La grande route de l’Empire: Les fantômes du Pendjab
Après le Pakistan, c’est un double visage de l’Inde qui s’offre au voyageur. L’Inde des sikhs et du Temple d’or, qui a résisté à la guerre civile. Et Chandigarh, cette étrange cité rêvée par Le Corbusier, qui suinte l’ennui.
Entre le Pakistan et l’Inde, la frontière se franchit à pied. Encore ce «privilège» est-il interdit aux ressortissants de ces deux pays ennemis, qui doivent, eux, prendre un train dont les retards dépassent parfois vingt-quatre heures. Un délai qui les prépare à devoir subir, d’un côté comme de l’autre, contrôles, fouilles, insultes et racket des douaniers.
Dans un minibus qui ne tient plus que par la rouille, l’étranger, lui, rejoint Amritsar, la plus grande agglomération du Pendjab et le sanctuaire majeur de la religion sikh – le «bassin de nectar», nom poétique donné à l’étendue d’eau qui enserre le magnifique Temple d’or, principal site sacré du sikhisme. Un lieu hors du temps que cet écrin de marbre blanc, régulièrement arrosé d’eau de rose fraîche aux pieds nus des visiteurs. Et qu’anime, toute la journée et une partie de la nuit, la voix d’un officiant psalmodiant au micro des versets du «Granth Sahib», le livre sacré.
Adeptes d’une religion fondée au xvie siècle, et qui se veut un syncrétisme de l’islam et de l’hindouisme, les sikhs – reconnaissables à leur barbe et à leur turban – représentent 13 millions des quelque 850 millions d’habitants de l’Inde. Longtemps persécutés, ils ont développé, au fil du temps, une tradition militaire. D’où cette allure fière, et ce nom, Singh (lion), qu’ils portent tous.
Voilà deux ans encore, leur région se trouvait déchirée par une meurtrière guerre civile, menée contre les autorités indiennes par les séparatistes armés. Ces derniers réclamaient la création d’un Etat indépendant, le «Khalistan», «pays des purs». Les affrontements auront duré dix ans. Aujourd’hui, les problèmes demeurent mais, grâce aux «méthodes» musclées de la police, un semblant de normalisation s’est établi.
Les touristes sont donc de retour dans ce Temple d’or qu’ils désertaient depuis 1984. L’année où l’armée indienne, au prix d’un assaut sanglant, écrasa un groupe d’insurgés. Cinq mois plus tard, l’opération devait provoquer en vendetta la mort d’Indira Gandhi, Premier ministre, assassinée par ses propres gardes du corps sikhs.
Tout guerriers qu’ils sont, les sikhs prônent l’amour du prochain et l’esprit de tolérance. Ils accueillent et nourrissent gracieusement les voyageurs qui se rendent dans leurs «gourdwaras» (temples sacrés). Mais cette tradition d’hospitalité a été récemment mise à rude épreuve. A Amritsar, 20 000 personnes en moyenne sont logées et nourries chaque jour. Dont une centaine d’Occidentaux. Pour Amarjit Singh, l’un des responsables du Temple d’or, c’est peut-être déjà trop: «Nous avons, dit-il, un problème d’ordre culturel avec vous: vos coutumes sont différentes des nôtres. Beaucoup d’Américains et d’Européens ne voient dans ces lieux qu’une simple étape touristique, sans retenir sa dimension religieuse. Prenez le tabac: traditionnellement, les sikhs n’ont pas le droit de fumer. Dans un temple, la vision d’un mégot ou l’odeur d’une cigarette sont sacrilèges. Pourtant, malgré nos mises en garde, les Occidentaux qui séjournent ici fument parfois en cachette dans leur chambre. Et puis, certaines femmes, surtout les Italiennes, se promènent en minijupe. Certains couples font l’amour dans les dortoirs… Tout cela choque la grande masse de ceux, adeptes d’autres religions ou simplement attirés par notre main tendue, qui se promènent nombreux ici.» Interdire l’accès à une catégorie de visiteurs irait à l’encontre des enseignements de la religion sikh. Après une longue réflexion, les gardiens du temple ont donc décidé d’isoler les Occidentaux.
L’anecdote prêterait à sourire si elle n’était pas si révélatrice. Car l’Inde est un miroir pour l’Occident. A son matérialisme capitaliste elle oppose une société dite «socialiste», et où – pour combien de temps encore? – les dieux sont aussi omniprésents. Hindous, musulmans ou bouddhistes, les autres visiteurs du Temple d’or d’Amritsar se côtoient dans le respect du sacré. Les Occidentaux, eux, s’éloignent ostensiblement de ces valeurs, qui fondaient autrefois leur morale. Est-ce le signe avant-coureur de ce qui attend la société indienne?
«ILS ONT TUÉ RAM SINGH»
Ici, les réformes en cours, qui adaptent l’économie aux lois du marché international, ouvrent davantage le pays sur l’extérieur. La misère est telle qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de le regretter. Mais le sous-continent est l’un des derniers endroits de la planète où le destin d’un homme soit pratiquement déterminé à sa naissance par son appartenance religieuse, et surtout par sa caste. Comment imaginer que ce système puisse résister au consumérisme en vigueur dans le reste du monde? Dans les villages, où bat le vrai cœur de l’Inde, des antennes satellite coiffent le toit de certaines maisons… L’avenir du sous-continent, c’est peut-être cela: un mélange hybride de modernité et d’enluminures pieuses. Cocktail parfois difficile à avaler, dans ce pays en partie à la pointe du progrès – il fabrique d’excellents ordinateurs, et des montres à quartz souvent plus fiables que les modèles suisses – mais où l’on peut entendre un étudiant affirmer: «Les Pakistanais sont répugnants parce qu’ils mangent des vaches.»
Parcourir la Grand Trunk Road permet d’observer combien le Pendjab a été béni des dieux. Rédigé en 1849, ce rapport de l’administration britannique soulignait déjà ses richesses naturelles: «Adossée aux contreforts de l’Himalaya, cette bande de terre, large de 50 à 80 miles (de 80 à 130 kilomètres), irriguée par les eaux de la montagne, connaît une fertilité sans équivalent dans l’Inde septentrionale. (…) Bien que les arbres et les éléments pittoresques en soient absents, elle est composée de villages importants, où vivent des paysans travailleurs et habiles de leurs mains.»
Rien n’a changé. Le retour d’un certain calme politique attire à nouveau au Pendjab (le «pays des cinq rivières») les habitants des régions les plus pauvres, qui l’avaient un temps déserté. Contre menue monnaie, ils se chargent des tâches les plus éprouvantes. Dans les rizières, où s’abritent hérons et poules d’eau, on les voit, repiquant les plants sous le soleil, de la boue jusqu’aux genoux.
A Jullundur, à 80 kilomètres plus à l’est, vivait Ram Singh, un journaliste arrêté par la police indienne il y a deux ans et demi. Depuis, on est sans nouvelles de lui. A l’initiative de Reporters sans frontières, L’Express parraine Ram Singh. Les lettres et demandes d’information à l’ambassade de l’Inde à Paris demeurant sans réponse, nous espérions retrouver sa trace au siège d’ «Ajit», le grand quotidien de la région où il travaillait.
«Ils l’ont tué.» D’une phrase, Bajinder Singh, le rédacteur en chef, dissipa illusions ou doutes. Depuis trente mois, nous parrainions un mort.
Ram Singh a été arrêté le 3 janvier 1992, alors qu’il se rendait à son travail. Plusieurs témoins l’ont ensuite vu dans un poste de police. Les autorités lui reprochaient d’avoir révélé, dans un de ses articles, les noms d’officiers ayant «fabriqué» les aveux de plusieurs jeunes suspects. «Pour avoir fait son métier, Ram Singh est le premier journaliste tué ainsi au Pendjab», explique Bajinder Singh. Un avertissement à l’intention de confrères trop curieux, qu’adresse une police indienne prompte à censurer ou à saisir les journaux qui la gênent. «Le gouvernement ne nous aime pas», ironise Bajinder Singh. «Mais, ajoute-t-il en un défi timide, notre journal est le plus lu dans la région.»
C’est donc cela, «la plus grande démocratie du monde»? Bajinder Singh esquisse un sourire: «Pour le moment, oui. Comme journalistes, tant que nous ne donnons pas trop de détails, nous sommes relativement libres de rendre publiques les atteintes aux droits de l’homme. Comme citoyens, lors des élections, chacun de nous s’exprime librement – un homme, une voix.»
Au village de Biling, dans la maison de Ram Singh, la famille conserve dans un placard les exemplaires de journaux qui évoquaient l’affaire, ainsi que la photocopie d’une lettre signée de plusieurs membres du Congrès américain. Sa femme et ses deux enfants le croient encore vivant. Ils l’affirment, mais, en même temps, leur regard raconte une autre histoire.
De toutes les villes de l’Inde, Ludhiana peut se flatter d’un privilège très recherché: une mention dans le Livre Guinness des records. Les Indiens, qui font pourtant souvent les choses à moitié, sont des fanatiques de cet ouvrage, bible annuelle de l’exploit et du délire. L’homme le plus petit au monde (57 centimètres), l’homme aux moustaches les plus longues (2,38 m), l’homme aux ongles d’orteil les plus longs (4,25 m)… Tous sont Indiens et, chaque année, de nouveaux anonymes risquent leur vie dans l’espoir d’apparaître comme celui «ayant avalé le plus de cuillers» ou qui «a survécu au plus grand nombre d’accidents de la route». A Ludhiana, plus prosaïquement, c’est l’usine locale de vélos qui se trouve être la plus grande du monde.
Les bicyclettes Hero, omniprésentes sur les routes indiennes, sont fabriquées ici. Production: près de 4 millions l’an dernier, dont 350 000 pour l’exportation. Vijay Munjal, responsable du marketing, reconnaît que le marketing, précisément, n’est pas un problème: «Dans ce pays, il suffit de produire autant de bicyclettes que vous le pouvez; elles seront, de toute façon, vendues. Si je le pouvais, j’augmenterais la production de 20% et je vendrais toujours 100% du stock. Les besoins sont tellement immenses…» Environ un Indien sur dix est propriétaire d’un vélo. Son coût, modéré (par rapport aux critères occidentaux), est encore trop élevé pour la plupart d’entre eux. Ainsi, un modèle de base revient à 800 roupies (160 francs). A quelques roupies près, cette somme correspond au salaire mensuel des ouvriers les moins bien payés de l’usine… L’entreprise produit aussi cyclomoteurs et motocyclettes. En 1956, elle fabriquait 25 vélos par jour. Et affiche, à présent, un chiffre d’affaires annuel de 370 millions de dollars (plus de 2 milliards de francs, motos incluses). Un succès qui doit tout à la famille Munjal: ses membres règnent sans partage sur la société, à la manière des dynasties industrielles de l’Europe du siècle dernier. Paternaliste et fière de l’être, Hero «décourage» la création du moindre syndicat. Ses employés vouent un véritable culte aux dirigeants: Vijay Munjal, la trentaine, n’a jamais osé serrer la main de son père…
La Grand Trunk Road évite l’invraisemblable ville de Chandigarh. Pourtant, elle méritait le détour. Dans la plupart des agglomérations indiennes règnent à l’excès le bruit, le chaos, la foule. Chandigarh est à l’inverse: larges avenues, maisons individuelles dignes des plus belles banlieues françaises, verdure et grand calme… Of course! C’est Le Corbusier qui l’a conçue. «Ce sera un grand village en brique», disait l’architecte franco-suisse, disparu sans connaître son œuvre achevée. Il la voulait différente de Paris, de Londres ou de New York. Comparaisons trop flatteuses? Voire. Après la partition de l’Empire et l’abandon de Lahore au Pakistan, en 1947, il fallut créer de toutes pièces une nouvelle capitale au Pendjab. Le père de l’Inde indépendante, Jawaharlal Nehru, confia très vite cette grande plaine nue à l’imagination de ce visionnaire, apôtre, comme lui, de la modernité.
Depuis, la «cité de la déesse Chandi» semble oubliée des hommes… En 1966, un nouveau découpage du Pendjab plongea la ville dans un no man’s land administratif dont elle ne s’est jamais remise. Chandigarh a désormais trois statuts qui se télescopent: territoire de l’Union, elle jouit d’une relative autonomie. Capitale du Pendjab, elle l’est également de l’Etat voisin de l’Haryana, ancienne province du «grand Pendjab» d’autrefois. A force d’appartenir à tout le monde, Chandigarh n’intéresse plus personne, sauf peut-être ses habitants, heureux de profiter d’une agglomération qui, malgré les outrages du temps, est restée propre et saine.
Les Indiens sont très fiers de Chandigarh, considérée par beaucoup comme l’une des plus belles réalisations architecturales du pays, toutes époques confondues. A la municipalité, les responsables de l’urbanisme semblent soucieux de préserver le grand œuvre qui leur a été légué. Ils observent une fidélité maniaque aux plans originels, même crayonnés, du maître ou, ce qui est plus grave, d’un de ses assistants. Immobilisme fétiche qui fige l’évolution et, hélas! favorise l’apparition de bidonvilles.
Chandigarh a été conçue à la manière d’un corps humain. Au nord, la «tête» réunit les bâtiments de l’administration et du parlement de l’Etat. Plus au sud, les «bras» sont dévolus à l’éducation, d’une part, et à l’industrie, d’autre part. Chacun est séparé par un «tronc», où les quartiers d’habitation, rebaptisés «unités de voisinage», sont quadrillés de grandes artères se croisant à angle droit.
Soyons franc: tout suinte l’ennui.
L’âge – un demi-siècle depuis la pose de la première pierre – n’est pas seul en cause. «Je vis ici depuis 1965, explique Namita Singh, elle-même architecte, installée sur place. Mais, si je devais fermer les yeux et qu’un hélicoptère me dépose au milieu de la ville, je serais bien incapable de dire où je me trouve. Tous les quartiers se ressemblent! Même hauteur de bâtiments, mêmes matériaux en façade, même plan répétitif… Nous vivons ainsi, au milieu d’une forêt de barres de béton.» Pourtant, Namita Singh ne se plaint pas. Au contraire: les égouts fonctionnent, et l’approvisionnement en électricité et en eau potable reste constant. «La vieille Inde», selon le nom donné ici au reste du pays, semble bien loin… «Malgré tout, reprend-elle, nous sommes dans un endroit irréel. Mes enfants sont nés ici, et je ne sais pas s’ils pourraient se débrouiller ailleurs, où l’on doit sans cesse pallier le manque d’infrastructures.» C’est la rançon. Mais ses habitants détestent-ils vraiment l’uniformité de Chandigarh? La même Namita Singh, pourtant architecte, est restée longtemps incapable d’oser modifier sa maison. Fût-ce en plaçant des pots de fleurs aux fenêtres. Hors du temps et de l’espace indiens, la ville évoque une sorte de navette spatiale qui s’éloignerait progressivement de l’orbite convenue, et dont les commandes répondraient de moins en moins aux ordres de son créateur.
La nuit tombait et Delhi était loin. Il fallait partir et, après six jours passés à traverser le Pendjab, emprunter sans le savoir la Grand Trunk Road dans sa portion la plus dangereuse, celle qui justifie son surnom de «Route de la mort»… Notre chauffeur, Sarup Singh, vieux monsieur charmant et ancien colonel de l’armée, nous avoua dans un souffle qu’il n’y voyait plus rien, ni les tracteurs à l’arrêt ni les vélos sans lumières. Il n’entendait pas grand-chose non plus, d’ailleurs. Ce qui nous rappela l’attention de certains amis indiens, lors de notre départ. Ils s’étaient sérieusement interrogés quant à nos chances de survivre à l’entreprise. Sur le moment, nous avions souri. Ce soir-là, nous pensions souvent à eux et à leur avertissement solennel: «Ne roulez jamais de nuit, sous aucun prétexte!» A l’intérieur de la vieille Toyota, on se serait cru embarqué dans le train fantôme des fêtes foraines, tant les obstacles surgissaient de tous les côtés, dans la nuit noire, et au tout dernier moment. Avec, ici, une angoisse réelle. Des travaux sur la chaussée, que personne n’avait songé à indiquer, nous firent échouer sur un banc de sable. Mais Sarup Singh n’était pas homme à se laisser intimider, et le vaillant colonel à la retraite livra victorieusement combat avant de nous déposer, intacts, à la porte de notre hôtel.
Dans la nuit, nous avions dépassé le site de Kurukshetra, lieu d’une ancienne bataille entre deux dynasties rivales, les frères Pandava et leurs cousins Kaurava. Les «bons» et les «méchants» de la «Bhagavad-Gita», la grande épopée indienne. Krishna y enseigne le détachement comme vertu majeure: le dévot s’en remet au Seigneur. C’est ce que font tous les voyageurs de la Grand Trunk Road.
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