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Drôle de métier! Sur un vélo d’enfant… face aux casses-têtes des Kanaks.

publié le 17/11/2019 par Jean-Paul Mari

Des histoires de reporter qu’on adore se raconter entre nous mais qu’on ne publie jamais. Ratages, bourdes, coup de veine ou de malchance, situations ridicules voire grotesques, reporters désespérés, perdus, ou sauvés in-extrémis. Oups! Chef, j’ai glissé… Allez, on vous dit tout!

Hiver 1985. La France grelotte par – 18°. C’est l’été en Nouvelle-Calédonie. Un été bouillant. Émeutes, barrages, attentats, morts…l’heure est à la révolte kanake.

Des mois que je cours d’un bout à l’autre de ce territoire de 500 km de long.

La mairie de Hienghène a été attaquée et ses bureaux vandalisés. Il y a au moins un mort. Hienghène, c’est un territoire du Palika. Ses militants sont les plus hostiles. Et souvent les plus costauds ! Des gaillards musclés de près de deux mètres, forts comme des Kanaks, armés de casse-tête.

Trop tard aujourd’hui pour arriver à la mairie où subsisterait le seul téléphone fixe opérationnel du coin. Je trouve un lit de fortune dans un camping abandonné à une petite dizaine de kilomètres pour la nuit. J’y retrouve Brice, homme de radio. Avec le décalage horaire de onze heures, je dois écrire cette nuit mon papier à envoyer demain à l’aube à mon journal parisien, le Matin de Paris. De toute façon, avec la section d’assaut des moustiques du coin, impossible de fermer l’œil.

À l’aube, le papier est prêt. Hier, Brice m’a proposé gentiment de m’accompagner. Il ronfle. Je le secoue. Grognement indistinct. D’accord, j’irai seul. D’ailleurs, il n’y a comme moyen de locomotion qu’un vélo d’enfant aux pneus à moitié dégonflés. Et l’orage menace. J’enveloppe délicatement mon article écrit à la main dans une feuille de plastique, l’attache sur le porte-bagage et…dégouline de sueur au premier kilomètre.

La route vers Hienghène, impressionnante au sommet de ses falaises de basalte noir, a une particularité. Juste avant d’arriver à la ville, il y a une côte à faire poser pied-à-terre les coureurs du tour ! Arc-bouté sur mon guidon, je pédale dans une chaleur de Hammam en libérant une averse de sueur sur le porte-bagage. L’heure du bouclage, le papier, l’heure, le papier…

J’y suis presque. Encore quelques tours de roue.

Soudain, juste au sommet de la côte, apparaît un …barrage. Une dizaine de gaillards, hauts comme des montagnes, mâchoires serrées et bandeau rouge autour du front. À bout de bras, un casse-tête, une lourde massue à clous ou une hache, au choix du consommateur. Le Palika ! D’habitude, je sais les approcher, lâcher des noms amis, parler au responsable, prendre le temps, quoi ! Mais là… Ils sont en colère. Et la colère « rouge » d’un Kanak a des allures d’apocalypse.

Demi-tour ? C’est renoncer. Et délicat. Les autres sont aussi rapides que forts.

Je monte en danseuse sur mon vélo d’enfant. Le barrage s’approche. L’arbre abattu en travers de la route, les blocs de rochers, les casse-tête et un tout petit passage au milieu barré par le chef du groupe, visage de tueur. Bon, cette fois-ci, c’est fini. C’était une mauvaise idée.

– « Ça mooonte, hein ? »

Le visage du tueur s’est ouvert, éclairé par un large sourire.

– « Heu…ça…quoi ? »

– « Je dis : ça monte, hein ? Allez, courage!»

Le colosse s’est écarté. Je grimace un sourire de benêt. Et je passe. En balbutiant des remerciements inintelligibles.

À la mairie de Hienghène, tout est dévasté, mais le téléphone, par miracle, fonctionne.

Je dicte mon papier à la sténo du journal à Paris. À la fin, elle me demande si j’ai quelque chose à ajouter.

-« Oui. »

– « Quoi ? »

– « Sacrée côte ! »


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