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Amérique. Série. « SOS flics en détresse » (15)

publié le 09/09/2021 | par Jean-Paul Dubois

L’Amérique, vue par Jean-Paul Dubois, Prix Goncourt 2019.
Il porte des lunettes de soleil et à la ceinture l’arme réglementaire des patrouilleurs. Ses bras sont croisés sur sa poitrine et il ne bronche pas. De loin, on dirait un flic sûr de son affaire. Et pourtant, en ce dimanche d’été, au milieu des 34000 spectateurs venus encourager l’équipe de base-ball des Red Sox, sanglé dans son uniforme, Edward Donovan pleure.


Il pleure debout, sur ces gradins du Fenway Park de Boston, sans véritable raison, comme un type à bout de forces qui tout d’un coup se laisse aller.

Cet après-midi, il a pris ce service supplémentaire pour améliorer sa paie de policier. Il est marié et père de sept enfants. D’ordinaire, son travail consiste à surveiller les rues, mais aussi à se rendre sur les lieux des meurtres pour photographier les corps des victimes. En dix ans, dans son objectif il a cadré à peu près toutes les nuances de la mort violente. Il revoit tous ces cadavres, il pense à son existence et il sanglote. Pendant ce temps, Carl Yastrzemski et Billy Conigliaro, les batteurs des Sox, ratent tout ce qu’ils veulent. La foule hurle contre ses joueurs. Donovan a le sentiment que c’est lui que le public conspue. Dans son esprit, tout se mélange.

Le match terminé, Donovan ne se résout pas à rentrer chez lui. Il est assis dans sa voiture sur le parking maintenant désert de Fenway Park. «Après avoir réfléchi longtemps à ce que j’avais fait de ma vie, j’ai sorti mon arme de service de son étui et l’ai mise dans ma bouche, sur ma langue. J’ai senti le métal du canon contre mes dents et l’odeur de l’huile d’entretien. J’ai pensé: bon Dieu, si tu le fais, fais-le comme il faut, fais-le proprement. J’ai actionné le percuteur et posé mon doigt sur la détente. J’ai appuyé très doucement, et soudain j’ai songé à mes gosses. Il fallait que je leur laisse un mot, quelque chose pour leur dire que jusqu’au bout leur père avait pensé à eux. J’ai posé le pistolet sur le siège et gueulé: « Où ai-je bien pu fourrer ce putain de stylo! »»

Cet épisode s’est déroulé il y a bien longtemps. Aujourd’hui, après trente-deux ans de service, Edward Donovan a quitté la police de Boston. Il vit seul, retiré dans une petite maison qui donne sur la Myakka River, près du golfe du Mexique, au fin fond de la Floride. Sous l’oeil des ratons laveurs et des alligators, il continue à réfléchir et à travailler sur un problème qui le hante, une question qui a occupé la majeure partie de sa vie: le suicide des flics. Aux États-Unis, ce n’est pas une petite affaire. Longtemps considéré comme tabou, ce sujet est désormais pris en compte par les statistiques. A New York, le taux des policiers qui se donnent la mort est quatre fois supérieur à celui de la moyenne nationale des simples citoyens.

Selon une étude de l’association des chefs de la police, le nombre de flics qui se suicident chaque année (300) est deux fois plus élevé que le total des agents tués en service. «Et encore, ce chiffre de 300 ne veut rien dire, ajoute Donovan. En réalité il est bien plus important. Très souvent, pour que la famille du mort puisse toucher l’assurance ou la pension, on maquille le suicide en accident. C’est pour ça que tant de policiers meurent en « nettoyant leur arme ». Sincèrement, vous croyez qu’il y a autant de flics maladroits?»

Donovan sait de quoi il parle. Il y a vingt ans, à Boston, il a créé le premier police stress program, intitulé «Cops helping cops». Ensuite, il a fait toute sa carrière dans ce service d’assistance policière. «Après mon esquisse de suicide, j’ai compris que, psychologiquement, les policiers vivaient sur le fil du rasoir. Aussi, pour les aider, j’ai ouvert des locaux neutres hors des commissariats où, sans honte, ils pouvaient venir confier leurs peurs, leurs faiblesses, leurs angoisses, avouer leur lassitude de ce métier. Il fallait qu’ils puissent raconter ça à d’autres flics, pas à des psychologues ou à des aumôniers, mais à des types qui leur ressemblent, qui font le même boulot qu’eux, qui voient et entendent les mêmes choses, des gars qui sont déjà passés par là.» Donovan a commencé par recevoir les policiers. Puis leurs femmes. Et surtout leurs enfants: d’après ses chiffres, 500 adolescents se donneraient chaque année la mort, par incapacité d’assumer le rôle de fils de flic.

En vingt ans, Donovan a exporté ses structures de soutien thérapeutique – inspirées du modèle des Alcooliques anonymes – dans toutes les villes des Etats-Unis et aujourd’hui, à la tête d’International Law Enforcement Stress Association, il s’attache à conseiller les forces de l’ordre qui, dans divers pays du monde, louent ponctuellement ses services. Selon notre «flicothérapeute», membre de l’American Institute of Stress, il existe bien une maladie spécifique de la police américaine, un traumatisme du service qu’il désigne sous le nom de«syndrome John Wayne»: «C’est très simple à comprendre. Avec la pauvreté, le chômage, le sida, les sans-domicile, la drogue, les villes sont devenues des lieux critiques. Devant la violence moderne – ici, à chaque bulletin d’information, on apprend la mort d’un type -, le flic n’est plus le surhomme, le héros qu’il était autrefois.

Aujourd’hui il se fait tirer comme un lapin. Il a un sentiment d’impuissance face à la criminalité. Lui, l’ancien macho, le John Wayne de quartier, se sent déchu, impuissant, mais aussi culpabilisé par ce gâchis social. En plus, quel est son lot quotidien? Les drames, la mort, le sang, la dope, les tentations de la corruption. Vous connaissez beaucoup de citoyens « normaux » qui pourraient résister longtemps à ce régime quotidien? La conjonction de tous ces problèmes fait entrer le flic dans la spirale du stress. Alors, ou bien il collectionne les ulcères et les maladies cardiaques, ou bien il se met à picoler, se drogue, cogne sur sa femme, ses enfants, et un jour, pour une raison souvent étrangère au service, il se met une balle dans la tête.»

Les psychologues américains se sont bien sûr penchés sur ces manifestations de fragilité chronique chez ceux qui sont censés incarner une certaine idée de la force. Et leurs conclusions sont assez pragmatiques. Aux observations de Donovan ils ajoutent seulement cet élément: si les policiers se suicident davantage que les autres citoyens, c’est tout simplement parce qu’ils portent constamment une arme sur eux et qu’en période de crise ils ont la mort à portée de main. Comme d’ailleurs les pharmaciens et les médecins, gardiens de potions léthales, chez lesquels le niveau d’autolyse est également supérieur à la moyenne.

Il a fait chaud toute la journée. Maintenant le ciel tourne à l’orage. La plaque de police du patrouilleur Donovan, incluse dans un bloc de résine, trône dans le salon. A la cuisine, Ed prépare un jus d’orange. Soudain il traverse le salon et se précipite vers la rivière. Près du bras mort, il gesticule un instant devant une longue forme brune qui avance dans l’eau sans la rider, puis, désignant l’alligator, ajoute, comme un homme qui tient à la vie: «Ce fils de pute doit bien mesurer au moins trois mètres.» Tournant le dos au golfe, le retraité continue de vaticiner en surveillant la bête dans le bras de la rivière: «Les grandes villes sont bien plus dangereuses que ces marais. Nous, au départ, on ne s’est pas enrôlé pour tirer sur des gens ni pour se faire descendre au coin des rues. On n’est préparé ni pour le Viêt Nam ni pour la Bosnie.

Laissez-moi vous dire ceci: le suicide des flics embarrasse tout le monde parce qu’il traduit une forme d’impuissance et de vrai désespoir. Ce boulot est devenu physiquement et mentalement dangereux. Un jour ou l’autre, sous la pression, on peut finir comme Bob Ricci, le chef de la police de Rhode Island, qui s’est tiré une balle dans la tête, il y a longtemps. Son histoire m’a marqué. Voilà le mot qu’a laissé Ricci.» Il déplie une feuille administrative de couleur jaune où l’on peut lire: «John (751 67 17), je t’en prie, prends soin de ma famille. Leo (521 15 47), tout est devenu trop difficile. Bob.» Ed Donovan se tait. Il observe l’alligator à la jumelle. L’animal est immobile au milieu de la rivière. Seuls ses yeux émergent.

 

 

 

 


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