisoire à la Grand Trunk Road, la chaussée historique de Chir Chah Souri, construite au xvie siècle et qui mène, 200 kilomètres plus loin, au Taj Mahal. Pour ce trajet de cinq heures, nous étions entre les mains d’un chauffeur nommé Jawaharlal Singh: «Je porte le même prénom que Nehru, dit-il en se présentant, mais je ne suis pas aussi intelligent que lui.» Comme pour enfoncer le clou, il avait posé sur le pare-chocs arrière de la voiture un autocollant au message révélateur: «Conçue par ordinateur, construite par un robot, conduite par un crétin.»
S’il existait une Société protectrice des automobiles, Jawaharlal Singh s’attirerait quelques ennuis. Sa victime était une Ambassador, pas du tout «conçue par ordinateur», mais copie fidèle d’une Morris Oxford britannique de la fin des années 40. L’Ambassador n’est pas un chef-d’œuvre technologique. Elle ne manque pourtant pas de mérites, dont le principal est d’être le véhicule le plus répandu sur les routes du pays. Elle est donc conseillée pour les trajets au long cours, car elle seule pourra être réparée dans les villages – avec de vraies pièces détachées ou, le cas échéant, avec trois bouts de ficelle et deux chiffons. Jawaharlal démarrait en deuxième, provoquant un tremblement maladif de la carrosserie jusqu’au moment où les roues se mettaient lentement à tourner, laissant derrière nous un épais nuage d’une noirceur bleutée… Ayant atteint 20 kilomètres à l’heure, il passait directement en quatrième. Il n’aimait pas sa voiture, qui le lui rendait bien, et regrettait l’époque où il conduisait d’énormes camions. On le comprend: plus on est gros, sur les routes indiennes, moins on a de soucis. Le Code de la route (non écrit) prévoit, par ordre décroissant de priorité: poids lourds, fourgonnettes, voitures, tricycles à moteur, scooters, vélos, piétons. Les ours de foire que des forains promènent parfois le long des routes, pour amuser les touristes, ne sont pas prévus. Quant aux vaches, divinités ruminantes, elles ont naturellement priorité sur tout le monde. De temps à autre, l’une d’elles vient vérifier sa toute-puissance en se plantant sur la chaussée. Dans le petit village de Katfori, une de ces capricieuses s’était installée, précisément, au milieu de notre route. En voulant l’éviter au dernier moment, un routier qui nous précédait donna un coup de volant trop brusque: son camion vint s’écraser contre la façade en béton d’une maison de deux étages, faisant s’effondrer un balcon. La cabine du véhicule était plissée par le choc comme un soufflet d’accordéon. A un des curieux qui contemplaient le spectacle, je demandai: «Rien de grave? – Non, non, dit-il d’une voix rassurée. La vache n’a rien.»

«LE MANCHESTER DE L’INDE»
Les photos ne rendent pas justice à Agra et à son Taj Mahal, le splendide mausolée qui a fini par symboliser l’Inde aux yeux du reste du monde, à l’image de la tour Eiffel en France ou de la statue de la Liberté aux Etats-Unis. Il faut visiter ce monument aux différentes heures de la journée, sans trop se presser, pour voir les ombres caresser sa blanche façade. Ces dernières années, hélas! le marbre célèbre jaunit peu à peu, victime de la pollution. Affolées, les autorités ont ordonné la fermeture de centaines d’usines dans la région, créant des tensions, à Agra, entre ouvriers de l’industrie menacés de perdre leur emploi et employés du tourisme. Ceux-ci sont naturellement décidés à protéger un site qui attire en moyenne, chaque jour, 2 000 touristes étrangers lestés de dollars. Une manne pour cette armée de guides, de vendeurs à la sauvette et de conducteurs de vélo-pousse.
Les billets verts, en grosses coupures, ce n’est pas ce qui manque à Hari Krishan Pippal. S’il n’était pas né indien, cet homme rigolard au regard vif aurait pu être pied-noir. Devenu en quelques semaines l’un des personnages les plus célèbres d’Agra, son histoire est un indicateur, un de plus, de la lente transformation de l’ancien ordre social.
Agé de 43 ans, Pippal est fabricant de chaussures. En ces terres de vaches sacrées, le travail du cuir est réservé aux musulmans et aux intouchables. Pippal est un intouchable, né dans ce groupe humain dont les membres constituent environ 15% de la population et descendent des autochtones inassimilés à l’époque des invasions aryennes. Ils sont en bas de l’échelle hindoue des castes – si bas, d’ailleurs, qu’ils ne constituent même pas une caste au vrai sens du mot. L’instauration de quotas, supposés encourager leur promotion sociale, a bien eu quelques effets; il arrive même que, dans un village, les maisons des intouchables soient les seules construites en brique, tandis que les brahmanes, de haute caste, se contentent de torchis… Mais la plupart d’entre eux continuent d’exercer, dans la misère et le mépris, les professions qui leur sont abandonnées: tanneurs, cordonniers, vidangeurs, balayeurs, fossoyeurs…
Dans la famille Pippal, on est cordonnier de père en fils, depuis toujours. Mais «H K», comme il aime qu’on l’appelle, voulait en apprendre davantage. Adolescent, il assiste aux cours du soir et assimile quelques notions de comptabilité. Longtemps snobé par les banquiers, qui préfèrent traiter avec leurs agents habituels, de caste supérieure, il doit sa fortune à son talent et… au culot. L’an dernier, il parvient à attirer dans son atelier le PDG américain des célèbres Hush Puppies (connues en France sous le nom de Clarks). Dan West, venu tout exprès de Delhi, pensait trouver une usine ultramoderne, capable de produire ses modèles à bas prix pour l’exportation. Il déchante en apercevant le petit local où travaillent les ouvriers de la maison Pippal, accuse son hôte de lui avoir fait perdre son temps et part visiter le Taj Mahal. Pris de remords, il laisse en souvenir une paire de chaussures au dessin élaboré, en cuir pleine peau.
Quand il revient, deux heures plus tard, dire au revoir à «H K», il découvre… une deuxième paire, rigoureusement identique à celle qu’il venait d’offrir, écusson Hush Puppies inclus. Et signe un contrat sur-le-champ. Auparavant, dans des conditions aussi rocambolesques, Pippal était devenu fabricant pour la marque Bata.
Fortune faite, Pippal entend ne se priver en rien. Pas peu fier, il nous invite dans la maison qu’il s’est fait construire dans un des quartiers chics d’Agra, où ne vivaient jusqu’à présent que les membres des castes les plus élevées. Marbre rose au sol du salon, bâti sur différents niveaux. Mobilier confortable, avec de curieux fauteuils ouvragés comme des trônes. Le maître de céans sert du whisky Black Label, ajoutant d’un air entendu: «Je connais les convenances.» Il s’est rendu à plusieurs reprises en Allemagne, où il a logé chez un confrère: «Au début, soupire-t-il, je n’étais pas germaniste.» Malgré ce handicap, les deux cordonniers passèrent de longues heures à manipuler amoureusement des chaussures de toutes formes, comparant outils et techniques. Outre-Rhin, Pippal découvrit que les Occidentaux nettoyaient eux-mêmes les cuvettes des toilettes – tâche réservée, dans son pays, aux seuls intouchables: «Cela m’a beaucoup impressionné.» Du coup, à son retour, il impose à sa femme et à ses cinq enfants de faire chacun sa chambre.
La «success story» de Pippal ne plaît pas à tous. Une fois la maison d’Agra achevée et sa famille installée dans le nouveau foyer, des voisins, furieux de devoir côtoyer un intouchable, ont tiré des coups de fusil dans les fenêtres, puis muré la porte d’entrée. Dans les huit jours, Pippal achetait trois chiens de garde et entourait son jardin d’un mur de 4 mètres de haut: «Maintenant, je suis tranquille.» Peu à peu, le climat s’est transformé: «Quelques personnes du quartier me rendent parfois visite. Nous sommes invités au mariage de leurs enfants. Mais, au fond, je ne crois pas que leur mentalité ait changé. Ils me conseillent tout le temps de changer mon nom de famille, car le mien est un nom d’intouchable.»
Pippal est resté fidèle à son patronyme… et à son ancienne rue, aussi, où il retourne régulièrement: «Mon rêve le plus fou, ce serait de construire une deuxième maison, comme celle-ci, et de l’offrir à un enfant intouchable que j’adopterais. Je veillerais à ce qu’il aille dans les meilleures écoles, afin qu’il puisse, plus tard, apprendre à d’autres. L’éducation, c’est la clef de tout.»
A Kanpur, l’étape suivante, Jawaharlal Singh, le chauffeur sadique, abandonna ses passagers grognons dans un hôtel approximatif où, pour l’équivalent de 50 francs, on nous indiqua deux chambres, éclairées comme pour une veillée funèbre, ce qui évitait l’examen rapproché de taches suspectes entrevues sur les draps. Notre arrivée dérangea les occupants habituels des lieux, une colonie disparate d’animaux rampants (ou volants, ou les deux) qui manifesteraient plus tard leur déplaisir. Dans mes rêves, cette nuit-là, je revécus une terreur d’enfance, au zoo de Vincennes, quand je vis pour la première fois les monstrueux cafards du vivarium.
Kanpur est une grande ville industrielle aux habitants toujours pressés. Des émeutes y opposent régulièrement, dans les faubourgs les plus pauvres, hindous et musulmans, quand ce ne sont pas des membres de castes devenues rivales. Le problème de fond, ce n’est pas un conflit religieux, c’est l’accroissement du chômage. Dans ce «Manchester de l’Inde», comme on l’appelle, la dure loi des réformes en cours met à mort les entreprises non rentables. Elles ferment leurs portes, laissant sans emploi des milliers d’ouvriers, souvent peu qualifiés. Conséquences de la perte du marché soviétique et de la nécessité de remettre l’économie indienne à flot.
Les touristes britanniques, nombreux à passer au moins une nuit à Kanpur, viennent ici pour découvrir les vestiges du temps où la ville se nommait Cawnpore (ou Cawnpour, dans la graphie française). C’est ici qu’eut lieu, en 1857, l’un des épisodes les plus sanglants de la «première guerre d’indépendance», selon l’expression indienne, que les Anglais appellent toujours la «grande mutinerie»…

LA TUERIE DE CAWNPOUR
La révolte éclate d’abord au Bengale, au début de 1857, déclenchée par le zèle excessif des missionnaires anglicans, pressés de convertir les «natives», et aussi par le manque de psychologie des officiers de Sa Majesté, qui heurtent les convictions religieuses des soldats. A partir du mois de mai, des insurrections ont lieu un peu partout; les Anglais ne disposent pas d’une armée suffisante pour tenir un pays aussi vaste. A Cawnpour, les rebelles s’emparent de la forteresse et de sa garnison. A l’issue d’un siège de plusieurs semaines, dans la chaleur torride de l’été, tous les «sahibs» sont massacrés, avec femmes et enfants. Les représailles des troupes britanniques, à travers le pays, seront de la même cruauté.
A l’endroit de la tuerie se dresse aujourd’hui une belle église de style néogothique, qu’entoure un jardin tranquille et bien entretenu, où jouent les écureuils. Muet, un gardien voûté fait visiter les lieux. De petits monuments de pierre marquent l’emplacement des tranchées creusées par les Anglais encerclés. Le «Murray’s Handbook» de 1926, sorte de guide Baedeker ou Michelin de l’époque, indique que l’église «a été construite en vingt ans, grâce à une souscription nationale». A l’intérieur, sur les murs, le long de la nef et autour du chœur, des plaques de marbre blanc portent, gravés, les noms des victimes. Plus d’un millier.
C’est un endroit curieux, hanté par ses morts étranges, ces chrétiens venus d’une île si lointaine… Dans l’Inde d’aujourd’hui, tout cela paraît dérisoire. Pourtant, comme le veulent les meilleures traditions locales, le site est resté intact. Et personne n’a songé à présenter une version «indienne» des événements de Cawnpour.

Lire tous les articles de la série « la route de l’Empire »

La grande route de l’Empire: Les fantômes du Pendjab
La grande route de l’Empire – Des taches sur le Taj Mahal
La grande route de l’Empire – Le progrès plane sur Bénarès
La grande route de l’Empire – Aux quatre coins de Calcutta


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