Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

La naissance des écritures : « A est une vache »

publié le 04/08/2021 | par Jean-Paul Mari

Quelques clés pour comprendre la naissance des écritures et non pas de l’écriture. Passionnant entretien introductif avec Annie Berthier et Anne Zali de la BNF..


Le Nouvel Observateur. – Faut-il parler de « naissance de l’écriture » ou de « naissances des écritures » ?

Anne Zali. – Si l’on pouvait voir naître les écritures sur une carte du monde en pleine nuit, on verrait s’allumer de grandes flammes brillantes, à plusieurs endroits, de façon totalement autonome, correspondant aux grands ensembles idéographiques tels que les systèmes cunéiforme, hiéroglyphique, chinois, ou glyphique de Méso-Amérique.

Chaque écriture est un lien unique avec une culture et une civilisation, chaque écriture crée sa propre vision du monde, il vaut donc mieux parler de « naissances des écritures ».

N. O. – Qu’est-ce qu’une écriture ? Où commence-t-elle ?

Annie Berthier. – La question est difficile. Certains pensent que c’est un système achevé, abouti ; d’autres s’attachent aux signes avant-coureurs de la naissance. Dans l’Antiquité, un pictogramme mésopotamien – un petit dessin – pouvait être une tête de taureau frappée dans l’argile ; aujourd’hui, c’est un panneau « enfant-maison » qui indique une sortie d’école. Est-ce déjà une écriture ?

Chez les Chinois, un homme sous un arbre signifie « repos » et redoubler le pictogramme du soleil veut dire « brillant ». En fait, dans une écriture, il y a deux choses, un « système » et une « forme graphique ». Le système peut-être alphabétique – a, b, c – ou bien idéographique, comme celui des hiéroglyphes égyptiens qui appréhendent la pensée et le langage. Puis vient la représentation par un signe, c’est-à-dire le choix du tracé, l’art du trait.

L’écriture est un ensemble de signes calibrés qui miniaturisent le monde dans un sens – de gauche à droite, de haut en bas… – ou un autre. La peinture et la danse ne sont pas de l’écriture.

A. Zali. – Écrire, c’est utiliser un système de signes qui croise de façon miraculeuse le dessin et la parole. Et entretient une relation codifiée avec une langue. Entre l’idée et la parole, il y a l’écriture. Au-delà de son origine lointaine et fascinante, l’écriture n’en finit pas de naître en nous.

Chaque enfant, au cours de son apprentissage, passe des graffitis indistincts au tracé régulier de l’alphabet et reparcourt toute l’aventure humaine de l’écriture. Au xixe siècle, on continue à voir naître des écritures. Nous sommes nous-mêmes une boîte noire, une énigme.

N. O. – Cela rappelle la réflexion d’un expert, Gérard Pommier : « A chaque fois que j’écris un mot nouveau, en quoi suis-je semblable au scribe, au mandarin, à l’enfant ? »

A. Zali. – Il faut donc parler des origines, des naissances et des renaissances des écritures. Elles vont, viennent, voyagent, brûlent, meurent, passent sous la terre et renaissent ailleurs. Les peuples les empruntent et se les approprient. Regardez l’alphabet phénicien qui sera adapté par les Araméens, les Hébreux, les Arabes, les Libyco-Berbères, les Puniques, etc.

L’alphabet phénicien, laïque, est inventé par des commerçants pour négocier autour de la Méditerranée du Ier millénaire avant Jésus-Christ. Si l’alphabet hébreu, qui paraît en dériver, garde le même intitulé – aleph, bet, gimel… -, il va redessiner totalement les lettres avec une philosophie toute différente.

Pour les Hébreux, l’écriture a un contenu mystique, le récit talmudique évoque un modèle divin et Dieu a créé le monde à partir de vingt-deux lettres.

N. O. – On est loin du fameux « A est une vache »…

A Zali. – A est une vache ou… une tête de taureau ! Pourquoi ? Parce que notre alphabet a d’abord été pictographique avant d’être des signes qui ne ressemblent à rien. Mais comment fait-on pour peindre un son ? L’idée des Phéniciens, qui ont inventé l’acrophonie, est d’utiliser le dessin simplifié d’un mot courant pour en utiliser le son.

Par exemple : beith signifie la maison. Plus tard, quand ils dessineront une maison, ils décideront, par convention, que le signe beith notera le son B.

A. Berthier. – Pour le son A, c’est plus compliqué. Les Grecs avaient besoin de voyelles et ils ont trouvé le signe aleph, une consonne qui avait valeur de H aspiré. Et ils ont gardé le son du nom de la lettre, du A de aleph.

La forme du A provient d’un jeton mésopotamien en forme de tête de vache, dessin qui s’est progressivement simplifié, a basculé et s’est renversé pour donner notre A. Voilà pourquoi A est une vache et B une maison.

N. O. – Trêve de savants préalables ! Où et quand l’homme a-t-il inventé l’écriture ?

A Zali. – On n’y était pas ! Sérieusement… nous sommes complètement tributaires des preuves archéologiques. Le papyrus – qui a donné notre mot papier – se détruit facilement mais une tablette d’argile crue et friable peut cuire dans l’incendie criminel d’une cité et… résister ainsi au temps ! A condition de retrouver la fameuse tablette !

On ne peut que parler d’écriture « attestée » par un document. De plus, l’écriture, outil de mémoire prodigieux, a paradoxalement perdu la mémoire de son origine. Quel est le premier scribe ? On ne sait pas. L’écriture est aussi une invention collective et progressive qui a un aspect insaisissable. Nous sommes donc réduits à faire de la reconstitution.

N. O. – Alors… où et quand ?

A. Berthier. – D’abord à Uruk, en Mésopotamie, en 3200-3300 av. J.-C. Puis en Egypte, à peu près à la même époque, aux environs de 3200 av. J.-C. L’écriture est une invention récente qui remonte à cinq mille ans, peu de chose en regard de la naissance de l’homme, de l’éveil de sa conscience et des cent mille ans de l’articulation du langage.

Entre l’oral et l’écrit, il y a la tradition figurée, une surface de glaise avec un dessin, une petite figurine, un jeton mésopotamien en forme de jarre, de cruche ou de mouton, tous ces signes modelés, ces formes qui permettent déjà de nommer les choses et de les quantifier. « Nomination et numération sont les deux premières grandes créations de l’homme », dit Clarisse Herrenschmidt.

On a eu d’abord besoin de dénombrer : un, deux, trois… Trois quoi ? Quand on veut passer des contrats commerciaux à distance, il faut spécifier, non ? Le chiffre trois plus le signe du mouton dit alors « trois troupeaux de moutons ». Dans les grandes listes mésopotamiennes, on voit d’abord des séries de noms d’objets face à des quantités.

Puis on s’est aperçu qu’on avait là un outil formidable qui permettait d’écrire des choses abstraites comme le nom des dieux ! Qui dit écriture dit miniaturisation du monde et calibrage. Un scarabée devient aussi grand qu’un épi d’orge, une vipère cornue d’Égypte, un homme, le soleil ou un dieu.

Puis, l’écriture va se compliquer, extraire et abstraire, à tel point que le cunéiforme meurt en 74 ap. J.-C. parce que les scribes anciens renoncent à transmettre une écriture beaucoup trop cryptée, trop difficile.

N. O. – Pourtant, le système de glyphes maya est formidablement compliqué.

A. Zali. – C’est vrai, mais la vision est différente en Méso-Amérique. L’écriture y naît deux mille ans environ av. J.-C., chez les Olmèques, dont on ne connaît que peu de chose, si ce n’est un calendrier d’Etat. Puis chez les Zapotèques, à partir de 600 av. J.-C.

Chez les Mayas, l’aventure commence par des ébauches de glyphes au IVe siècle av. J.-C., brille en Amérique centrale, dans le Yucatan, du Mexique au Salvador, mais se termine brutalement avec l’arrivée des envahisseurs espagnols.

Leur formidable système d’écriture, obscur et magique, difficile à déchiffrer, est lié à l’épopée et à la divination. L’écriture nahuatl des Aztèques, plus tardive, naît au début du xiiie siècle dans la vallée de Mexico et meurt en 1521, elle aussi avec les conquistadors.

N. O. – En Chine, l’invention de l’écriture est liée à une étrange histoire de tortue…

A. Zali. – Nous sommes dans la vallée du Henan en 1500 av. J.-C. Quand un devin doit interroger les dieux – pour savoir si le souverain va guérir de sa maladie, ou s’il vaut mieux attaquer l’armée adverse à l’aube ou au crépuscule – il appose un tison embrasé sur un plastron, un os de tortue, avant d’observer et d’interpréter les craquelures provoquées par la chaleur. Puis, il prend l’habitude de noter, à côté de ce message divin, d’autres inscriptions « oraculaires » comme les questions posées et les réponses reçues.

L’écriture chinoise existe aujourd’hui encore, c’est elle qui a le record de la durée de vie et ses signes ressemblent à ces craquelures naturelles. Un idéogramme n’est pas relié à une langue précise et il permet à deux Chinois, l’un du Nord, l’autre du Sud, donc de langue différente, de dialoguer grâce à une écriture qui compte… 49 905 caractères dont 3 000 d’usage courant.

N. O. – Pourquoi l’origine de l’écriture indienne est-elle si mystérieuse ?

A. Berthier. – Parce qu’on a les traces écrites d’une civilisation brillante, née dans la vallée de l’Indus, dans le nord-ouest du sous-continent indien, qui remonte sans doute au milieu du troisième millénaire avant notre ère, qui a duré plus d’un millier d’années et dont on ne sait rien ! Ou presque.

Ne restent que 200 à 400 signes-mots, quasi indéchiffrables, et peu d’inscriptions sauf de très beaux sceaux. On ne reconnaît pas cette écriture et on ne sait rien de la langue employée. C’est une civilisation engloutie par un débordement soudain du fleuve Indus.

N. O. – Et ensuite ?

A. Zali. – Un long, très long silence, stupéfiant ! Dans ce berceau indien de l’écriture, il faut attendre 250 av. J.-C. pour une réapparition très tardive de l’écriture. Dans la tradition védique, l’Inde voit l’écriture avec une grande méfiance, proche du dédain. Pour les sages, le message doit passer directement de la bouche du maître à l’oreille du disciple.

Pour eux, la parole authentique vibre, agit et contient tous les mystères du monde.

Elle est feu. L’écriture, au contraire, est froide, impure, démunie de magie, dégénérée. Il faudra attendre le sillage du bouddhisme pour voir apparaître deux écritures, la brahmi, en 300 av. J.-C., la mère de toutes les écritures indiennes, puis la kharosthi, en 260-230 av. J.-C. Mais l’écriture, liée à la nécessité de consigner les textes sacrés, reste surtout au service de la parole.

N. O. – Et l’Afrique ? Est-elle vraiment un continent « sans écriture » comme on l’a écrit ?

A. Berthier. – C’est une idée reçue. Ce continent est au contraire le berceau d’un très grand nombre d’écritures. D’abord, l’Egypte est… en Afrique, non ? Dans la corne est, l’Ethiopie est dotée d’un système de signes-caractères qui se réfère aux écritures proto-cananéennes et proto-sinaïtiques, extrêmement ancien puisqu’il est daté de 1500 av. J.-C.

Sans oublier l’Afrique du Nord et ses signes libyco-berbères, le tifinagh, qui remontent à plus de deux mille ans. De plus, cette terre d’Afrique a été colonisée très tôt par les Romains et saint Augustin parlait latin pendant que notre Gaule était encore bien chevelue.

Un catalogue savant indique : « Il semblerait que les hiéroglyphes égyptiens aient puisé une partie de leur inspiration, il y a 5000 ans, dans le symbolisme graphique de traditions africaines encore plus anciennes. » Sans oublier l’écriture méroitique – vingt-trois signes alphabétiques inscrits sur la pyramide de Méroé – quasiment indéchiffrée, témoin encore muet de l’histoire de la Nubie et du Soudan du nord.

N. O. – Reste-t-il encore beaucoup d’écritures que nous ne comprenons pas ?

A. Berthier. – En dehors des mystères de l’Indus, du méroitique et des énormes difficultés du maya, il y a le linéaire B, né en Crète, 7 000 signes écrits aux environs de 1750-1450 av. J.-C. Les linéaires A et B montrent que les Grecs ont tâtonné et essayé des écritures d’allure hiéroglyphique avant d’adopter celle qu’on leur connaît.

Dans le linéaire B, on croit pouvoir lire… deux mots : ku-ro qui voudrait dire « total », et pu-to, le « total des totaux ». C’est peu!

Et puis il y a l’étrusque – qu’on sait lire mais qu’on ne comprend pas -, belle civilisation du nord de l’Italie, 700 ans av. J.-C., une articulation entre Grecs et Latins. Enfin, en Crète toujours, on a retrouvé le fameux « Disque de Phaïstos », quarante-cinq signes écrits en spirale… une énigme totale.

N. O. – Et l’île de Pâques ?

A. Berthier. – Ah ! le rongo-rongo… Aujourd’hui encore, les chercheurs sont incapables de décrypter ces hiéroglyphes, mélanges de symboles et de motifs géométriques. Il faut dire que les derniers maîtres de cette écriture ont été déportés en 1863 sur le continent par des négriers péruviens.

N. O. – Croyez-vous qu’une écriture dessine une civilisation ?

A. Zali. – Un signe d’écriture reflète toujours une vision du monde. Prenons l’exemple de l’eau. Chez les Egyptiens, l’eau est représentée par une vague vue de profil, vision du bord du Nil, clé de leur culture. En Chine, le même signe est le concept vertical de la pluie qui tombe, un rapport entre ciel et terre. Et en Méso-Amérique, le glyphe de l’eau est une marmite pleine d’eau bleue, rituel de préparation culinaire.

Nous-mêmes sommes des Homo alphabéticus, pour qui chaque signe est le symbole abstrait d’un son. Notre écriture file, en ligne droite, efficace et rapide. Elle forge notre mentalité, comme notre conception de la vie et du monde. A l’opposé, un empilement de signes et de sons différents, entremêlés, dotés de plusieurs sens, est plus ombreux, plus mouvant.

La tradition alphabétique privilégie l’efficacité du signe, la dimension du temps, alors qu’un système différent le relativise.

A. Berthier. – Écrire, c’est aller d’un point à un autre le long d’une ligne, mais cette ligne peut-être courbe et tortueuse.

N. O. – Écrire est donc un projet, mais chaque civilisation a-t-elle le sien ?

A. Zali. – Oui. Dans la tradition mésopotamienne, il s’agit de recenser le monde, de le classer pour mieux le maîtriser. C’est aussi une ruse inventée par les hommes pour contrevenir à la parole de Dieu (voir reportage p. 20).

En Egypte, l’écriture est un projet solaire de connaissance, un don de Thot l’intelligent, de la part de Rê, dieu solaire. Il confère au pharaon la connaissance sacrée qui lui permet de gagner l’immortalité. Le hiéroglyphe égyptien a le pouvoir de faire exister ce qu’il désigne et l’image permet de le rendre éternel.

Voilà pourquoi, a contrario, Amon fait découper au ciseau le nom des dieux qu’il rejette. Ne riez pas, chez nous, les nouveaux dirigeants préfèrent déboulonner les statues ! Dans la tombe de pharaon, on préférait mutiler le signe du serpent de peur qu’il n’attaque le défunt pendant son voyage au pays des morts.

Chez les Mayas, l’écriture n’est pas là pour expliquer les mystères du monde mais pour fouiller un théâtre obscur, une connaissance nocturne et divinatoire, c’est le contraire de la transparence. En Inde ou chez les Grecs, le point commun est la volonté de conserver, de « congeler » un énoncé religieux, d’où une fidélité absolue à la parole.

En Chine, le caractère qui désigne l’écriture, wen, signifie également « veinure dans la pierre » et Tsang-Kié, héros mythique inventeur de l’écriture, possède deux paires d’yeux. Ainsi la voyance de l’écriture permet de pénétrer l’ordonnancement secret du monde, de s’unir avec lui, de plonger dans la profondeur de l’univers.

Shitao, moine chinois du xiie siècle, a dit : « Quand le poignet est animé par l’esprit, montagnes et fleuves révèlent leur âme. »

N. O. – Quelle est pour nous la leçon profonde des écritures anciennes ?

A. Zali. – Longtemps, on a pensé avec Jean-Jacques Rousseau que l’alphabet était une perfection indépassable. Aujourd’hui, la confrontation avec les autres systèmes nous fait redécouvrir la pensée graphique, la valeur de l’ambiguïté et de l’interprétation du message. Ecrire n’est pas répéter l’ancien et congeler la pensée.

Lire, c’est remettre en question, faire dialoguer les écritures, redécouvrir leur pouvoir qui est aussi de révéler. En ce sens, l’écriture permet de rendre visible ce qui est invisible.

A. Berthier. – Cette confrontation bouscule l’idée que l’écriture n’est qu’une « langue figée ». Elle remet en cause l’idée même de progrès, d’efficacité, de précision, qui nous condamnait à cerner le langage de façon millimétrique. Au « feu vif, feu lent » des alchimistes, nous avons toujours cherché à avancer au degré près. Erreur.

Il faut sortir de notre géocentrisme et comprendre que l’alphabet latin n’a pas signé la mort des autres écritures, mésopotamienne, égyptienne, maya, indienne, chinoise…, qui restent – heureusement ! – à notre disposition. J’appelle cela la théorie du mille-feuille : on passe mentalement du singulier, exclusif, réducteur, pauvre et écrasant, à un système pluriel, mélangé et enrichissant, ouvert et imaginatif.

En un mot, on peut enfin abandonner l’idée d’une écriture unique pour embrasser celle des écritures, de toutes les écritures.

 

Jean-Paul Mari

 

Publié le 11 octobre 2006

Voir toute la série d’articles sur les origines de l’écriture
« A est une vache »…
1. Les mots magiques de Sumer
2. Egypte: les aventuriers de la langue perdue
4. Inde: Au commencement était l' »Oommm… »
3. La nuit des Mayas
5. Chine: dans la forêt des signes


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES