Edito: « Deux naufrages, deux mondes », par Laurent Joffrin
À quelques jours d’intervalle, deux accidents maritimes ont occupé l’actualité. Comparaison…
Le sauvetage émeut le monde entier. Les passagers sont en perdition, disparus au fond de l’eau, les secours s’organisent, les navires spécialisés convergent vers le lieu du sinistre, on espère encore, alors que l’espoir est mince, tirer des abysses ceux qui étaient à bord de ce fragile esquif dont les commanditaires se sont affranchi des règles de sécurité.
De qui parle-t-on ? Des quelque sept cents migrants entassés à bord d’un vieux chalutier qui a chaviré en pleine nuit au large de la Grèce ?
Non. D’une coquille de noix technologique partie dans les profondeurs, visiter l’épave du Titanic avec cinq occupants à son bord, dont on sait, malheureusement, qu’ils ont perdu la vie. La fascination pour les grands fonds, le mystère d’une épave de légende, le souvenir d’un « blockbuster » hollywoodien fort bien ficelé et joué par deux stars mondiales, Leonardo Di Caprio et Kate Winslet : tout cela explique bien sûr l’intérêt du public et des médias pour le sort tragique du sous-marin de poche Titan, y compris celui de l’auteur de ces lignes, passionné des choses de la mer, et qui se gardera de donner des leçons dans cette circonstance.
Mais tout de même… La comparaison entre les deux naufrages mérite un instant de réflexion sur le monde et la mer en cette année 2023.
On connaît tout ou presque des touristes sous-marins disparus, le Français qui pilotait, le propriétaire américain un peu tête brûlée – l’époux d’une arrière-petite-fille d’un couple de passages du Titanic – les clients fortunés qui ont payé quelque 130 000 euros pour plonger sous l’Atlantique, etc.
En Grèce, mises à part quelques images de visages émaciés et de silhouettes efflanquées regroupées derrières des grillages, les migrants forment un groupe anonyme de survivants effarés, muets, traumatisés, et de disparus à jamais, hommes, femmes, enfants, noyés dans le naufrage, dont personne, sinon leur famille, ne se souviendra.
Dans l’Atlantique, on suit de près les bateaux dépêchés près de Terre-Neuve, lieu du naufrage de 1912, tel navire américain ultraperfectionné, tel engin sous-marin prêté par l’Ifremer, organisme français habitué des grands fonds, tel avion qui peut repérer à distance les bruits assourdis par l’océan.
En Méditerranée, on comprend vaguement qu’un avion de Frontex a localisé le chalutier venu de Tobrouk, que d’autres ont tourné autour, qu’un navire grec a tenté de le remorquer, soit pour le sauver, soit pour l’éloigner, mais que selon les rares témoins, la manœuvre a mal tourné, que les amarres ont déséquilibré le navire vétuste et surchargé et l’ont fait chavirer, causant la mort de plus de 500 personnes.
Les reportages ont aussi montré l’habitacle exigu que l’armateur jovial du Titan faisait visiter, la petite commande de jeux vidéo qui permettait de le piloter, les hublots renforcés, les sièges en plastique noir… Au large de la Grèce, ils n’ont pas montré les femmes et les enfants entassés à fond de cale dans le chalutier avec interdiction de sortir, les passeurs qui refoulent les récalcitrants à coups de ceintures ou de chaînes, l’eau sale parcimonieusement distribuée, le pont bondé d’hommes assis ou couchés, souvent prostrés, courbant la tête sous la férule des passeurs.
On saura tout ou presque, enfin, de la perte du Titan, des erreurs commises, des précautions ignorées, des risques excessifs pris par ses armateurs. On saura peu de choses, sinon par bribes, des circonstances exactes de la mort de centaines de personnes, à travers un brouillard de mensonges et d’imprécisions.
Certains passeurs ont été arrêtés, tout de même — ils risquent la prison à vie — mais les autorités de Tobrouk, qui laissent partir ces cercueils flottants, les autorités grecques, qu’on soupçonne d’avoir refusé une aide sérieuse au chalutier en difficulté, les autres pays européens, qui ont laissé seuls pendant longtemps les pays « de première ligne » comme la Grèce et l’Italie, se fondront à coup sûr dans la brume de rapports tardifs, d’enquêtes avortées et de dénégations générales.
La suite ? Des règles précises et strictes pour les explorations à grande profondeur, à coup sûr. Et, s’agissant des voyages de migrants, des accords ambigus, lents à conclure, difficiles à appliquer, pour ces hommes du sud sans nom et sans visage qui continuent de se lancer sans précaution sur la mer cruelle, sans gilets, sans canots de secours, pour gagner, peut-être, un jour, une place au soleil du nord.
En principe, sur ces eaux hostiles, atlantiques ou méditerranéennes, tous les marins, tous les passagers, sont égaux devant les règles de sauvetage en mer. Mais certains, une nouvelle fois, sont plus égaux que d’autres.
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