Reporter au Liban : quand l’insomnie peut vous sauver la vie.
Liban-sud : 1978. Voilà trois jours que les israéliens pilonnent le village de Khiam tenu par les Palestiniens à quelques km de la frontière et que nous attendons la permission de pénétrer dans la zone interdite. A la faveur d’une accalmie l’armée libanaise nous laisse finalement passer. Les hommes d’ Arafat également.
La plupart des deux mille habitants ont évacué leurs maisons ou dorment aux abris. Avec Jacques Douai, le caméraman qui m’accompagne, nous filmons les dégâts des bombardements : les ruelles sont jonchées de débris et de carcasses de voiture. La panique a provoqué des accidents et les obus israéliens qui tombent au hasard, continuent de terroriser le village.
Toute la population est aux abris. Il est trop tard pour faire demi-tour. Il faut passer la nuit sur place. Les Palestiniens nous proposent de dormir dans le sous-sol d’une maison abandonnée, protégé par une dalle d’au moins cinquante cm d’épaisseur. La pièce est aménagée en abris avec une petite table, deux chaises et quelques matelas mousse. Une bougie éclaire l’intérieur de ce refuge improvisé et cette pâle lumière dégage une impression de calme et de repos alors que dehors le canon continue de tonner.
Trois combattants palestiniens sont installés là, détendus. L’un d’eux gratte même quelques accords sur une vieille guitare. J’éprouve un sentiment de sécurité et je me sens rassuré. Mais en reportage je n’ai pas l’habitude de fermer l’œil très longtemps : toujours cette sensation de manquer quelque chose. Le jour est à peine levé que déjà nous sommes dehors à arpenter les rues désertes pour y faire des « croquis », traduire une ambiance. Les obus israéliens continuent de tomber de temps à autre. Tsahal veut maintenir la pression sur le village de Khiam.
Nous filmons pendant une petite heure mais jugeons plus prudents de revenir à notre abri. Le commandant palestinien est justement en train de nous chercher. Car un malheur s’est abattu sur la maison pendant notre absence. Un obus a traversé la fenêtre d’aération et pulvérisé l’abri. Les trois jeunes Palestiniens qui avaient passé la nuit avec nous dans cette pièce, ont été déchiquetés dans leur sommeil. Je n’en crois pas mes yeux. J’ai presque peur de regarder. Deux heures auparavant, nous dormions ici à côté d’eux, avec un total sentiment de sécurité. Je regarde les restes de l’abri, les matelas renversés, la guitare éventrée, les murs fissurés par l’explosion et du sang partout. Ces corps étendus dont on a recouvert le visage de leurs keffiehs rouges auraient pu être les nôtres.
Si nous étions restés là une demie heure de plus, nous aurions été nous aussi déchiquetés par l’explosion de cet obus israélien. Mais le destin ne l’a pas voulu. A ce moment j’éprouve un sentiment étrange fait de force et de vulnérabilité. Mais il faut passer à autre chose, dégager cette zone maudite, regagner Beyrouth au plus vite pour expédier le reportage. Est-ce le tourbillon de l’information dans lequel nous sommes pris qui m’a fait rapidement tourner cette page dramatique ? Il m’arrive aujourd’hui de penser à ces trois Palestiniens d’une vingtaine d’années qui ont perdu la vie dans cet abri du sud-Liban qui nous a protégé quelques heures.
Philippe Rochot