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Série « Les cavaliers » (2) : Alexis Grüss, l’homme des chevaux.

Livres publié le 04/02/2020 | par grands-reporters

« J’ai commencé ma formation à l’âge de 7 ans, mais le cheval a fait corps avec moi dès ma plus tendre enfance. Un jour, mon père venait de répéter avec Sultane, on était dans nos quartiers d’hiver à Reims – une caserne désaffectée rue Neuchâtel. Papa dit à Maman : « Passe-moi le petit ».


Mon père me prend sur le cheval et je hurle, comme tous les enfants, en me débattant pour retourner dans les bras de ma mère. Mon père a réussi à me retourner, à me mettre face à la crinière du cheval, et là il m’a pris la main et il m’a fait toucher sa crinière avec son poil mouillé de transpiration.

Je me souviens encore de tout, de l’odeur, et ce toucher a été un révélateur. On en redemande à chaque fois, on ne peut plus s’en passer. J’en redemande encore aujourd’hui. »

 

L’Homme des chevaux

 

Dijon, dernière ville de notre tournée des Zénith. 40 chevaux dans l’écurie, mais 111 font un passage dans le spectacle. Il y en a qui doublent et il y en a qui triplent, dans des performances techniques incroyables. Tous de races différentes. Coïmbra, Fado, Odao, Huelva, Lazao, Vasco, Sousa, Lezira, Gaïto, Toural, Noura, Mioura et Cachemire, le cheval de ma femme, sont de pures races lusitaniennes. Isis, Armas, Malaga, Alzira, Zafra, Limarez, Oviedo, Fuente, Turon de pures races espagnoles. Chagall, Bakero, Antarès, Sirius, Ulysse et Orion sont des Frisons. Paradis, Aiglon, Eros, Gehol, Aragorn, des Cobs normands. Voyou et Gansters, des Falabellas. Fouifoui et Aigrette, des Bardots. Isis, je la monte pour sa prestation de haute école. Gaïto, pour l’ouverture et le final du spectacle.

 

Dijon, dernière date de la tournée. Un tour de piste qui n’est jamais le dernier, mais l’avant premier. Comme après minuit. Après minuit, ce n’est pas un jour qui finit, mais le commencement d’un nouveau jour. Après minuit, on passe de l’autre côté, du côté de la clarté. Chaque jour est un commencement. Je n’arrive pas à me blaser. Il n’y a pas deux instants qui soient identiques, ce sont les chevaux qui me le répètent.

 

Le la du diapason m’a donné son accord

Le mouvement m’a offert l’harmonie

Et c’est parmi les chevaux que j’ai appris à aimer.

 

Je suis maître écuyer de la quatrième génération d’une grande famille française d’équestriers. Auprès de mes enfants et petits-enfants, nous sommes les dépositaires et les continuateurs d’un répertoire et de savoir-faire dans les trois disciplines équestres de la piste : la liberté, la haute école et l’acrobatie équestre.

Toute ma vie, je suis resté auprès de ma Mère et de mon Père. Eux à côté de moi et moi à côté d’eux. Avec mes frères et sœurs et toute ma famille. Encore aujourd’hui. Depuis Origines, nous exécutons un premier final à cheval avec présentation des artistes. J’ai ma famille autour de moi, mes fils : Stephan et Firmin et mes petits-enfants : Charles, Alexandre, Louis et Joseph. Les quatre fils de Stéphan et Jeanne et Célestine, les deux filles de Firmin. Il y a une photo très importante pour moi, prise par mon fils Firmin : une de mes petites filles à main droite, une autre à main gauche, la fille d’un de mes amis donne la main à ma petite fille. Je suis debout, et en face de nous, il y a 4 000 personnes debout, dans ce Zénith de Dijon.

Dans ma piste, dans ma terre. Oui, dans ma terre : quand la benne du camion à terre se lève, ce sont 44 mètres cubes de terre qui se déversent sur la piste. Ma terre, celle que je transporte d’un Zénith à l’autre. Ma terre, parce que dedans, dans celle-là seul, il y a mes racines. Nougaro me l’a dit : « Toi Grüss, ton cirque est un oiseau, mais c’est un oiseau qui ne se pose pas sur les branches, il se pose sur les racines ». C’est le vrai symbole de l’évolution d’une société, d’un travail, d’une famille : aller loin, sans se détacher de ses racines. La famille, les chevaux, la piste, voilà mes passions.

C’est la plus belle des récompenses. Pour cela, il faut être vigilant. Se dire que tout ne s’obtient pas par la force. Ouvrir, toujours, portes et fenêtres. Ma piste mesure13 mètres de diamètre, mais la porte de sortie, elle, compte 8 mètres. Et les chevaux ne sortent pas. Jusqu’à maintenant, aucun cheval n’a sauté la piste ! La raison est simple : ils sont bien dedans ! L’homme s’enferme et l’animal marque son territoire – tous sans exception. Mais on ne veut pas que les autres nous contraignent. Nous voulons délimiter notre territoire, parce qu’on est chez nous ; mais si un autre nous dit d’y rester, on va passer le mur. C’est la même chose pour les chevaux, et c’est là où l’éducation joue son rôle.

Eduquer, du latin ex ducere : conduire à l’extérieur pour faire grandir. Je trouve cette expression magnifique ! Le contraire c’est séduire, sed ducere : conduire hors du chemin, éconduire. J’arrive aujourd’hui, avec un petit retard, sur la selle. J’ai longtemps été debout sur la croupe du cheval. Là c’est le bonheur. Maîtriser le galop du cheval, sentir le cheval, sentir son odeur, l’air qui passe, le souffle… on se prend pour… je ne sais pas quoi ! Aux chevaux je donne beaucoup et ils me rendent encore plus. Ceux qui m’ont enseigné le plus ne sont pas les plus faciles. Auprès d’eux, il faut chercher l’équilibre entre la douceur et la fermeté, c’est l’unique moyen de s’élever. Elever, mot magnifique : qui part du bas vers le haut.

Ainsi j’ai bientôt appris que le cheval pouvait aussi se révéler un artiste extraordinaire si l’on sait l’éduquer, c’est à dire « l’élever » au plein sens du terme, et si l’on sait en même temps le séduire car la séduction fait partie de l’éducation. J’ai compris que le cheval et l’homme s’apprécient mutuellement en raison précisément de ces différences, de cette complémentarité enrichissante pour chacun. Nous avons la chance d’avoir nos cinq sens dont celui du toucher avec nos deux mains, tandis que le cheval n’a que ses quatre sabots. Mais il est sensible à la caresse sous l’encolure ou dans la crinière ; doué d’une grande mémoire des sons, il est sensible à la mélodie, à la musique de notre voix comme à celle du vent dans les arbres qui n’est, pour lui si attentif, pas la même quand il souffle au travers des branches d’un chêne ou d’un platane.

Je parle souvent avec mon chef d’orchestre, Sylvain Roland, de l’importance du rythme, de la mélodie pour une chorégraphie afin de suivre les changements de pied du cheval-artiste sur la piste. Un cheval ne fait jamais deux fois la même chose. Quand je pars sur un petit piaffer, tac-tic-touc, d’une simplicité… qui prend de l’ampleur, qui va vers le haut, là vous avez l’impulsion du cheval, la croupe qui s’arrondit, le devant qui monte, c’est ce qu’on appelle l’impulsion. Là, la musique est fondamentale, un élément, un art rassembleur. Et elle a un point commun avec le cheval : tous les deux sont universels. Pouvoir tous ensemble jouer chacun notre répertoire avec l’accord sur le la 440 et la synchronisation du mouvement, ce sont de grands moments de partage et d’émotion. De fragilité aussi, parce que c’est une alchimie de la perfection humaine la musique.

En 2001 quand j’ai reçu, au Festival du Cirque de Monte Carlo, le « Clown d’Or » des mains de son Altesse le Prince Rainier avec mon magnifique cheval Ukraine, qui excellait à tous les changements de pied, ce fut un grand moment d’émotion entre Ukraine et moi. De ces moments que l’on n’oublie pas. Il faut donc savoir donner plus encore au cheval qu’on ne lui prend, qu’on ne lui demande. Le cheval, comme l’Homme, peut tout améliorer en lui. Mon rôle d’éducateur, de pédagogue est de révéler, chez chacun de mes chevaux, son talent spécifique. Un vrai homme de cheval peut améliorer n’importe quel cheval. Tous les chevaux m’intéressent et souvent ce sont les plus récalcitrants au début qui vous en apprennent le plus.

Pas besoin de la dureté de l’éperon une pression de la jambe suffit car il est sensible même à une mouche qui se pose sur son flanc. Comme avec l’étrille, il aime qu’on le presse, qu’on le gratte mais pas qu’on le brusque ou qu’on le chatouille ! Dans le Sud de la France j’ai appris qu’il n’y avait pas besoin de les attacher à un tuteur pour faire pousser plantes ou fleurs. Il suffit de savoir comment et quand les tailler délicatement pour qu’elles grandissent. Et c’est pareil pour un cheval. En liberté surtout il faut savoir l’amener vers l’instant par la musique de la parole et le geste car son instinct primaire c’est la fuite. Doué d’empathie, il sait d’emblée notre caractère, nos forces et faiblesses, notre humeur du jour. Ainsi, quand j’ai des soucis ou des peines de cœur, je pose mes chambrières car le cheval le sentirait et nous ne ferions rien de bon ensemble ce jour-là. Le cavalier ou la cavalière qui croit tout savoir, un jour le cheval lui expliquera qu’il ne sait rien… Quintessence : conjugaison des cinq sens. Les cinq doigts de la main. Cinq mots que j’ai inventés :

l’éducation donne l’espoir

l’espoir donne la foi

la foi donne l’amour

l’amour donne l’éternité

l’éternité c’est l’amour

 

On m’a souvent considéré comme un autodidacte. Pour moi un autodidacte, ce n’est pas quelqu’un qui apprend tout seul, c’est bien au contraire quelqu’un qui sait, mieux que les autres, observer et apprendre des autres. J’ai beaucoup appris de François Baucher. Estropié d’une jambe, il a découvert qu’on pouvait éduquer un cheval à la sensibilité et pas seulement à l’éperon : une découverte extraordinaire. Grâce à la piste. J’ai adoré le livre de Jean-Louis Gouraud, Le Cheval est une femme comme les autres, il fait ce parallèle, intéressant, avec une belle écriture, des textes riches. Je choisis mes maîtres dans tous les domaines. Dans le domaine de la musique, comme dans celui de la technique des chevaux, avec mon oncle, mais surtout mon cousin Philippe, qui était pour moi le vrai mentor. Il n’était pas seulement l’homme des chevaux, mais l’homme des animaux et un formidable pédagogue. Car si vous n’êtes pas pédagogue, vous ne pouvez rien découvrir. J’ai créé la première école de cirque en France, en 1974 avec Silvia Monfort : l’Ecole au carré. Après plus de 50 ans de pratique de mon art, je conserve le même enthousiasme et la même envie d’apprendre et de partager qu’à mes débuts sur la piste. Maintenant est venue l’heure de la rencontre de l’échange autour du cheval entre pratiquants de toutes disciplines artistiques. Créer du lien, transmettre, innover, valoriser le savoir faire dans tous les domaines du spectacle équestre et plus généralement du spectacle vivant auprès du tous. Telle est l’ambition portée par la création du Pôle d’Action Culturelle Equestre au sein du domaine de Crochant, fief de la principauté d’Orange. Une volonté permanente d’échanges et de savoirs complémentaires qui contribuent à l’ouverture et l’enrichissement des arts traditionnels de la piste.

Pourtant, le cirque équestre n’a pas toujours eu bonne presse. Sur François Baucher[1], le Vicomte d’Aure[2] fait écrire par George Sand dans la presse « Que ce saltimbanque ravale son titre d’écuyer, car se donner en spectacle dans sa sphère obscure, il dévalorise l’équitation française ». Baucher lui répond : « Monsieur le Vicomte, vous qui souhaitez que je ravale mon titre d’écuyer parce que je me donne en spectacle, je vous rappelle quand même que Molière et Shakespeare avaient eux aussi eu la bassesse de jouer leur pièce en public, et qu’en imitant ces deux génies dans ma sphère obscure, je ne fais que répondre à leurs voix, qui me crient sans cesse : élevez votre intelligence sur la ruine des préjugés ». Les chevaux ont horreur des préjugés.

En 1980 je crée le spectacle « Le cirque commence à cheval ». A l’époque, je ne connais pas l’histoire de la piste. Aujourd’hui je dirais : le cirque a fini à cheval ! Ironie : mon histoire est née avec le carré. Si on connaît Grüss aujourd’hui, si on connaît mon nom, c’est grâce à Sylvia Montfort, au Carré Sylvia Monfort.

La place de l’hôtel Salé, maintenant devenu le musée Picasso, faisait 24 mètres sur 24. Mon chapiteau, 30 mètres de diamètre. J’ai monté un chapiteau de 30 mètres de diamètre dans une cour de 24 sur 24. Voilà la Quintessence : la quadrature du cercle. Quand on suit les lignes du carré, qu’on tire les lignes du carré, on est forcément au centre.

Le cirque a des milliers d’années. On fête cette année les 250 ans de la piste, espace découvert par Philip Astley en 1768. Aujourd’hui, ma famille est certainement la dernière à pratiquer les trois disciplines, comme les avait pratiquées Antonio Franconi, par exemple. Le travail en liberté, l’acrobatie à cheval et la haute école. C’est ce qui nous donne cette aisance-là, de pouvoir passer du piaffer au sauter debout sur un cheval ou de mettre un cheval debout ou d’en mettre 17 dans la poste, comme c’est le cas en ce moment avec mon petit fils Charles. Le travail de la piste est quelque chose d’énorme, que l’on a toujours occulté. C’est en ce sens que La Fondation pour les Arts de la piste a été créée. La maîtrise des arts équestres passe aussi par l’éducation des chevaux : les présentations en liberté sont une composante majeure des arts de la piste, car elles montrent le travail de l’écuyer qui apprend aux jeunes chevaux à répondre à ses gestes et à sa voix. Qui les éduque pour les faire évoluer en groupes plus ou moins nombreux. Qui les conduit à sublimer la nature pour présenter de véritables ballets équestres.

La piste.

Pourquoi 13 mètres de diamètre ? Tout un mystère.

Pourquoi sa circonférence fait 40 mètres ?

Pourquoi la Terre fait 13000 km de diamètre ?

Pourquoi la Terre fait 40000 km de circonférence ?

Pourquoi la composition du sol de cet espace scénique magique – seul espace où toutes les espèces du monde peuvent évoluer ensemble – c’est la terre ?

C’est le seul espace scénique au monde qui soit fertile.

Et tout ça pour les chevaux.

Pourquoi ?

 

Parce que comme pour l’homme, il y a une chose qui n’est pas naturelle chez lui, c’est l’équilibre. Quand vous tournez dans un espace circulaire de 13 mètres de diamètre aux trois allures – au pas, au trot et au galop, vous savez ce que c’est, que de chercher son équilibre. Sur la piste le travail est fondé sur ces deux principes : l’aplomb et l’équilibre. Quand on a acquis ces deux principes, on a forcément plus d’aisance et plus de précision pour attaquer et se défendre. L’équilibre pour l’homme ou le cheval n’est pas naturel. C’est quelque chose qui s’apprend et se retransmet.

Quand vous avez trouvé à main gauche, changez tout de suite de main. Mais en même temps que vous changez de main le cheval, lui, change de pied. Remarquez bien : on change de main, on ne change pas de pied.

La main permet de manifester sa pensée sut la terre.

La valeur des choses, d’un humain, d’un cheval…

La vraie valeur, ce n’est pas par ce qu’elle prend, c’est par ce qu’elle donne.

On prend comme on donne – avec la main.

 

Dans la famille on s’est toujours appris : quand on salue, quand on fait ce geste-là, on doit penser, on doit penser à haute voix : « C’est pour vous que je fais ça, c’est mon cadeau, pour vous ».

On salue toujours des deux côtés. Souza, mon alter ego, qui a maintenant 19 ans, sort debout devant moi, je mets la main sur sa croupe et on traverse toute la piste. Je sens cette masse de muscles, tac-tac-tac, une cadence… il essaie de me suivre, et moi j’essaie de savoir dans quelle cadence il est bien. On va jusque sous l’orchestre et les rideaux se ferment. Le cheval est encore debout, ma main sur sa hanche.

 

 

[1] François Baucher, né le 16 juin 1796 à Versailles et mort le 14 mars 1873 à Paris, est un écuyer, maître de dressage français. Il est le maître incontesté de l’équitation raisonnée qui sera, au cours du XIXe siècle, opposée avec virulence à l’équitation instinctive du vicomte d’Aure.

[2] Antoine-Henri-Philippe-Léon Cartier, vicomte d’Aure, était un écuyer (cavalier) français né à Toulouse, le 2 juin 1799 (15 Prairial VII)[1]. et mort le 6 août 1863 à Saint-Cloud. Il promeut un style de dressage des chevaux qui sera, au cours du XIXe siècle, opposé parfois avec virulence à la méthode de François Baucher.

 

A SUIVRE…

Les auteurs :

– Jean-Louis Gouraud, écrivain, éditeur
– Atiq Rahimi, écrivain, prix Goncourt
– Pierre Durand, cavalier de Jappeloup
– Alain Connan, commandant de Marine marchande, fondateur de Greenpeace France, ayant notamment commandé le Rainbaw Warrior, le Syrius

– Hubert de Gévigney, amiral
– Adriana Tager, sambiste
– Mahyar Monshipour, champion de boxe – Alain Louyot, grand reporter
– Antoine Grospiron Jaccoux, réalisateur – Jean-Francis Vinolo, journaliste
– Sylvain Chaty, astrophysicien
– Pauline Ambrogi, auteure
– René Bruneau, écrivain

Préface par Claude Thomasset, professeur émérite Paris 4 Sorbonne.

L’ELOCOQUENT, éditeur Association loi de 1901

Format : 224 pages
Prix de vente TTC : 23 euros

Contact :
Elise Dürr
06 87 66 13 96 elise.durr@wanadoo.fr

ALLER SUR LE SITE DE LA MAISON D’EDITIONS : www.elocoquent.com

 

 

 

 

 

 


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