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Amérique. Série. Miami: panique chez les bronzés (16) Dernier épisode.

publié le 11/09/2021 | par Jean-Paul Dubois

L’Amérique, vue par Jean-Paul Dubois, Prix Goncourt 2019.
A Dulles, l’aéroport de Washington, lorsque le couteau suisse que vous gardez toujours dans votre poche déclenche l’alarme du portique de sécurité, le préposé, après s’être inquiété de votre destination, et considérant, atterré, le modeste multilame helvétique, soupire: «A Miami, ce machin-là ne vous servira pas à grand-chose…»


De toute évidence, l’agent aurait préféré vous voir vous envoler avec un bon Walter PKK sous le gilet. Lorsque deux heures et demie plus tard vous atterrissez en Floride, on vous propose aussitôt deux documents intitulés «Importantes informations pour la sécurité du touriste» édités par la chambre de commerce de Miami. Machinalement vous fourrez ces brochures dans votre sac et vous vous dirigez vers les comptoirs d’agence de location de voitures.

Chez Alamo Rent a Car, vous constatez, un peu surpris, qu’à l’orée des guichets une employée a pour seule fonction de remettre un texte de «mise en garde pour la sécurité des voyageurs» à des touristes déjà paniqués à la seule idée de voir la nuit tomber. Vous préférez traiter avec Dollar, où un employé hâbleur, très «latin-loueur», vous fourgue à vil prix et sans préambule sécuritaire une espèce de barge oléo-pneumatique de marque Chrysler et de type New Yorker.

Ce n’est qu’après avoir conclu la transaction qu’il agrafe au contrat une feuille portant le titre «Conseils de sécurité». Ensuite, fixant vos yeux, il dit: «Surtout lisez tout ça attentivement. Ça peut vous sauver la vie. Il y a tellement d’agressions aux alentours de l’aéroport que j’ai de moins en moins de clients. La plupart préfèrent payer un taxi ou une navette et prendre leur voiture dans nos agences du centre-ville. Je travaille ici depuis longtemps. J’ai vu la violence s’installer, vous pouvez me croire.»

Tandis que l’on vous conduit à votre voiture, vous apercevez cette publicité d’une compagnie d’hélicoptères qui, pour quelque 300 dollars, se propose de vous transporter à Fort Lauderdale en «évitant les hauts lieux du crime». Vous voilà au volant, seul dans la jungle avec votre canif. En virant sur LeJeune Boulevard, vous jetez un oeil sur les règles de survie que vous a remises votre ange gardien. Et vous lisez ceci: «1)

Evitez surtout de consulter ces documents en conduisant, ceci pouvant attirer l’attention sur le fait que vous êtes étranger à la région.» Comme de toute façon vous avez déjà commis l’irréparable, vous êtes repéré. Alors autant continuer à vous informer pour connaître le sort qui vous est réservé:

«Si quelqu’un essaie de s’approprier vos objets de valeur, surtout ne résistez pas, la vie est plus précieuse que les biens matériels… Soyez toujours sur vos gardes avant de vous mettre en route. Si votre pare-chocs arrière est heurté par une autre voiture, ne vous arrêtez pas, continuez jusqu’à la station-service la plus proche et appelez la police au 911. Ne vous arrêtez surtout pas si on vous fait des appels de phares.

Soyez toujours sur vos gardes quand des piétons s’approchent de votre véhicule. Inspectez les alentours, le dessous et l’intérieur de votre véhicule avant de vous y installer. Si vous tombez en panne sur une grande artère, verrouillez vos portes, allumez vos feux de détresse et attendez l’arrivée de la police. La brochure « Visitor Information » contient d’autres conseils de sécurité.»

Voilà comment, en Floride, un soir de janvier, vous vous sentez transformé en cible mouvante, au milieu d’une «sniper allée» tropicale, dans une ville piquée de mangroves que vous teniez pour familière et qui jamais ne vous avait semblé hostile. Ce qui a déclenché ce processus d’alerte, ce sont les meurtres spectaculaires commis l’an dernier sur dix touristes, en majorité anglais et allemands, abattus puis dépouillés alors que, pour la plupart, perdus dans le labyrinthe des freeways, ils cherchaient leur route.

Sauf Uwe Willem Rakebrand, qui, lui, lisait les conseils de sécurité sur le bas-côté de la route quand il a été percuté à l’arrière par un van et tué d’une balle dans la tête à côté de sa femme enceinte. Les agresseurs, jeunes pour la plupart – certains ont à peine 13 et 16 ans -, procèdent souvent de la même manière: ils foncent sur le véhicule de leur victime, l’emboutissent, puis profitant de l’effet de surprise, abattent le conducteur et volent tous les bagages entassés dans l’automobile.

Ce matin, 10 janvier 1994, Domingo Eugenio Torres s’en est plutôt bien sorti. Ce concessionnaire Nissan de Santiago du Chili, accompagné de sa femme et de ses deux enfants, quittait à peine l’aéroport pour le Disneyworld d’Orlando, quand une grosse camionnette grise avec quatre types à bord lui a foncé dessus aux abords de l’Interstate 95. Torres a parfaitement appliqué la consigne «La vie est plus importante que les biens matériels».

Cela lui a coûté 4300 dollars en liquide, quatre billets d’avion, tous ses papiers et effets personnels. Au flic qui essayait de le réconforter il a dit: «Jamais plus, jamais plus je ne remettrai les pieds ici!» La veille, Jean Calixte a eu un peu moins de chance. Lui n’a pu éviter de prendre une balle dans l’épaule, tirée par un adolescent de 14 ans qui voulait piller sa voiture. Ce climat, on s’en doute, crée à Miami des conditions de circulation particulière.

Aujourd’hui, après un accrochage plus personne ne s’arrête, puisque chacun suspecte l’autre d’avoir volontairement provoqué l’accident, préliminaires habituels d’une agression. La psychose est générale. Ainsi,récemment, Sandy Stubbs, stewart sur DeltaAirlines, et Patty Cantwell, médecin, se sont enfuis à toutes voiles, slalomant dans lesembouteillages et grillant maints feux rouges alors qu’un conducteur distrait avait légèrement embouti leur malle.

Ces incidents, bien sûr, influent singulièrement sur l’industrie du tourisme, qui rapporte chaque année 7,2 milliards de dollars à la ville. Compte tenu des derniers événements, l’Etat de Floride a annulé une campagne internationale de promotion de 6,7 millions de dollars. Et le moral de Carol Metivier, agent immobilier à Fort Lauderdale, spécialisée dans la vente d’appartements à des étrangers, surtout des Allemands, est au plus bas: «Toutes ces affaires de touristes attaqués nous ont fait le plus grand mal.

Ces six dernières années, durant le mois d’octobre, je vendais douze logements. Cette année, j’ai à peine réussi à en solder un.» Sur Biscayne boulevard, Bob Dunbar, patron du magasin de sport Upwing Surfing, affirme pour sa part que son chiffre d’affaires a chuté de 40%. Et, suprême camouflet, des Colombiens viennent d’annuler un congrès qu’ils devaient tenir à Miami, au prétexte qu’ils jugeaient maintenant l’endroit trop dangereux.

Des petits malins ont essayé de tirer quelque profit de l’hécatombe touristique en éditant un T-shirt proclamant «Don’t shoot, I’m a local!» (Ne tirez pas, je suis du coin!). Sans doute ignorent-ils que le fait de résider à Miami ne fait qu’augmenter vos risques d’avoir des ennuis. L’officier Ray Lang de la police de Miami produit sur ce sujet des statistiques édifiantes. En 1993, pendant que 963 touristes déposaient à son bureau une plainte pour vol, c’était 7133 «locaux» qui étaient dépouillés. Sur les 41 millions de visiteurs qui viennent chaque année en Floride, moins de1% sont volés ou victimes d’attaques, tandis que les résidents permanents doivent dans la même période faire face au taux de criminalité le plus élevé d’Amérique: 2195 agressions pour 100000 habitants.

Toute cette violence est induite par de grandes disparités sociales à l’intérieur d’une ville extrêmement riche. Le commerce légal rapporte ici 25,6milliards de dollars par an et augmente de 20% à chaque exercice. Quant aux profits du trafic de drogue, ils sont colossaux. Pour fixer les idées, il suffit de dire que la police de Miami a intercepté l’an passé 49,5 tonnes de cocaïne. On imagine les quantités qui lui sont passées sous le nez.

Cette ville est un véritable poudrier. Au point que c’est le seul endroit des Etats-Unis où, lorsque vous demandez à la réception de votre hôtel l’emplacement de la «Coke machine» – qui dans toute l’Amérique se traduit par «distributeur de Coca-Cola» -, on vous répond, un peu embarrassé, que l’on ne vend pas de cocaïne à l’intérieur de l’établissement.

Pour tenter de sauver la saison touristique en jugulant la criminalité, les autorités de Miami ont pris ce mois-ci deux mesures spectaculaires. La première, qui prendra effet à la fin de février, est la mise en place d’un couvre-feu permanent pour les mineurs de moins de 17 ans. Si ces adolescents sont pris dans la rue après 11 heures du soir,leurs parents devront acquitter une amende de 500 dollars.

On imagine la popularité d’une telle loi dans une ville tropicale, bouillonnante et de culture totalement latine. La seconde concerne les forces de police, qui, grâce à un budget supplémentaire de 1,8 million de dollars, recevron l’appui d’une unité spéciale et mobile, composée de vingt-trois officiers, dont l’unique missionsera de protéger les visiteurs dans «le triangle de l’aéroport».

Maintenant, à 8 miles à peine de tous ces tracas, vous voilà à Miami Beach. Sous les palmes, à l’ombre poudrée des immeubles arts déco, assis à la terrasse du Sagamore, sur des fauteuils d’aluminium alignés comme des tombes, parmi des vieillards qui n’en sont plus très loin. Vous repensez à la fierté de l’officier de police Boza quand il vous a annoncé qu’ici, en 1993, il n’y avait pas eu un seul meurtre et à peine 323 touristes volés sans violence.

Tout au plus déplorait-il, certains soirs, quelques castagnes mondaines, lorsque Dieu sait quelle mouche piquait l’acteur boxeur Mickey Rourke, alias Marielito (propriétaire du restaurant Mickey’s, situé sur Washington Boulevard, juste en face du commissariat), et qu’aviné il se mettait à hurler en pleine nuit des obscénités sous les fenêtres de ses voisins flics. Sans le savoir, Boza venait de vous apprendre que vous étiez ici chez vous. Et qu’avec le tire-bouchon de votre couteau suisse vous vous sortiriez toujours d’affaire dans ce Miami-là.

 

                                                                   FIN DE LA SÉRIE.

Remerciements à Jean-Paul Dubois.


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