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Venezuela-Colombie: L’exode d’un peuple.

publié le 18/01/2022 | par Jean-Paul Mari

Sur 30 millions de Vénézuéliens,
ils sont déjà 6 millions à avoir quitté leur pays depuis 2014. Beaucoup s’aventurent, à pied, dans la montagne, pour gagner Bogota en suivant la Route 55.

Nous avons fait le chemin en sens inverse, pour aller à leur rencontre.

 

Un groupe de Vénézuéliens marche vers Berlin, en Colombie,sur le chemin pour Bucaramanga (août 2021). Ils espèrent ensuite se rendre à Santiago du Chili. Credit: Nadège Mazars / Première Urgence Internationale 2021

 

Au début, on a du mal à le croire. Cette famille, que fait-elle à marcher en équilibre sur l’arête gelée d’une montagne ? Il y a Angie, 33 ans, la mère, trop mince, en tee-shirt et pantalon léger, Roger, 20 ans à peine, le père adoptif des enfants, les deux fillettes et un garçon de 6 ans, veste de nylon trempée par la pluie.

Tous maigres, un brin crasseux, avec cet air élimé des « caminantes », les marcheurs de la route, usés par les privations et le chemin. Et leurs pieds ! Chaussés de simples sabots en plastique à trous, conçus pour une balade à la plage.

Angie travaillait comme infirmière près de Caracas, dans un hôpital vide de médicaments. Lui était chorégraphe, et opposant au régime du président Maduro qui a succédé en 2013 à l’historique Chavez. Sauf que le temps de la prospérité du pétrole et de l’argent facile est terminé.

La production, mal gérée, a plongé, comme le prix du baril, le PIB a chuté de 80 % en huit ans, la corruption a explosé et le régime s’est durci, faisant la chasse aux opposants, forcément « contre-révolutionnaires ».

Roger, artiste et fonctionnaire un brin dissident, licencié, s’est retrouvé au chômage. Alors, avec Angie,  ils ont pris la route de l’exil, à pied, faute d’argent pour le bus, comme les 6 millions de Vénézuéliens qui les ont précédés ces dernières années. Il fallait faire vite. Le regard bleu délavé d’Angie est strié de bandes rouges, « carnosité », sorte de cataracte, à opérer d’urgence, avant qu’elle ne perde la vue.

Où vont-ils en tee-shirt et sabots de plastique, leurs pieds déjà en sang ? D’abord vers Bogota la capitale colombienne à 600 kilomètres de là. Puis au Pérou, à 3500 kilomètres, rejoindre un bout de famille parti voilà quatre ans.

Chez eux règne en permanence une chaleur tropicale. Devant eux, il y a la montagne culminant à 3400 mètres d’altitude. L’ascension n’a pas encore commencé que le gamin claque déjà des dents. Et ils n’ont aucune idée de ce qui les attend. « On m’a seulement dit que c’était dur… »

Dur ? À partir d’ici, la route devient mortelle.

Il faut quitter Bucaramanga, à 1000 mètres d’altitude. À la sortie de la ville, Morro Rico, une favela accrochée à la pente, maisons de bois incrustées dans les trous de la forêt. Pays neuf.

Pour s’y installer, on tranche de frais la montagne, quitte à la raser au besoin. L’endroit est dangereux, murs couverts de tags et de slogans révolutionnaires, tas de briques aux mains de la guérilla et des gangs.

Près de Bucaramanga, Colombie. Vue de la route vers le Mont Picacho. Credit: Nadège Mazars / Première Urgence Internationale – 2021

Berlin, le piège des hauteurs

Dès la sortie de Morro Rico, la route grimpe aussitôt, raide, en lacets serrés, virage après virage, jusqu’au tournis. D’abord, la forêt tropicale, bananes et bosquets de bambous, odeur forte d’humidité. Aucun espace sur le bas-côté et des poids lourds qui tanguent comme des cargos ivres. A mi-pente s’ouvre la Vallée des brumes, ciel aveuglé en permanence par des colonnes de brouillard épais, gris cendre, sur une route que la végétation enserre dans le nœud coulant de ses lianes. Il pleut, comme toujours.

Le froid est de plus en plus vif. Les tropiques ont laissé la place à un paysage de pins et de prés piqués de vaches laitières. Soudain, arrivé sur le plateau, plus rien. Un vent violent écorche la roche jusqu’à l’os. Pas un arbre, pas un buisson, pas un abri. Ici, même la pomme de terre ne résiste pas au climat.

Nous sommes à 3 400 mètres d’altitude dans les Andes, là où le soleil de montagne cuit les visages et déshydrate les corps, là où le froid de la nuit descend à moins 5 degrés, là où on ramasse parfois au matin des humains morts d’épuisement, de soif, d’hypothermie. Le piège des hauteurs.

Marcher. Jusqu’à atteindre un hameau de maisons basses au nom prétentieux, mais glacial, de Berlin. Au sommet, une poignée de tentes isothermes permet d’accueillir les survivants. Là encore, on écarquille les yeux en voyant arriver à pied une femme qui pousse… un berceau. Solimar, elle aussi, marche depuis le Venezuela avec sa fille de 3 mois, « ma princesse », boule enfouie sous une montagne d’étoffes.

Et Yurvelis, 24 ans, trois enfants, dont l’un de 5 ans qu’elle doit porter à bras-le-corps. Le gosse est raide, spastique, sa tête démesurée en hyperextension : hydrocéphale. Yurvelis a perdu les papiers de son fils. Les a fait refaire en Colombie. Doit revenir au pays chercher le reste de sa famille.

Des bénévoles offrent une soupe chaude et poussent les caminantes à l’intérieur des tentes. Sur le chemin, ceux qui n’ont pas eu le temps d’arriver au sommet sont condamnés à dormir roulés en boule au creux de la route. La nuit va tomber sur les Andes. Le vent siffle la fin de la vie.

 

La pirogue de José

Quand ses gosses ont vu le grand lit dans la chambre de l’hôtel d’accueil, l’un d’eux a éclaté en sanglots. Trois mois que la famille ne dormait plus que sous un arbre, dans un enclos de ferme, un coin de poulailler. Trois mois sans sommeil pour José, le père, 38 ans, qui passe ses nuits debout, l’œil mi-clos, à surveiller que personne ne fasse de mal à ses cinq gosses, de 2 à 12 ans.

Trop d’histoires de caminantes attaqués, par des gangs ou par d’autres migrants mâles en bande, trop de femmes violées, d’enfants enlevés, surtout les gamines attendues par les clients, ou même de femmes enceintes volatilisées en chemin, dont le bébé à naître se vend très bien.

Route entre Pamplona et Bucaramanga – Intervention Première Urgence Internationale – Crédit photo Première Urgence Internationale.

Trois mois que José porte lui-même le plus petit dans ses bras, sans jamais le quitter, sa femme, Marvelis, fermant le cortège. Folie ? Oui, bien sûr. Encore faut-il avoir le choix du raisonnable dans un monde qui ne l’est pas. José travaillait dans la construction au Venezuela près de Puerto Ayacucho.

Plus de construction, plus de travail. La pêche dans le Rio ne suffit pas. Il s’est mis à collecter les vieux métaux, fer et cuivre. La frontière colombienne est à trois heures de marche par le sentier. Jusqu’à 1 tonne de métal à charrier, à charger dans une pirogue de 12 mètres de long, fine et instable, qui roule à chaque coup de rame dans la nuit du fleuve, avec l’eau à 10 centimètres du bord. « Beaucoup se sont noyés. »

– Pamplona, Colombie:  « Aujourd’hui nos transportons plus que des boissons. Nous transportons l’espoir. »
 Credit: Nadège Mazars / Première Urgence Internationale

Au retour, le partage avec ses trois complices et les policiers qui attendent pour les racketter. Au bout du compte, à peine de quoi empêcher ses enfants de mourir de faim. « J’en ai eu assez. » Sa mère, sa sœur et sa nièce étaient déjà parties un an plus tôt vers l’Equateur. José a entassé les affaires de la famille dans des sacs en plastique.

Un camion qui s’arrête parfois, des paysans qui tendent une galette de maïs aux gamins, l’eau d’un abreuvoir à bétail, et lui, debout toute la nuit, appuyé contre un arbre, une main sur la machette à sa ceinture. La montagne a failli les tuer. Jusqu’à ce refuge, tenu par l’ONG, Première Urgence internationale.

Un lit ! On leur a proposé de laver leurs vêtements crasseux. Gêné, José a failli refuser. Ils n’en avaient pas d’autres. Toute une chambre pour les siens ! Pour la première fois, José a pu dormir. Pas très bien il est vrai, à cause de ces rêves de pirogue qui coule sur le fleuve et d’ombres qui rôdent dans la nuit au sommet des Andes.

Quelques nuits au chaud et ils repartiront. A pied bien sûr. Vers où ? « Quito, en Equateur. » Combien de temps de marche ? « Je ne sais pas. » Je n’ai pas osé lui dire la distance exacte qui leur restait à couvrir. 1 656 kilomètres.

 

Pamplona, la marmite de Marta

Tout a commencé par une nuit glaciale de 2015. A 2 700 mètres d’altitude, l’hiver ne pardonne pas. En face de la maison de Marta Duque, il y a une petite passerelle couverte. De sa fenêtre, elle a vu une famille entière qui s’entassait à même le sol. Les gosses ! Elle a sorti un matelas, des couvertures, et cuisiné une soupe chaude. Au matin, les caminantes étaient partis. Le soir, d’autres avaient pris leur place. Et le soir d’après. Et tous ceux qui ont suivi.

Marta a sorti sa plus grosse marmite. Le flot a grossi. Les migrants dormaient allongés sur la passerelle, les trottoirs, débordant sur la rue, à bout touchant des camions qui freinent dans la courbe. Marta a vidé son appartement, le salon et les deux chambres qu’elle a couverts de matelas. Depuis, chaque nuit, elle ouvre sa porte et son adresse est devenue la grande auberge des migrants à la dérive.

A Pamplona, Marta Duque accueille dans son refuge entre 600 et 1 200 personnes chaque nuit depuis sept ans. Credit: Nadège Mazars / Première Urgence Internationale – 2021

Le matin, elle court les marchés en gros pour récupérer les légumes invendus, trouve de la viande, du gras, et cuit des litres de bouillon sur sa cuisinière avec du bois ramassé dans la forêt. Elle et son mari dorment au grenier. Lui, ingénieur électrique, l’aide au retour du travail. Comme sa fille, son beau-fils, sa nièce, toute la famille, plus un coup de main de volontaires de passage, quand il faut accueillir entre 600 et 1 200 personnes par jour.

Sept ans, chaque nuit ! Et elle continue, sans aide, sinon quelques colis envoyés par des ONG. Sept ans sans dévier d’un pouce, sans faiblesse. Les voisins, la mairie, la police ont fini par grincer. Illégal !

« Moi, je leur réponds que les lois de l’humanité sont au-dessus des lois des hommes. »

Marta Duque. Crédit Jean-Paul Mari.

59 ans, un visage en terre cuite d’Indienne, une natte brute barrant son grand poncho en laine blanche, une carrure de combattante, Marta est une montagne sur la montagne. Elle a perdu trois frères à cause du Covid, passé dix-huit jours sous oxygène, mais soigne elle-même les infectés qui débarquent en toussant à fendre l’âme :« Ici passe toute la douleur du monde. »

Marta se rappelle cette mère désespérée par la perte de son fils de 14 ans, mort d’un infarctus dans un bus. Marta a passé deux semaines pour récupérer le corps, organiser des funérailles et trouver de quoi lui offrir une sépulture décente. Paysannes perdues ou toxicomanes, médecins, professeurs, artistes, ex-militaires ou députés, jusqu’à ce ministre de l’Agriculture en exil, c’est tout le Venezuela qui défile dans les murs de sa maison, qui tremble au rythme des poids lourds.

Rien n’ébranle Marta. Elle-même a passé sa vie de « leader social » à se battre pour les libertés, le droit à la santé et à l’école moins chère. Elle en a gardé une certitude : « Je dis à mes gens qu’on ne peut pas renvoyer à la rue quelqu’un qui frappe à la porte la faim au ventre. »

 

Le Slam d’Ander

Incompréhensible… Un homme, un seul, fort certes, la cinquantaine, mais entouré de cinq femmes et d’une myriade de bébés, chargés comme des baudets, ahanant, souffle coupé, alors qu’ils viennent à peine d’attaquer la côte. Les sacs neufs et les colis viennent juste d’être fournis par le CASP, (Centre d’attention sanitaire gouvernemental) géré par Première Urgence Internationale et Solidarité, dernière halte obligée avant la montagne. Ici, le migrant suit un parcours précis en forme de radioscopie : identité, masque et désinfection, visite médicale, soins pédiatriques aux enfants, consultation psy et repas chaud et copieux. Plus un kit alimentaire à emporter.
Il est sept heures du matin, il fait six degrés, le centre est plein et les bénévoles recommandent aux marcheurs de ne pas échanger leur kit contre un trajet proposé par des hommes en camionnette, qui les détroussent pour mieux les abandonner quelques kilomètres plus loin.

Le groupe du quinquagénaire souffle au bord de la route. Ce n’est pas une famille. Seulement des femmes isolées croisées sur le chemin que l’homme n’a pas eu le cœur de laisser marcher sans la protection de son coupe-coupe.
Pourquoi prendre autant de risques ? L’homme sourit et se tourne vers un jeune homme assis dans le fossé : « Pourquoi ? Ander, dis-le au señor. Allez, chante… »

Et Ander se dresse en entamant un slam de sa composition :

– « C’est l’heure de se réveiller. L’heure de chercher de l’argent/
Tu t’assois sur la place, en transes, sachant que tu n’as aucune chance/
Je vais au supermarché, acheter un pain de farine,
me colle dans la queue, petit comme Peter Pan/
Sort un employé du magasin, me dit d’une voix agressive,
On ne vend que des demi-pains et seulement un par client/
Avec un kilo de farine, aujourd’hui, faut nourrir cent personnes/ »

Dans le fossé, une femme hoche la tête en serrant son bébé qui demande le sein, elle n’a plus de lait.

– « Si tu as une amoureuse, c’est une vraie galère
Faut dire les choses, pas question d’aller au Mc Do. Ni ailleurs, ni nulle part/ On rentre à la maison manger du gruau de maïs à deux
On s’aime, c’est vrai, mais on sait qu’on est baisés/
Je vais en ville et je sens que ce pays n’est plus le mien
Partout, il y a des Chinois qui nous ont envahis/
L’affaire est foutue, le monde se dégrade, les méchants sont dans la rue
et te volent tous les jours
tu dois saluer celui qui t’agresse et lui donner ton vieux portable/
L’Enfant Jésus s’est barré en voyage et il n’est pas revenu
Mais je le comprends et n’en fait pas une histoire/ »

Ander slamme et les autres l’encouragent. « Dis, Ander, dis ! »
– « Oh oui, je le comprends, l ’Enfant Jésus, il est comme nous, dépouillé et baisé
Mais tout va bien, il faut seulement un peu d’imagination/
C’est ma chère patrie et tu ne sais pas combien je l’aime
Et que nous reste-t-il sinon lutter comme des frères ! /
Nous sommes dans le monde, il est en train de s’effondrer
Mais on continuera, baisés, mais souriants. »

Ander s’est tu. Le quinquagénaire

 

Ronald, « si je t’oublie Venezuela »

Ronald Vergara adore les fleurs, naturelles de préférence, qu’ils cultivaient bio dans ses grands champs. Fermier prospère de 38 ans, mais opposant politique, menacé de mort, il a fait son sac à dos voilà cinq ans.

Du passage de la frontière à Cucuta, il garde le souvenir du grand pont Simon Bolivar, submergé par le peuple des migrants, un chaos de taxis jaunes, des gosses mendiants accrochés aux portières, la marée des pickpockets, l’absence de police, l’omniprésence de la guérilla et des hommes de main. Le pont de tous les dangers.

Lui aussi a marché et souffert des semaines, avant de trouver un travail dans les champs de café. Le temps de se refaire et il est revenu près de la frontière ouvrir un commerce d’Arepas, de beignets au fromage. Sur la route, devant son échoppe, les migrants passaient, affamés.  Ronald leur a offert ses cinquante beignets, avalés en une heure.

Alors il a rempli sa marmite, oui, celle-ci, vieille et noircie, accrochée au mur de son salon. Elle non plus n’a pas duré bien longtemps. Les migrants défilaient, demandaient : « Quel nom, ici ? » – « « Heu…ne sais pas… Nous sommes tous frères et nous marchons ». Va pour « Hermanos Caminantes » !

L’argent de son commerce s’épuisait au rythme forcené des marmites. Avec la Covid, les magasins ont dû fermer. Ronald a contacté Cristal Montañez, ex-miss Venezuela, réfugiée elle aussi, qui lui a fait parvenir des camions de riz, de poulet, de légumes. Ronald a quitté le bord de la route pour louer cette hacienda, ici, tout au bas de la côte vers Pamplona.

. Credit: Nadège Mazars / Première Urgence Internationale – 2021

Il tient les statistiques, note les noms, le nombre d’enfants, origine et destination. De plus en plus de caminantes vont jusqu’au Chili, à la recherche de travail dans les cafés de Santiago à… 4700 km d’ici ! Des mois de marche.

Fatigué de voir ses frères partir en guenilles à l’assaut de la montagne, Ronald a inondé ses amis de messages, en France, en GB et aux USA. Pas de réponse. Sauf en Espagne où, chaque dimanche, sur la Plaza major de Madrid, un réseau collecte pour lui des tonnes de vêtements destinés à la poubelle. Il en faut pour équiper les 30 000 pénitents qu’il a vu passer en trois mois, près de cent mille en un an.

Aujourd’hui, Ronald s’autorise à rêver. Il rêve d’installer une chaine de points d’appui tout au long de la route, jusqu’à Bogota, le sud de la Colombie, et l’Équateur. Ronald rêve même du jour où le Venezuela aura retrouvé la paix et la prospérité, de ce jour béni où les caminantes, paysans, cultivateurs de fleurs, prof ou médecins, reprendront la route en sens inverse.

Ce jour-là, il faudra bien les aider, non ? Et Ronald pointe sur la carte de son pays le carrefour stratégique où il installera sa première base.

Sur le chemin du grand retour.

Arauquita, de l’autre côté du rio.

C’est une frontière serpent qui suit les méandres du fleuve. À mi-hauteur, le Rio découvre une large bande de sable. Ici, la Colombie, là-bas, à 400 mètres, le Venezuela. Quand il pleut, l’eau monte de plusieurs mètres e vient lécher les magasins colombiens.

Peu importe la météo, chaque jour, de 6H00 à 18H00, une navette de longues pirogues se croisent au milieu du fleuve. Les unes amènent les Vénézuéliens en quête de ce qui manque chez eux, c’est à dire tout. Les autres, chargées jusqu’à la gueule, les ramènent chez eux où tout est revendu.

En principe, ce poste-frontière est fermé. En principe, parce qu’ici, c’est la guérilla qui fait la loi et fixe les horaires. L’ELN ou les FARC, « Elefantes » et « Fresas » en langage local. D’ailleurs, ces hommes assis l’air absent sur un bout de quai sont ses yeux et ses oreilles. Chacun leur paie un impôt révolutionnaire, baptisé la « Vaccuna », le « Vaccin » obligatoire, mais sans formalités. Sorte de Pass pour avoir la vie sauve.

La frontière fermée reste donc ouverte, le maire ne dit rien, la police ne se montre pas sous peine de prendre du plomb et les militaires n’ont pas envie de déclencher une guerre. Alors voguent les pirogues sur le Rio d’où émergent parfois les nageoires des dauphins roses du fleuve. De l’autre côté, la ville de La Victoria est sous perfusion.

Navette des marchandises, navette des hommes. On les appelle les « pendulaires » qui viennent ici chaque jour, médecins devenus vendeurs de café dans les parcs ou ingénieurs balayeurs De quoi gagner quelques précieux pesos à convertir aussitôt en provisions pour leur famille. D’autres viennent trouver ce qui leur manque cruellement, des médicaments, un hôpital et cette clinique tenue par Première Urgence Internationale.

Carlos, 50 ans, médecin de l’ONG, voit défiler les femmes enceintes. Faute de contraception, elles accouchent ici d’enfants nés colombiens qui auront droit à une couverture médicale, une crèche, une école.

Les hommes, eux, souffrent de malbouffe, de diabète et d’hypertension. Devant la clinique, l’un petit commerçant, l’autre instituteur. Au printemps dernier, guérilla et forces militaires se sont affrontées pendant deux mois d’affilée dans les rues de La Victoria. À l’arme automatique, blindé et hélicoptère.

Quinze mille personnes ont traversé le fleuve, valise sur la tête. L’instituteur, qui est retourné là-bas, a traversé une ville fantôme. Et l’armée vénézuélienne, secouée, a fini par céder le terrain. La ville est donc « zone libérée » c’est- à dire sauvage. Les guérilleros ont enlevé trente hommes pour les enrôler de force, dont un petit paysan, père de six enfants.

Aux dernières nouvelles, les combats ont repris, cette fois entre les deux mouvements de guérillas pour le contrôle des routes de contrebande et de cocaïne « Grâce à Dieu ! » soupire l’instituteur « il nous reste cette clinique, Arauquita. Et le Rio. »

 

 

FIN

 

 

Infographie / Mehdi Ben Yezzar / l’Obs

 

LE VENEZUELA EN TROIS DATES

2013

Mort du président socialiste Hugo Chávez, homme fort depuis 1998. Et élection
du vice-président Nicolás Maduro.

2014-2018

Chute de la production du pétrole des deux tiers, chute des prix, corruption, boycott des États-Unis… l’économie s’effondre. L’inflation, surréaliste, atteint jusqu’à 2700%paran.

2021

L’État est paralysé, le peuple a faim,
la répression des opposants se durcit, à coups d’arrestations et d’exécutions. Un habitant sur cinq a pris le chemin de l’exil.

 

Aller sur le site de PUI, Première Urgence Internationale


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