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Chine.La naissance des écritures. « Dans la forêt des signes »

publié le 08/08/2021 | par Jean-Paul Mari

Cela a commencé sur des carapaces de tortue il y a plus de trois mille ans, puis sur le bronze, la soie, enfin le papier, pour arriver aujourd’hui à un prodigieux dictionnaire de 55 000 caractères.
Le professeur Jacques Pimpaneau raconte l’épopée de cette écriture, qui donne aujourd’hui son unité à une civilisation dans laquelle les Chinois des différentes régions ne se comprennent pas entre eux mais… lisent le même journal


 

– Dès l’origine, l’écriture en Chine confond le réel et la légende. Et l’histoire réelle commence par nous parler de divination et de magie…

Jacques Pimpaneau. – Sous la dynastie Shang, quand le devin de l’empereur voulait connaître l’oracle, savoir si le jour était propice au seigneur pour aller à la chasse ou lancer son armée contre l’ennemi, il posait une écaille de tortue dans le feu en guettant les premières craquelures. Puis il interprétait l’oracle et inscrivait la date et la réponse obtenue: «Tel jour, tel mois, telle année, il n’y aura pas de malchance…»

Ainsi les premiers signes d’écriture retrouvés par les archéologues ont été inscrits sur des plastrons de tortue ou des omoplates de bovidés, aux environs de1500 ans av. J.-C.

La légende, elle, parle de Cang Jie (ou Tsang-Kié), supposé être devin, scribe et ministre de l’empereur Jaune, celui qui aurait unifié la Chine. Cang Jie le clairvoyant est toujours représenté avec deux paires d’yeux, capables de scruter les choses au-delà des apparences. Et c’est en observant sur le sol les traces de pattes laissées par des oiseaux qu’il aurait eu l’idée de l’écriture.

Quand vous dessinez le soleil, la lune ou une montagne, vous ne faites que représenter ce qui est, alors que les empreintes des animaux sur la neige sont des marques, des signes qui permettent deles identifier avec précision.

Le mythe de Cang Jie sur l’invention de l’écriture dit ainsi comment on passe du dessin, du pictogramme au caractère d’écriture. Ni Cang Jie ni l’empereur Jaune n’ont existé, même si un historien, sous les Han, donne les dates du règne de l’empereur, de 2697 à 2598 avant notre ère. Tout est très précis mais purement imaginaire: la Chine a transformé la mythologie en histoire.

N. O. – Après les écailles de tortue, on écrit sur la vaisselle de bronze, le bambou et la soie…

J. Pimpaneau. – Les bronzes sont gravés dès la dynastie Shang, puis celle des Zhou, de 1121 à 221 av. J.-C. Les livres ne viennent que cinq siècles plus tard, écrits sur des lattes de bambou reliées par de fragiles cordelettes. Dans les tombes, on a retrouvé un grand nombre de ces livres de bambou, les cordelettes rompues, en grand désordre. L’exploitation des mûriers et des cocons de vers à soie apparaît sept siècles avant Jésus-Christ.

Mais la découverte chinoise la plus extraordinaire est celle du papier. Sous les Han, au 1er siècle avant notre ère, un certain Cailun présente déjà un rapport à l’empereur sur la fabrication du papier. Au début on utilise les cocons de vers à soie en les broyant dans de l’eau, mêlés à d’autres plantes ligneuses, avant de découvrir le papier de riz.

Les premiers livres sont roulés comme du tissu; voilà pourquoi les Chinois écrivent d’abord de haut en bas, en suivant verticalement le bambou, puis de droite à gauche, dans le sens de l’ouverture des rouleaux. Les plus beaux textes seront calligraphiés sur de la soie, matériau noble, et les plus courants sur du papier, support plus pratique.

N. O. – Loin, très loin de notre alphabet de26 lettres, chaque caractère chinois est spécifique, à la fois compliqué, esthétique et mystérieux. Comment est-on arrivé à en inventer… 55 000 ?

J. Pimpaneau. – Cela commence simplement, comme partout ailleurs, par des entailles sur des bouts de bois, des noeuds sur des ficelles – comme sur nos mouchoirs ou sur les quipus des Incas – puis par des dessins. Ensuite on va accoler deux ou trois pictogrammes pour en former un nouveau. Exemple simple: poisson + eau = pêcher; ou soleil + lune = brillant. Allons plus loin et prenons un arbre + un épi (céréales) + les flammes du feu = la saison où les céréales ont les couleurs du feu: l’automne. Si l’on y ajoute le signe du coeur: céréales + feu + coeur = automne dans le coeur: la tristesse.

La très grande majorité des caractères sont basés sur une racine, qui indique à quelle classe d’objet appartient le mot. D’autres sont créés en modifiant les caractères existants ou en notant la différence entre deux mots qui ont la même prononciation (vers, verre, vert). Le signe est à la fois image et son: idéophonographique. L’extraordinaire, dans cette écriture, est sa plasticité, sa souplesse. Elle peut former une multitude de nouveaux caractères, dessins, signes dérivés, associés, ou mélanges de sens, et répondre à toute demande.

Avec l’arrivée de la science occidentale au xixe siècle, on a cru que l’écriture chinoise ne pourrait pas s’adapter, par exemple, à la chimie. Erreur! Au début, certes, on a écrit l’aspirine de façon phonétique a-se-pi-li-ne, puis on a très vite fabriqué des caractères qui notaient les composants chimiques, comme H2 O pour l’eau.

Du coup, il suffit de lire le caractère pour savoir la composition du produit. Evidemment, seuls les chimistes parviennent à les lire! Et comment noter des concepts étrangers comme démocratie et science? Au début par syllabes phonétiques: de et si, puis en traduisant pouvoir du peuple et étude de la matière.

N. O. – C’est riche mais fort complexe…

J. Pimpaneau. – Au point quele gouvernement communiste, convaincu que la difficulté des idéogrammes était responsable de l’inculture du peuple, a pensé à les supprimer. Pour faciliter l’écriture, il a confié la tâche à des linguistes qui ont créé de nouveaux caractères, dits simplifiés, que personne n’a utilisés. Après, on s’est dit qu’il suffisait de reprendre les simplifications naturelles de l’écriture à la main pour les imprimer. Enfin, nous, Occidentaux, avons voulu transcrire les signes chinois avec nos propres lettres et nos divergences. C’est ainsi que le célèbre général Zhu De est devenu, dans un livre, deux personnages distincts, les Anglais écrivant Chu-Te, et nous, Tchou-Te!

N. O. – Bref, chaque tentative de simplification aboutit à greffer un nouveau tentacule à l’hydre monstrueuse?

J. Pimpaneau. – Exactement. Aujourd’hui, la tendance est à adopter le système officiel chinois, le pinyin, qui a l’avantage d’être unifié mais l’inconvénient de n’avoir aucun rapport avec la prononciation. L’autre jour, j’ai croisé aux Langues-O à Paris un vieux monsieur qui revenait de Chine et voulait m’en parler: «Bonjour, cher professeur, je reviens de Béjin… – Ah bon! Je ne connais pas… – Vous ne connaissez pas Béjin?- Non. Désolé, je ne connais pas chaque village chinois… – Béjin, un village? Mais enfin, vous plaisantez, c’est la capitale!» Le malentendu a duré un bon moment, il voulait bien sûr parler de Beijing, c’est-à-dire de Pékin.

N. O. – A défaut de simplifier, il faut donc apprendre à reconnaître les idéogrammes…

J . Pimpaneau. – Et cela demande un extraordinaire effort de mémorisation! J’ai remarqué que la plupart des savants chinois en sciences sociales, qui doivent comprendre les textes anciens, ne connaissent que le chinois parce que l’effort est tel qu’il occupe tout l’apprentissage. J’ai un ami, grand et fin spécialiste d’histoire, qui sent bien les rapports entre les cultures chinoise, indienne, égyptienne et grecque. Il voyage beaucoup mais ne peut pas, à son désespoir, étudier les textes dans leur langue d’origine.

N. O. – Apprendre le chinois, cela occupe une vie?

J. Pimpaneau. – Au minimum! (Il ouvre un énorme dictionnaire.) Regardez ça… pfft! Alors étudiant à Oxford, un jour j’ai écrit, écoeuré, au professeur Demiéville, grand patron au Collège de France, doté d’une culture extraordinaire, pour lui dire que j’abandonnais l’étude du chinois, décidément trop complexe! Il m’a répondu une lettre furieuse: «Vous croyez peut-être, jeune homme, que moi-même je n’en suis pas réduit à ouvrir des dictionnaires?» Apprendre le chinois est sans fin et personne ne connaît les 55000 caractères! Les journaux en utilisent 6000 à peine. En savoir8000 est remarquable… mais ne suffit pas à lire les textes plus anciens.

N. O. – C’est un handicap terrible.

J. Pimpaneau. – Oui. Pourtant, sans l’écriture chinoise, la Chine n’existerait pas. Là-bas les langues foisonnent : un Pékinois ne parle pas le shanghaien ou le cantonais. Dans le Sud, les dialectes prolifèrent. J’ai connu une Chinoise de Canton qui ne comprenait pas sa propre mère, qui vivait dans un autre quartier de la ville!

Les Chinois de régions différentes ne se comprennent pas… mais lisent le même journal. Et quand ils parlent entre eux, vous les voyez souvent dessiner avec leurs doigts des caractères dans la paume de leur main. L’unité de caractères est l’unité de la Chine!

N. O. – Dans «le Dit de Tianyi», un roman de François Cheng, le héros constate: «Je découvris avec étonnement que le peuple avait beau être illettré, il vouait un véritable culte aux idéogrammes, en sorte qu’inconsciemment mais profondément il était façonné par ces signes écrits, se montrant sensible autant à leur pouvoir emblématique qu’à leur beauté plastique».

J. Pimpaneau. – Façonné? Oui. Et fasciné. Cela renvoie à l’histoire des papiers de charme taoïstes, ce qu’on appelle l’Ecriture des dieux, rédigés dans une langue obscure sur des bandes de papier rouge ou jaune. Vous collez ce papier sur votre porte et les démons n’entrent pas. Vous êtes malade, donc possédé, il vous suffit de brûler le papier puis de boire les cendres dans une tasse de thé pour chasser les démons de votre corps. On absorbe l’écriture. C’est un élément constitutif de la Chine, une médecine, un ciment culturel qui renvoie à la mémoire, donc à l’Histoire.

Or l’Histoire compte beaucoup en Chine, où elle tient la place de la religion. Vous savez que les lettrés chinois sont agnostiques, ce qui ne les empêche pas d’être superstitieux. Confucius a dit en substance: «Ne me demandez pas ce que sont les dieux puisque je ne sais même pas ce que sont les hommes!»

Chez nous, la morale s’appuie sur le judéo-christianisme; en Chine, elle s’appuie sur l’Histoire écrite pour servir de leçon aux hommes. Elle est donc forcément morale. L’écriture est l’inscription de l’Histoire, de la morale sociale, donc des textes classiques. Souvent dans la pierre, par souci de pérennité.

N. O. – On pense à la célèbre Forêt des stèles de Xi’an : plus de deux mille trois cents stèles de pierre à la fois archives et tables de la loi…
J. Pimpaneau. – Ce sont les textes fondamentaux que les étudiants devaient apprendre pour affronter les examens impériaux. Il y a des écrits philosophiques et historiques parfois vieux de trois mille ans, l’histoire du royaume de Lu d’où venait Confucius, les commentaires de ces textes et les rituels censés éviter la violence… Tous ces textes étaient estampés, à l’époque, par les étudiants qui humidifiaient du papier, le pressaient dans les creux de la pierre, passaient de l’encre et obtenaient des écrits blancs sur fond noir.

La Forêt des stèles n’est qu’une grande librairie de pierre pour une civilisation du livre qui n’a pas de religion du Livre, pas de dogme, pas de Bible, pas de Coran. Il lui reste l’Histoire, qui tient lieu de religion. Comme pour Confucius, on s’appuie sur l’expérience, d’où l’extraordinaire pragmatisme des Chinois.

N. O. – Écrire est aussi un art esthétique, celui, suprême, de la calligraphie…

J. Pimpaneau. – En Europe, notre calligraphie a hélas disparu. Les caractères chinois possèdent en eux une incontestable beauté. Historiquement, il existe quatre styles d’écriture. La sigillaire, celle des sceaux, aux traits nets et fins, basée sur la forme des anciens caractères. L’écriture des scribes, au pinceau sur bambou et soie, faite de pleins et de déliés, avec sa variante, l’écriture dite régulière, aux traits carrés, très lisible, celle des documents officiels. Puis la cursive, écriture courante et quotidienne. Enfin la cursive folle, dite l’écriture en herbe, qui court comme une plante, où l’esthétique prend le pas sur la lisibilité.

Au sommet, l’art de la calligraphie est une sorte de peinture abstraite qu’on doit toujours pouvoir lire. Dans la calligraphie, il y a celui qui regarde et, plus important, celui qui écrit. On tient le pinceau vertical; on n’écrit pas avec la main mais avec le bras levé, coude suspendu, émanation du dos, de tout le corps, de soi-même. A l’extrémité, le mouvement du pinceau traduit toute votre puissance vitale. Calligraphier fait partie de la formation intérieure, c’est s’entraîner au contrôle de son énergie, à la maîtrise de soi: c’est une méditation.

N. O. – La règle dit qu’il faut «suivre les quatre étapes du voir: voir; ne plus voir; s’abîmer à l’intérieur du non-voir; re-voir». Il s’agit donc d’atteindre la Vision? Qu’essaie-t-on de capturer, à travers la calligraphie et la peinture chinoise, si proches l’une de l’autre?

J. Pimpaneau. – Il faut différencier deux sortes de peinture. Celle des artisans professionnels, méprisés, qui ne signent pas leurs oeuvres, et celle des lettrés, proche de la calligraphie, à l’encre noire, une peinture du trait et sans aplat. Pour eux, à l’origine il y a le Un qui va créer le Deux, le Yin et le Yang, puis le Trois, c’est-à-dire la multiplicité de tout ce qui existe. En peinture, il s’agit de refaire le chemin inverse!

N. O. – Le projet serait de s’unir à l’univers?

J. Pimpaneau. – Exactement. Et de discerner ce qui fait palpiter la nature, l’existence.

N. O. – On pense à cette phrase du moine Shitao, grand peintre: «Quand le poignet est animé par l’esprit, fleuves et montagnes livrent leur âme»..

J. Pimpaneau. – Oui. Plus que l’âme, qui n’existe pas en Chine, il s’agit du «sous-jacent», du Tao. Les Chinois ne sont ni polythéistes ni monothéistes; ils ont énormément de dieux mais un principe, le Tao, qui fait que l’univers est ce qu’il est. Ce n’est pas un Dieu avec une barbe mais quelque chose d’invisible, d’indicible, d’insaisissable. C’est ce qui a crée le souffle. Un concept purement abstrait. Et c’est précisément cela que la peinture essaie de rendre sensible.

D’où l’importance des paysages, de la nature, à travers laquelle on peut ressentir ce Tao. Peindre, c’est faire acte de philosophie, c’est comprendre, sentir ce qui est, et dévoiler ce qui est derrière. Peindre, c’est pénétrer la nature des choses.

Propos recueillis par JEAN-PAUL MARI

Publié à l’été 2006

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