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Amérique. Série. Le grand Simpson Circus (14)

publié le 08/09/2021 | par Jean-Paul Dubois

L’Amérique, vue par Jean-Paul Dubois, Prix Goncourt 2019.
A la prison de Los Angeles, le détenu matricule 4013970 continue de recevoir des cadeaux envoyés par ses admirateurs. Parfois on lui adresse des gâteaux en forme de ballon de football. Chaque matin arrivent une centaine de lettres de soutien. Mais Orenthal James Simpson, dit «the Juice», n’a plus le temps d’ouvrir son courrier.


Ni de lire les journaux, qui depuis juin dernier lui ont consacré 28000 articles. Sa cellule individuelle est équipée d’un téléviseur, d’un fax et d’un téléphone. Il peut ainsi commander des pizzas de chez Domino’s. Ou converser avec ses avocats. Il en emploie six à plein temps. Ce sont les défenseurs les plus agressifs, les plus réputés et les plus chers d’Amérique. On a surnommé cette équipe la «Dream Team». Chacun de ses membres a été rétribué 4000 francs l’heure jusqu’en décembre. A ce tarif ils réalisent des miracles. Robert Shapiro, 52 ans, a sorti Johnny Carson et Christian Brando du pétrin. Johnnie Cochran, 57 ans, a sauvé Michael Jackson du scandale. Lee Bailey, 61 ans, a défendu Patricia Hearst. Et Alan Dershowitz a consolidé sa renommée avec l’affaire von Bülow.

Pour mettre toutes les chances de son côté dans une affaire plutôt mal engagée – il est accusé d’avoir tué sa femme Nicole et l’ami de celle-ci, Ronald Goldman -, Simpson a aussi recruté deux médecins légistes, deux hématologues, un biologiste spécialiste de l’ADN, un psychiatre, un psychologue, trois détectives privés, un testeur de jury, un comptable, une armada d’assistants. Et un conseiller financier pour gérer tout ce personnel. «Vous voulez savoir ce que peut coûter une équipe comme celle-là? sourit un professeur de droit de UCLA. En gros, tout ce que vous possédez.» Selon les estimations, cinq mois d’audiences préliminaires, suivis de six mois de procès, devraient être facturés entre 3 et 5 millions de dollars.

En ce dimanche matin, le 12 juin 1994, Ron Goldman marche sur San Vicente Boulevard. Il sort de son club de gymnastique et avance tranquillement dans le soleil comme un homme qui plaît aux femmes, comme un type de 25 ans qui sait avoir devant lui le meilleur de sa vie. Vers 13 heures, il va au parc de Barrington jouer avec des amis sa partie hebdomadaire de base-ball avant de prendre son service au restaurant à 17h30. Lorsque Ronald Goldman, toujours ponctuel à son travail, passe la porte du Mezzaluna, il lui reste un peu plus de quatre heures à vivre.

Assise parmi d’autres mères de famille, Nicole Brown Simpson, 35 ans, endure stoïquement un spectacle de danse scolaire à la Paul Revere Middle School, l’institution mondaine où sont inscrits ses enfants, Sydney et Justin, 8 et 6 ans. Ce matin elle est allée leur acheter des jouets chez Star Toys. Et ce soir elle a décidé de leur offrir une glace au Ben & Jerry, puis de les emmener dîner au Mezzaluna. A ce repas dominical elle a également convié son père, Louis, sa mère, Juditha, et sa soeur, Denise. Vers 19 heures, entourée des siens, Nicole Brown Simpson commande un plat de rigatoni à Ron Goldman. Trois heures plus tard, on la retrouvera en bas de chez elle, au 875, South Bundy Drive, allongée près du jeune serveur, la gorge tranchée.

Cela fait quarante-cinq minutes qu’Orenthal James Simpson parle au téléphone avec une fille qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais rencontrée mais qu’il peut cependant décrire dans les moindres détails. Car l’essentiel de Traci Adell, 24 ans, est photographié dans les pages centrales du dernier numéro de «Playboy». Seul dans sa propriété du 360, North Rockingham Avenue, en ce dimanche, O.J. plaisante avec la playmate de printemps: «A ce que je vois, tu es blonde. Je vais être franc: les blondes, ça ne m’a jamais trop réussi. Mais je ne suis pas à plaindre. J’ai eu ma part, si tu vois ce que je veux dire. J’ai tout fait, tout essayé. J’ai vécu l’équivalent de cent vies normales.» Vers 16h30, à regret, Simpson, 45 ans, prend congé de sa jeune correspondante et va lui aussi faire sa corvée paternelle à la Paul Revere Middle School. A la fin du gala, il s’entretient brièvement avec Nicole, son ex-femme, et embrasse ses enfants, Justin et Sydney. Vers 19 heures, dans sa voiture, en compagnie d’un ami, il marmonne quelque chose à propos de la tenue «trop provocante» que portait Nicole à la fête des enfants, évoque brièvement l’avion qu’il doit prendre ce soir vers minuit pour Chicago, puis gare sa Rolls Royce sur le parking d’un McDonald’s et entre manger un morceau.

A la fin des années 50, à San Francisco, pas un gosse membre du gang des Persian Warriors n’aurait imaginé qu’un jour Simpson se baladerait au volant d’une Rolls. A l’époque, Orenthal James était un gamin du ghetto manquant de vitamine D et de calcium, avec des jambes squelettiques et une tête énorme. Selon l’humeur, ses copains le surnommaient «Headquarter» ou bien «Pattes de crayon». Pour essayer de redresser ses tibias arqués, sa mère, Eunice, obligeait O.J. à marcher en inversant ses chaussures. «Pied droit dans chaussure gauche. Pied gauche dans chaussure droite»: c’est selon ces préceptes tordus que fut éduqué Orenthal.

Dix ans plus tard, équipé d’un casque sur mesure, le «crabe» était devenu la vedette de l’équipe de Buffalo. Il courait le 100 mètres en moins de 10 secondes, mais surtout était le seul Américain capable de gagner 250 yards en un seul match et de marquer 23 touch downs (essais) après 2003 yards de course en une seule saison. Aux Etats-Unis, de pareilles statistiques font de vous une légende, un milliardaire et un séducteur quelle que soit la cambrure de votre ossature. O.J. devient donc la coqueluche des femmes et le favori des grandes compagnies. Hertz, Royal Crown Cola, Schick, Foster Grant, Tree Sweet Orange Juice, Wilson et NBC paient tour à tour des fortunes pour acheter l’exclusivité de ses «pattes de crayon». En 1979, lorsque O.J. quitte le sport professionnel, il est la plus grande vedette que le football américain ait jamais produite, le personnage le plus populaire du pays.
Il est 23h15 lorsque Simpson monte à bord de la limousine qui doit le conduire à l’aéroport de Los Angeles. Il a une heure de retard au rendez-vous qu’il avait fixé au chauffeur. Durant le trajet, et bien qu’à l’extérieur l’air ait sérieusement fraîchi, Orenthal, agité, ne cesse de répéter à Allan Park, le conducteur: «Bon Dieu, je suis en nage! Branche la climatisation, je crève de chaud!»

A 23h45 Simpson se présente au comptoir d’American Airlines pour enregistrer son billet sur le vol 688 à destination de Chicago.
Au même moment, Sukru Boztepe et sa femme Betina Rasmussen sortent faire une promenade le long de Bundy Drive. Sur le trottoir, ils trouvent un grand chien japonais, un akita au pelage blanc. Boztepe remarque que ses pattes sont rougies de sang. L’animal semble nerveux, il aboie de façon curieuse, et dans son agitation conduit le couple au numéro 875, le domicile de sa maîtresse. Dehors, dans le retrait d’un patio, Nicole Brown Simpson, 1,64mètre, 58 kilos, gît au milieu d’une flaque de sang. Sa robe noire est déchirée. Son cou est tranché net jusqu’aux vertèbres cervicales. Ronald Goldman, 1,75mètre, 81 kilos, est allongé dans l’herbe, en retrait du passage. Sa nuque est tailladée en plusieurs endroits. Il a reçu trente coups de couteau dans le ventre et la poitrine. C’est une boucherie que découvrent les détectives Fuhrman, Vannatter et Lange quand ils arrivent à Bundy Drive.
Bundy Drive. Depuis cette soirée de juin, l’endroit est devenu un repaire de cinglés.

Le jour, les touristes venaient prendre des photos. La nuit, des dingos hurlaient sous les fenêtres qu’ils étaient les véritables auteurs du double meurtre. D’autres, plus discrets mais aussi inquiétants, emportaient des mottes de terre «imprégnées du sang des victimes» ou dérobaient des blocs de ciment «sur lesquels reposaient les corps». Pauline Walsh, un agent immobilier, a mis en vente la maison de Nicole Brown. 795000 dollars. «Cette demeure n’a rien de morbide. Nicole a été heureuse ici. Je ne fais visiter les lieux que si le client me laisse sa pièce d’identité et un relevé bancaire prouvant sa solvabilité.» D’autres ont moins de scrupules. Le propriétaire de la limousine qui a conduit O.J. à l’aéroport a vendu aux enchères la-voiture-de-la-nuit-du-crime.

Lenward Holness II, lui, est allé négocier directement avec O.J., en prison, le droit d’éditer une statue de bronze le représentant ballon en main:«Elle mesure 51 centimètres. On en a coulé 25000, dit le promoteur. A 3395 dollars l’une, on devrait faire dans les 85 millions de dollars de chiffre d’affaires. Dans la vie, tout le monde exploite tout le monde. Là au moins l’intéressé est consentant et largement rétribué.» Simpson, de son côté, commercialise lui-même une cassette vidéo de remise en forme, tandis que sur Commonwealth Avenue, dans la banlieue de L.A., le patron de Ragztop diffuse les panoplies gore du «Juice». Un cadeau très en vogue pour les fêtes de fin d’année. L’ensemble se compose d’un maillot de football couvert de sang (22 dollars), d’un couteau (20 dollars), d’un masque en latex du héros (20 dollars) et de la perruque blonde de Nicole (12 dollars). «Qui achète ça? Mais mon vieux, dit le patron de Ragztop, des types comme vous et moi, des gens qui vivent sur cette terre.»

Les détectives sont à quatre pattes dans l’herbe. Dans le noir, ils cherchent des indices. A côté des corps mutilés de Nicole Brown et de Ron Goldman, ils trouvent un gant de cuir taché de sang (main gauche), des lunettes et un biper. Deux heures plus tard, les policiers se présentent au domicile d’O.J. Simpson. En jetant un coup d’oeil sommaire à l’extérieur de la résidence, l’enquêteur Fuhrman découvre un autre gant de cuir rougi de sang (main droite). Du sang, il y en a encore sur les portes et à l’intérieur de la Ford Bronco de Simpson.

A Chicago, prévenu de la mort de sa femme, O.J. quitte l’hôtel O’Hare Plaza dans lequel il venait juste de s’installer et se rend à l’aéroport. Avant l’embarquement, il signe des autographes. Dans l’avion, il commande une eau minérale et avec le téléphone de bord donne plusieurs coups de fil dont un à son avocat, Howard Weitzman. Quand il arrive dans sa propriété de Los Angeles, le lundi 13 juin vers midi, les policiers ont déjà accumulé un certain nombre de pièces à conviction. Simpson est menotté et conduit au quartier général, où on l’interroge pendant trois heures et demie sur son voyage à Chicago, son emploi du temps de la veille et ses relations avec son ex-femme.

En fait, la police est bien placée pour connaître avec précision l’état de délabrement du couple Simpson. Ces dernières années, à la suite d’appels affolés de Nicole Brown sur le 911, des patrouilleurs ont dû intervenir une vingtaine de fois dans la propriété de North Rockingham pour maîtriser les débordements du «Juice». Les incidents les plus marquants ont fait l’objet d’une procédure. En 1985, tandis que sa femme est réfugiée à l’intérieur, Simpson pulvérise les vitres de sa voiture à coups de batte de base-ball. Quand les flics l’interrompent, il dit simplement: «Laissez tomber, les gars! C’est ma femme et ma bagnole.» En 1989, la veille du premier de l’an, les patrouilleurs arrivent trop tard. Nicole a déjà le visage tuméfié et les lèvres ouvertes. Elle est hospitalisée. Et O.J. arrêté. Jugé, il est condamné pour violences à 900 dollars d’amende. En 1992, tandis que Nicole Brown Simpson entame une procédure de divorce, son mari la harcèle, l’espionne et tente de s’introduire chez elle. En 1993, il défonce sa porte à coups de pied et la menace en vociférant. Épouvantée, Nicole appelle la police: «Il va me tuer!»

C’est en 1977, alors qu’il est encore professionnel, qu’Orenthal, le plus grand séducteur de la National Football League, le cavaleur légendaire de la côte Ouest, fait la connaissance de Nicole Brown. Elle a 18 ans et travaille comme serveuse au Daisy, une boîte de nuit sur Rodeo Drive. Pour elle, Simpson quitte Marguerite, sa première femme, une Noire qu’il avait connue à l’époque où ses jambes ressemblaient à des croissants. En se remariant avec Nicole, cette vigoureuse Californienne, si jolie, si jeune, si blonde et si blanche, Simpson s’allie – il en est convaincu – avec quelqu’un qui lui ressemble.

Tous ceux qui l’ont un jour approché savent qu’Orenthal James est le Noir le plus blanc que la Californie ait jamais produit. Un «bon nègre», comme disaient autrefois avec mépris les Black Panthers. Quelqu’un qui a travaillé des années durant pour perdre son accent noir et lessiver sa diction. Quelqu’un qui a toujours aimé traîner dans ces country-clubs outrageusement blancs, exclusivement fréquentés par des femmes blanches, des golfeurs blancs, des chanteurs blancs, des acteurs et des cinéastes blancs. «En Amérique, pour ne pas se couper du business, de grands sportifs noirs fraient en public avec les Blancs, explique un agent publicitaire noir. Mais, rentrés chez eux, ils mettent Boyz II Men ou Anita Baker sur leur hi-fi. O.J., lui, croyait vraiment qu’il était blanc. Il finissait par penser comme Sinatra.» D’une certaine façon, il n’avait pas tort.

Selon des études menées par les annonceurs, Simpson était le contraire d’un Mohamed Ali ou d’un Tyson. Il était perçu par le consommateur comme le premier homme «sans couleur». Un support idéal, un vecteur transracial, un type capable de fourguer une Pontiac de location à Malcolm X aussi bien qu’au juge Wallace. «Il ne s’est jamais considéré comme un Afro-Américain, observe un responsable du marketing de Hertz. Pour lui, la race n’était pas un problème. En fait il n’était ni blanc ni noir. Il était O.J.» Une société de relations publiques à lui tout seul. Hertz le payait pour jouer au golf avec les gros clients de la société, Hollywood l’engageait pour des petits rôles grassement rétribués («Naked Gun»), et les télévisions se l’arrachaient pour commenter les matchs vedettes.

«Ce gars-là avait un charisme exceptionnel, raconte l’écrivain McInerney. Il y a deux ans, je l’ai rencontré dans un restaurant de New York. Les gens n’avaient d’yeux que pour lui. Ce n’est qu’au bout d’une dizaine de minutes qu’on s’est aperçu qu’il était accompagné d’une femme éblouissante. Il l’avait totalement éclipsée.» Qui était cette femme? Impossible de le dire, tant on en a vu en sa compagnie. Peu de temps avant la mort de Nicole, O.J. fréquentait le mannequin Paula Barbieri. Partout où il l’emmenait, il demandait: «Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à Julia Roberts?»

Depuis son divorce, Nicole Brown s’était installée dans l’appartement de Bundy Drive. Au volant de sa Ferrari cabriolet immatriculée L84AD8 («late for a date»), elle essayait de démarrer une nouvelle vie. Elle dînait dehors, sortait avec des hommes. Autant de choses qu’O.J. n’admettait pas. Il espionnait ses rendez-vous. Un soir, alors qu’elle flirtait avec Keith Zlomsowitch, un actionnaire du Mezzaluna, Simpson surgit d’on ne sait où et secoua l’amant de Nicole en criant: «Cette femme-là est encore ma femme!»

Toutes ces «simpsonneries», ces salades conjugales, ces bagarres domestiques, les flics de Los Angeles les connaissaient pour avoir eu à les arbitrer. Mais cette fois c’est différent. Ils sont confrontés à un double meurtre. Et le suspect numéro un, c’est le «Juice», la crème de ce pays. Un homme «sans couleur» peut-être, mais un Noir tout de même. La pire des situations: tout le monde a encore à l’esprit les émeutes et le déchaînement de haine raciale provoqués par l’affaire Rodney King. Et la police ne veut prendre aucun risque. C’est pour toutes ces raisons qu’en ce 13 juin 1994, malgré les taches de sang retrouvées sur les gants et sur les flancs de sa Ford Bronco, Simpson est relâché et autorisé à rentrer chez lui.

Nicole Brown est enterrée deux jours plus tard. Entouré de ses enfants, portant des lunettes noires, marque du deuil hollywoodien, O.J. assiste aux obsèques. Le dimanche suivant, c’est l’épilogue, l’épisode grotesque de la «poursuite» sur l’autoroute. Au lieu de se rendre à la police, où selon les termes d’un accord tacite il doit être arrêté, Simpson, assis à l’arrière de la Bronco, menace de se tirer une balle dans la tête, tandis qu’au volant du break un de ses amis erre à 60 kilomètres à l’heure sur les freeways de Los Angeles. Derrière, les voitures de patrouilles suivent. Au-dessus, les hélicoptères de la télé filment ce burlesque road-movie. Et aux carrefours, comme au plus beau temps de ses interceptions, la foule acclame le «Juice».

A partir de là, l’histoire change de dimension. Un banal fait divers de quartier vient de passer le mur du son et de l’image. Aspirées dans les turbines médiatiques, les médiocres aventures d’un couple font soudain plus d’audience que les jeux Olympiques. Signe de la comédie qui se prépare, le jour de sa première comparution devant la cour de justice de Los Angeles, Simpson entre dans le prétoire en fredonnant «Un nouveau jour commence…». Pour sauver son client, Shapiro se sait condamné à multiplier les arguties et les zip-zap juridiques. Alors, émoustillé par la presse, fouetté par quelques sondages (70% des Noirs considèrent qu’O.J. est innocent), il s’en prend pêle-mêle à la police, à l’ADN, aux pièces à conviction, suggérant que si l’on s’acharne contre Simpson c’est parce qu’il est noir.

Il faut l’entendre pour le croire. Shapiro, le lézard des palaces, la diva de Beverly Hills, jouant le ghetto contre le gotha. Filou, il peaufine son personnage. Les jours d’audience, il troque sa Jaguar contre une modeste Isuzu conduite par un chauffeur plus noir que l’ébène. Et pour faire chavirer son public, il convainc O.J. d’enrôler Johnnie Cochran, la star des avocats noirs. Prévoyant, il s’attache les services d’un agent multimédia pour négocier les droits d’un livre et d’un film télé sur le procès. En attendant, il se délecte de la dernière blague à la mode à L.A. C’est Michael Jackson qui téléphone à O.J. : «Te fais pas de bile. Tant que tu es en prison, c’est moi qui m’occupe de tes gosses.»

Et la comédie continue. Cette fois c’est le procureur Marcia Clark qui occupe la scène. Un sondage commandé par la télévision la juge trop stricte, trop austère. Branle-bas de combat à son cabinet. Dans une affaire aussi médiatisée, chaque détail compte. On convoque donc un jury fantôme qui note ce qui cloche dans sa présentation. Une semaine plus tard, lorsque Marcia Clark revient dans le prétoire, elle est méconnaissable. Cheveux courts, maquillée, tailleur blanc cintré, elle sourit à tout bout de champ et plaisante avec le président Ito. Les jurés se réuniront une seconde fois pour décider de la longueur de ses jupes. L’affaire est depuis longtemps sortie du tribunal pour se juger dans les talk-shows et les tabloïdes. Pendant la sélection du véritable jury, huit femmes et quatre hommes choisis grâce à un savant questionnaire en 294 points, Faye Resnick, la «meilleure amie» de Nicole Simpson, a publié un livre de ragots, «Private Diary», racontant la vie privée de la victime ainsi que la sauvagerie et les excès cocaïnomaniaques du «Juice». En une semaine, le livre s’installe en tête des ventes.

Scandalisé par ces outrances, le juge Lance Ito tançait la presse, moralisait à tout crin et menaçait même d’exclure la télévision des débats. Un mois plus tard, fin novembre, Ito, qui ne supportait plus de voir Shapiro monopoliser la scène, se discréditait et mettait sa femme, Margaret York, chef de la police de Los Angeles, en mauvaise posture, en accordant à KCBS cinq heures d’interviews sur sa propre vie privée.

On en est là. A ce point critique d’indignité. Au moment où un billet de spectacle ayant appartenu à O.J. vient d’être vendu 8000 dollars aux enchères, au moment où s’ouvrent les audiences pour savoir si les tests d’ADN effectués sur les échantillons de sang prélevés par la police sont recevables en justice, un modeste procès vient de s’achever devant la cour de Santa Monica. L’inculpé, James Foster, 48 ans, un Noir qui n’avait jamais joué au golf de sa vie, était accusé d’avoir égorgé sa femme Maria, une Blanche de 29 ans, qui voulait divorcer. Défendu par un avocat commis d’office, Foster a été jugé en cinq jours par un jury sélectionné aléatoirement. Reconnu coupable de meurtre au premier degré, il a été condamné à vingt-six ans de prison.

JEAN-PAUL DUBOIS

 


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