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 Asie• Inde

La grande route de l’Empire – Le progrès plane sur Bénarès

publié le 07/01/2007 | par Marc Epstein

Entre Allahabad et Bénarès, rencontres avec ces Indiens modernes gardiens des traditions: un gynéco qui travaille contre les petites filles, un routier qui ignore le sida et un hydrologue qui prie dans le Gange…


Le Dr Khoparzi est un radiologue apprécié. Dans la petite ville d’Allahabad, les patients font le siège de son cabinet. Sa fortune, il la doit à l’échographie: grâce à cette technique, le Dr Khoparzi peut, comme ses confrères occidentaux, annoncer le sexe d’un enfant dès la septième semaine de grossesse. A une différence près: quand il s’agit d’une fille, le bébé ne verra peut-être jamais le jour.
En Inde, les avortements empêchent, chaque année, la naissance de 1 million de filles. Et plusieurs dizaines de milliers de nouveau-nés de sexe féminin sont tués après l’accouchement. Leur crime: elles coûtent trop cher. La dot, lors du mariage, ruine littéralement leurs parents. Les fillettes sont donc synonyme de catastrophe pour les ménages les plus pauvres, qui préfèrent parfois payer les frais d’un avortement, fût-il effectué dans des conditions inhumaines, plutôt que d’économiser pendant toute leur vie de quoi contenter la belle-famille. La discrimination a même atteint la clinique d’Allahabad, où les nouveau-nés mâles bénéficient de talc importé; aux fillettes on réserve les produits locaux…
En principe interdit, l’infanticide atteint de telles proportions que les autorités du Tamil Nadu, dans le Sud-Est, ont lancé, l’an passé, cet appel aux mères: «Ne tuez plus vos filles, abandonnez-les!» Loin d’être en recul, le «chantage à la dot» s’est au contraire aggravé ces dernières années: séduits par les images de la télévision, les parents de garçons exigent désormais scooters, voitures, etc.
L’échographie est une technique destinée à réduire les risques de mortalité infantile. Mais le Dr Khoparzi ne semble pas gêné de l’utiliser dans un but contraire (et prohibé, au demeurant). D’une voix grave, il défend le principe des avortements sélectifs: «Bien sûr, le pays pourrait compter un jour trop d’hommes par rapport au nombre de femmes. En attendant, songez aux aspects positifs: la croissance démographique est réduite; les futurs parents peuvent affiner le planning familial; les disputes autour des dots sont moins nombreuses…» L’Inde connaît, certes, une explosion démogra-phique: elle compte environ 880 millions d’habitants, et il naît chaque année 17 millions d’enfants, soit la population de l’Australie. Mais Khoparzi et les siens – nombreux, désormais, dans les agglomérations indiennes – n’ont pas la main légère. Au Pendjab, dans le Nord, pour 1 000 garçons, seules 820 filles naissent. Dans le reste du monde, elles sont 1 050 en moyenne.
En direction de Bénarès, la Grand Trunk Road emprunte un long pont au-dessus du Gange, près de l’endroit où il rencontre la Yamuna, un de ses principaux affluents. Le Gange, c’est la rivière mère des hindous, le sacré devenu terrestre, la déesse chatoyante qui irrigue tout le nord du pays et dont les eaux peuvent délivrer de la chaîne des réincarnations. C’est ici, dans la petite ville de Hardwar, sur ces bancs de sable entourés de temples, que se déroule, tous les douze ans, un des spectacles les plus stupéfiants de l’Inde religieuse: la «Kumb Mela», le plus grand pèlerinage au monde. La dernière, en 1986, attira 7 millions de personnes venues de tout le pays, dans l’espoir, souvent déçu, de s’immerger en ce point précis du fleuve, que la conjonction des astres rend alors sacré entre tous. Le reste du temps, aussi, les visiteurs se pressent à Hardwar, car, lors d’un combat titanesque entre dieux et démons pour la possession d’une cruche d’ambroisie (la «kumb»), la ville eut le bonheur de recevoir une goutte du divin nectar…
Ainsi va l’Inde des hindous: les dieux y sont partout. Le surnaturel imprègne la vie quotidienne, comme dans la Grèce antique. Du banquier de Bombay au coolie du Bengale, chacun connaît l’histoire des grands noms du panthéon indien – Brahma, Vichnou, Rama, Shiva; mais aussi Nandi, le taureau; Ganesh, l’homme à tête d’éléphant, ou encore Hanuman, à la tête de singe. Ce sont des personnages familiers, avec lesquels les hindous mènent une sorte de dialogue ininterrompu.
A Hardwar, ce jour-là, ils sont quelques dizaines à se baigner dans les eaux aux reflets verts. Certains sont venus en groupe, par villages entiers; ils chantent, ils frappent sur un tambour et marchent derrière un grand mât coiffé d’un drapeau, pour mieux attirer l’attention des dieux. Beaucoup de vieux couples, venus mourir là, peut-être, à moins qu’ils ne marquent simplement une étape sur le chemin de Bénarès. Face au soleil levant, de l’eau jusqu’à la taille, ils la prennent dans les mains, la font couler entre les doigts, sur le visage et le long du corps. Et disent tendrement: «Jai Ganga Maïki» (Gloire à toi, notre mère le Gange!).
C’est sur cette image que nous devons reprendre la route, cap vers l’est, dans une camionnette qui sent le renfermé et le tabac ranci. Dehors, des orages de poussière succèdent aux orages de pluie, spectacle qui annonce l’arrivée de la mousson. Enfin! En attendant le déluge, qui nous délivrera de la chaleur plombée, le sable jaune s’élève dans le ciel en une vision de fin du monde. Puis, quelques minutes plus tard, revoici une grosse pluie; pendant un instant, à travers le pare-brise que caresse un essuie-glace fatigué, on a cru voir un paysan, debout au milieu du champ, jambes écartées, les bras en croix et «vêtu seulement par le vent», comme ces sages hindous qui vont complètement nus et marquent ainsi leur total renoncement au monde. On a cru le voir. On a dû rêver. Peut-être.
Profitant d’une éclaircie, le chauffeur propose une halte. Comme toutes les routes importantes du sous-continent, la Grand Trunk Road est ponctuée de «dhabas», sortes de cafés où le voyageur peut manger un morceau, confortablement installé sur un «charpoï» (un lit au sommier de cordes tressées). En fonction de la région et des cultures alentour, les «dhabas» proposent souvent des spécialités locales – jus de sirop de canne, de mangue ou d’orange, «samosas» (légumes frits) du Pen-djab et «kababs» du Bengale. De temps à autre, victime d’un malentendu linguistique, on repense au livre de Pascal Bruckner «Parias» (Seuil), un des meilleurs romans français sur l’Inde: «Dans ces ragoûts ténébreux se mijotent d’affreuses conspirations. On vous cache tout ce que vous mangez, et tout devient digeste dès qu’il est enrobé par ces terribles ingrédients. C’est une nourriture pour aveugles. D’où l’incertitude légitime de l’Européen; quel est ce produit qu’on me sert? Cette carotte est-elle une honnête carotte? Ici, pas de cette franchise puritaine de la cuisine américaine qui doit toujours décliner son identité, son poids, son origine, sa date de naissance avant d’être jugée comestible. Le curry est un déguisement, un chausse-pied capable de faire entrer n’importe quoi dans le gosier.»

LE SEXE, SUJET TABOU
Ce jour-là, au bord de la route, Buta Singh s’accorde une demi-heure de repos. Routier depuis trente-six ans, cet homme est un des rois de la Grand Trunk Road; il trône dans un bolide de couleur safran, blasonné du T de la maison Tata. Dans ce pays où l’espérance de vie est de 57 ans, Buta Singh est, à 60 ans, un vieillard resté jeune, mince et musclé à la fois. Seules ses dents, rougies et trouées par le bétel qu’il mâche sans arrêt, trahissent son âge. Avec son camion chargé d’une tonne d’épices, il se rend de Calcutta à Delhi. «Je conduis environ vingt heures par jour, dit-il, à une moyenne de 35 kilomètres à l’heure.» Pour ce travail, Singh touche l’équivalent de 500 francs par mois (à titre de comparaison, un repas léger coûte environ 6 francs). Dans sa cabine, quand le soleil tape et que le moteur est à plein régime, il fait jusqu’à 60 degrés. «En été, dit-il, les pneus chauffent beaucoup. Il faut s’arrêter presque toutes les heures.»
Les routiers indiens risquent souvent leur peau au volant, car, s’ils tuent accidentellement l’habitant d’un village ou une vache sacrée, la foule en colère mettra le feu au camion. «Souvent, précise Buta Singh, le chauffeur est brûlé avec son véhicule…» Certains parviennent à prendre la fuite. Mais alors les villageois dressent des barrages de pneus en flammes et attaquent le véhicule suivant. Quoi qu’il arrive, quelqu’un doit payer…
Ils affrontent d’autres dangers, aussi. Toujours en déplacement, les routiers voient rarement leur famille. Loin du village, «le temps paraît très long», comme ils disent. Alors, dans les arrière-salles des dhabas, derrière un vague rideau, ils trouvent des filles, et parfois des eunuques, qui monnayent leurs faveurs, pour 20 francs ou plus, selon la tête du client. La vieille maquerelle qui surveille ces ébats s’intéresse seulement au paiement de la passe. Le sida échappe au contrôle.
Le sexe, ici, est un sujet tabou. On n’en parle pas. Mais le Conseil national du sida estime à 1,6 million le nombre d’Indiens séropositifs (soit 60% de plus qu’en 1993). Depuis quelques années, la Grand Trunk Road serait, avec d’autres axes routiers importants, l’un des principaux vecteurs de la maladie. Les camionneurs sont accusés de ramener le virus dans leur village, où ils le transmettent à leurs femmes (qui, elles-mêmes, solitude faisant loi, pourraient bien connaître plusieurs partenaires…). Près d’un Indien sur deux ne sachant ni lire ni écrire, la prévention est pratiquement impossible à assurer: beaucoup de chauffeurs interrogés n’avaient jamais entendu parler du sida, qu’ils confondaient avec une banale maladie vénérienne. Hormis quelques membres de l’élite, dans les grandes villes, personne n’a conscience, ici, de cette bombe à retardement. Il y a urgence, pourtant: le pays compte plus d’habitants que l’Afrique tout entière.
Bénarès, enfin… La ville lumière. Elle est, pour l’Inde hindoue, ce que La Mecque est aux musulmans, à la fois cité sainte et porte du salut. Un lieu qui poursuit son histoire en dehors du temps, indifférent aux dynasties et aux empires. Un labyrinthe d’allées et de ruelles où règne, plus tenace qu’ailleurs, cette odeur typiquement indienne qui surprend dès la descente d’avion – un mélange de jasmin, de poivre et de merde.
Chaque matin, le soleil se lève face à Bénarès et à ses temples, qui festonnent les rives de l’immense fleuve, dont le cours forme ici un croissant. Peu de spectacles peuvent rivaliser avec la splendeur des ghats, ces escaliers de pierre qui mènent au bord de l’eau, vus à la lumière de l’aube depuis une barque. Ponctué des cris de bateliers et des chants de femmes, le clapotis berce l’embarcation. On songe au Grand Canal de Venise. On pense à la descente du Nil, en Egypte. Mais, à Bénarès, le fleuve n’est pas seulement source de vie ou moyen de transport. Il est le moyen essentiel de purification.
C’est pourquoi les ablutions matinales, déjà longues ailleurs, paraissent ici sans fin. Seul, en couple ou en famille, chacun se lave à fond, frotte interminablement ses pieds, ses chevilles, ses jambes, dans une sorte de baptême collectif et quotidien. Même les policiers du commissariat voisin sont là, qui ôtent lentement leur uniforme avant de descendre, tout maigres, les marches vers le fleuve. L’un après l’autre, ils pénètrent dans l’eau. On ne se baigne pas dans le Gange, on s’immerge, on y plonge tout son corps, encore et encore, comme on tète une mère.

LE PLUS PUR DES FLEUVES
Les hindous voient le Gange couler de la chevelure de Shiva sur terre, «blanc comme le lait, symbole de pureté». L’Occidental, pour sa part, y observe un cloaque puant de germes et de bactéries; d’un coup d’œil, il fait sien le mot de Mark Twain: «Je crois qu’aucun microbe qui se respecte n’oserait vivre dans une eau pareille.» Les guides s’amusent des cris d’effroi des touristes écolos, sans doute déçus de ne pas trouver ici l’Inde des cartes postales: «Le Gange n’est pas pollué, affirment-ils dans un sourire. C’est le plus pur des fleuves.» Ici, sans le savoir, on rejoue chaque jour «Mort à Venise»…
Pour un hindou, mourir à Bénarès, c’est le rêve d’une vie: dans ce bâtiment en béton, de pauvres vieilles aux têtes de momie ont payé pour cela, et maintenant, à même le sol, elles attendent le dernier voyage. Dans la nuit, la lumière des bûchers funéraires éclaire d’un halo orangé Manikarnika Ghat, tandis qu’une fumée noire s’élève dans le ciel étoilé.
Une légende affirme qu’un mort immergé dans le fleuve sacré, un peu de limon dans la bouche, pourra échapper au cycle maudit des réincarnations. Cette croyance fait du fleuve une vaste morgue en plein air, survolée de vautours, où l’on jette pêle-mêle vaches sacrées et chats domestiques, ossements et charognes, cadavres non brûlés de jeunes enfants et de lépreux. L’étranger songe au Styx, fleuve glacé des Enfers, et aux propriétés magiques de ses eaux noires. L’hindou fait mieux. Il contemple la mort dans les yeux. Pour mieux s’en détacher.
Indiens ou Occidentaux, Occidentaux ou Indiens, certains personnages sont des passeurs entre les deux mondes. Le Dr Virbhadra Mishra, un brahmane, a hérité de son père la garde du temple Sankat Mochan, sur les rives du fleuve. Il est, par ailleurs, professeur d’hydrologie à l’université de la ville. «Tous les matins, je me baigne dans le Gange. Je sais très bien qu’il est pollué. J’ai lu et relu les analyses biologiques de l’eau. Mais, pour moi, la mère-Gange reste la mère-Gange: elle peut vieillir, se rider, perdre de sa beauté d’antan. Elle demeure ma mère, et je ne peux la quitter quand, précisément, elle a besoin de moi. Je me bats, comme le dicte ma raison, pour réduire la pollution, surtout celle des égouts et des usines. Mais je communie aussi chaque jour, comme le souhaite mon cœur, dans les eaux du plus pur des fleuves…» Le Dr Mishra ne comprend pas que le reste du monde laisse ainsi se salir le Gange: «Sans agressivité ni prosélytisme, des millions de personnes se rendent ici chaque année. Pourquoi le progrès technique et la pollution qui en résulte les priveraient-ils de ce droit? On protège les espèces animales menacées, pourquoi ne fait-on rien pour les religions? Dans un pays comme celui-ci, qui compte près de 900 millions d’habitants et où règne la démocratie, la police et l’armée sont incapables d’assurer seules le maintien de l’ordre. C’est trop vaste. Alors, chacun doit faire preuve d’autodiscipline. Nous, ce sont notre culture et nos traditions qui nous unissent. C’est parce qu’elles existent que l’on peut marcher la nuit dans les rues sans craindre une agression. Mais, si nos croyances devaient être menacées, si la pollution du Gange, par exemple, devait déclencher chez les gens ordinaires une paranoïa qui les ferait douter de la pureté spirituelle du fleuve, ce pays risquerait gros. Quand les marchands seront entrés dans nos temples, les tabous tomberont l’un après l’autre. Nous serons spirituellement appauvris et prisonniers du matérialisme. Et, ce jour-là, nous serons dangereux pour les autres comme pour nous-mêmes.»
Le soleil se couchait quand, par la fenêtre, un immense rideau noir tomba sur le Gange. Intrigués, avec le Dr Mishra, nous sommes sortis sur le balcon. C’est alors que le ciel s’est ouvert. A peine annoncée par les roulements de tambour de l’orage et les feux des éclairs, la mousson vint envelopper Bénarès de son étreinte. Sous le déluge, ruisselants d’eau, nous luttions pour garder les yeux ouverts. Les dieux étaient à la fête. Dans les champs alentour, les paysans songeaient à la récolte prochaine, au retour à la vie, à la survie des leurs, désormais assurée, pendant l’hiver à venir. Le monde parut soudain très simple. Bien sûr, c’est un peu fou, mais à Bénarès, dans ces moments-là, on pourrait mourir heureux.

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La grande route de l’Empire: Les fantômes du Pendjab
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