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Iran.Série « les cavaliers » : L’enfant iranien et son âne à la guerre (5)

Livres publié le 29/02/2020 | par Alain Louyot

D’avoir, pendant un demi-siècle de journalisme et de reportages, vécu la vie des autres, partagé leurs peines ou leurs joies, et tenté d’ausculter les palpitations de notre belle, et parfois déconcertante, planète, il me reste assurément plus de souvenirs que de mémoire.
Parmi ces souvenirs indélébiles, les guerres de la fin du siècle dernier, au Proche Orient ou en Afrique, tiennent une place particulière, notamment celle interminable et terriblement meurtrière, entre l’Iran et l’Irak. C’est là que j’ai vu, effaré, des mollahs enturbannés transformer des enfants en chair à canon.
Ces innocents promis au massacre étaient accompagnés parfois sur le champ de bataille par leur petit compagnon à quatre pattes et aux longues oreilles.


Alfred Yaghobzadeh Photography | The Iran–photo : Iraq War
alfredyaghobzadehphoto.com

Cavalier : « Homme à cheval » dit le dictionnaire. Et comment appelle-t-on une personne juchée sur un âne ? Rien, dans aucune langue, dans aucun dictionnaire, comme si cette monture n’était pas assez noble pour que l’enfant ou le paysan qui l’enfourche soit évoqué.

Le Littré se borne à donner de cet équidé, injustement méprisé, cette définition : « Bête de somme du genre cheval, à longues oreilles. L’âne est d’un naturel aussi sensible, aussi patient, aussi tranquille que le cheval est fier, ardent, impétueux. »

 

Haro sur le baudet ! On utilise même son nom pour désigner un homme sans intelligence et, pour punir et humilier naguère les écoliers paresseux on les affublait d’un bonnet à son image. Injustice flagrante là aussi. Certes, parfois, l’âne peut se montrer opiniâtre, mais il est tout sauf borné, stupide ou paresseux.

Il ne faut pas le confondre avec la mule, croisement d’un âne et d’une jument, et que l’on dit fort têtue. Si le cheval est la plus noble conquête de l’homme l’âne est, sans aucun doute pour ce dernier, la plus serviable et, hélas souvent, la plus corvéable.

 

La Comtesse de Ségur en permettant à l’âne Cadichon de raconter ses mémoires et celles de ses semblables qui sont dotés de « beaucoup d’excellentes qualités » et pourtant « injustement traités par les hommes » ne s’y est pas trompée. Ecoutons Cadichon puisque la bonne Comtesse lui a donné la parole afin qu’il nous confie l’ infortune de son espèce : « J’appartenais à une fermière exigeante et méchante (…) Et quand j’étais si chargé que je pouvais à peine avancer, cette méchante femme s’asseyait encore au-dessus des paniers et m’obligeait à trotter ainsi écrasé, accablé (…)

‘Vlan ! vlan !’ Le bâton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou ; je trottais, je galopais presque ; la fermière me battait toujours. Je fus indigné de tant d’injustice et de cruauté… ». Oui les ânes mériteraient un peu de la considération que l’on témoigne tant aux chevaux même si l’homme ou l’enfant qui les monte ne s’appelle pas un cavalier et le bâton qui les stimule, une cravache. Enfin s’il lui fallait revendiquer quelque titre de noblesse, l’âne pourrait rappeler que c’est sur le dos d’un de ses congénères que le Christ, « Sauveur des hommes », est entré dans Jérusalem.

Du haut de ses quatorze ans le jeune Reza, lui, n’a jamais lu le Littré, et pas davantage la Bibliothèque Rose ou la Bible. Et il aurait bien du mal à croire qu’en Occident Ya’foor, son compagnon « aux longues oreilles », puisse être l’objet de tels sarcasmes. Car dans le village de Reza, proche de Tabriz en Iran, Ya’foor a toujours été considéré comme le plus précieux auxiliaire de la vie quotidienne et des travaux de la ferme. Avant de devenir, un jour, malgré lui …un héros de la République Islamique. Avec son nom Ya’foor était, il vrai, prédestiné car l’âne de Mahomet s’appelait ainsi. Après la mort de son maitre le Prophète, l’animal désespéré se serait suicidé en se jetant dans un puits…

 

Bien avant que le Ya’foor du petit Reza soit assez robuste pour être harnaché et tourner en rond afin de remonter l’eau du puits ou tirer une charrette transportant du foin, des pierres ou des branchages, le gamin iranien en avait fait sa monture. Dès qu’il a su marcher, intrépide, il se hissait chaque matin « a cru » sur le dos de son compagnon en s’aidant d’un tabouret ou en prenant son élan depuis un muret.

 

Ya’foor ne bronchait pas, même quand Reza s’accrochait à ses grandes oreilles ou le fouettait pour le faire accélérer et débouler fièrement, tel un jockey perché sur son cheval de course, au beau milieu de la place du village. Parfois Reza, avec d’autres enfants des fermes voisines, organisa des courses d’ânes ! Il fallait voir Ya’foor trotter, et parfois même tenter un galop pour ne pas être doublé, dans ce champ labouré transformé en « asinodrome » !

Les enfants, penchés vers l’arrière de l’animal pour ne pas tomber et armés d’une baguette de bois, hurlaient de joie et d’excitation. Certains, bizarrement, le montaient même à l’envers, face à la croupe, pour mieux le cravacher, tout en tournant la tête vers l’avant afin de voir la ligne d’arrivée. Ya’foor, souvent, franchissait celle-ci avec une bonne longueur d’avance et avait ainsi droit le soir à une double ration d’avoine.

 

Cavalier généreux, Reza menait son âne partout dans le canton où l’on appréciait ses multiples services. Le gamin ne demandait rien en échange mais on lui offrait parfois, en remerciement, des œufs, un pot de lait délicieusement fermenté – du « dough » -ou encore un petit sac de riz pour ses parents nécessiteux et ses dix frères et sœurs.

Ya’foor, lui non plus, ne réclamait rien si ce n’est des caresses sur son museau ou une pomme à croquer. Mais, providentiel jardinier, il se nourrissait le plus souvent en désherbant les allées terreuses du village et en débroussaillant opportunément les abords de celui-ci. Insouciantes années pour Ya’foor et son jeune maître…

 

Reza a treize ans quand, en 1980, le Raïs Saddam Hussein, le dictateur mégalomane irakien, décide d’envahir l’Iran de l’ayatollah Khomeiny. Treize ans, un âge largement suffisant, au pays des cyniques mollahs, pour être mobilisé au sein des « bassidji », ces miliciens « fous de Dieu », chargés de défendre la République Islamique en danger.

« Tous les Iraniens de douze à soixante -douze ans doivent être volontaires pour la guerre sainte ! » ordonne bientôt l’hodjatoleslam Hachemi Rafsandjani, président du parlement iranien. Et Radio Téhéran de marteler du matin au soir : « Il n’est pas une seule école qui soit exemptée du bonheur de faire la guerre, de boire le savoureux élixir de la douce mort du martyr ! »

 

Au cours d’une gigantesque contre- offensive destinée à reconquérir le terrain perdu, cent mille enfants de moins de seize ans sont envoyés ainsi en première ligne comme chair à canon pour stopper l’avancée des chars d’assaut irakiens. Mais devant ce déferlement de jeunes fantassins endoctrinés et fanatisés par les religieux enturbannés, les unités blindées de Saddam, formées à l’école soviétique, et donc peu préparées à une guerre de mouvement, s’enterrent dans d’imprenables bunkers entourés de champs de mines et des réseaux de barbelés.

Une guerre de tranchées s’instaure. Et, comme à Verdun pendant le premier conflit mondial de 1914/1918, des dizaines de milliers d’ânes vont être, eux aussi, appelés au sacrifice, tombant sous la mitraille, les autres mourant de soif et de faim ou de leurs blessures faute de soins.

 

Leur résistance, leur docilité, leur capacité à porter de lourdes charges – parfois jusqu’à cent kilos ! – gardant leur calme sous le déluge de fer et de feu -à la différence des chevaux – et surtout leur petite taille qui leur permet de se faufiler dans les boyaux du champ de bataille pour apporter le ravitaillement, vont faire d’eux, en Iran dans la région de Bassora ou d’Ali Gharbi, comme hier en Artois ou en Lorraine, les plus précieux auxiliaires des combattants. Un monument, à Neuville-les -Vaucouleurs, en Lorraine, rend ainsi hommage à ces milliers d’ânes envoyés en 1èreligne , héros inconnus de Verdun…

 

Lorsque, au moment d’être mobilisé avec ses petits camarades de classe, Reza confie à son instituteur, chargé de l’enrôlement et de la préparation idéologique des élèves, qu’il est certes « heureux et fier » d’avoir été choisi pour aller mourir en martyr au champ d’honneur – et gagner ainsi, comme les mollahs le lui garantissent , « le paradis d’Allah » -mais qu’il est, en même temps, triste de laisser derrière lui son cher compagnon à quatre pattes Ya’foor, le maitre d’école tente de le consoler et de le rassurer : son âne Ya’foor, lui aussi, va partir pour le front et se portera également au secours, à sa manière, de la République Islamique menacée par le « Satan irakien » .

Mais l’enseignant recruteur s’abstient de préciser à Reza que Ya’foor, lui, ne se contentera pas d’acheminer sur son dos le ravitaillement en eau et en nourriture des soldats ou de lourdes caisses d’obus. En fait, il est destiné, lui aussi, à se sacrifier lors d’une mission suicide. Sans la moindre chance, évidemment, d’entrer, en ce qui le concerne, au Paradis d’Allah.

 

« En avant ! En avant ! Allah O akbar ! » hurlent les pasdaran, les gardiens de la révolution, qui, dans la fumée et le vacarme du barrage d’artillerie, ordonnent au petit Reza et à ses camarades de courir à toute vitesse et en zig-zag , vers les premières lignes irakiennes pour y lancer les grenades à manche qu’ils portent à la ceinture .

Trois minutes avant l’assaut suicidaire des enfants soldats, une escouade d’une cinquantaine d’ânes affolés viennent d’être envoyés sur le champ de mines. Flairant le danger, ils refuseraient d’avancer sans ces coups de gourdins et de jets de pierre sur leurs croupes et ces tirs de kalachnikov sur le sol pour les effrayer. Objectif de cette monstrueuse cavalcade : faire exploser les mines explosent sous leurs pattes. Et parmi ces démineurs kamikazes figure évidemment Ya’foor.

 

Affolés, oreilles et tête baissées, braillant et ruant au milieu des premières explosions, les ânes s’éparpillent sur le terrain piégé sous le regard des pasdarans contemplant, hilares, cette boucherie. Les animaux qui, blessés par l’explosion d’une mine ou incommodés par les effluves d’armes chimiques utilisées par l’armée irakienne, tentent de faire demi-tour sont aussitôt abattus par les tirs des miliciens embusqués.

 

Cette funeste et caniculaire matinée de juillet 1981 l’âne si cher à Reza, gît bientôt, éventré, un œil crevé, une oreille arrachée. Il braye, à l’agonie, au milieu d’une mare de sang. Mais la poussière, la fournaise de la bataille sont telles que Reza, lors de la charge de son unité, a perdu très vite de vue son fidèle compagnon. Ya’foor pourtant, comme Reza bientôt blessé aux jambes et fait prisonnier par les Irakiens, va miraculeusement survivre à ses terribles et multiples blessures.

Au lendemain de l’assaut ,des miliciens islamiques, dans l’espoir de renvoyer une nouvelle fois le pauvre animal au casse-pipe, tranchent verticalement sa lèvre supérieure pour l’empêcher de continuer à brayer, bourrent de paille son ventre béant et déjà grouillant de vers, puis nettoient sommairement ses plaies avec du grésil.

 

Ya’foor est emmené manu-militari dans un camp retranché de l’arrière en attendant qu’on le renvoie au front. Autour de l’abreuvoir où croupit une eau nauséabonde, lui et ses semblables semblent se raconter leur tragédie… Une nuit, à la faveur d’un raid de l’aviation irakienne, l’âne de Reza et une dizaine de ses congénères parviennent à s’enfuir sous les bombardements.

Il erre pendant quelques jours avant qu’un paysan octogénaire d’une ferme voisine, apitoyé par sa maigreur et ses cicatrices, le recueille dans son étable. Quant au petit Reza, libéré quelques années plus tard lors d’un échange de prisonniers, il va, à la faveur du cessez le feu, arpenter inlassablement, et sans jamais perdre espoir, la région dévastée où naguère s’est déroulée la bataille.

 

Allant de fermes en fermes, interrogeant les paysans, il finit par retrouver, miraculeusement, la trace de son compagnon. Le fermier, ému par l’histoire de l’enfant-soldat rescapé, accepte de lui restituer Ya’foor d’autant que ce dernier accueille son petit maitre, et cavalier préféré, d’interminables « Hi Han » sonores et joyeux. Reza le ramène triomphalement dans son village mais, cette fois, sans l’enfourcher comme naguère, simplement en gambadant, heureux et fier, à ses côtés.

 

Sur la petite place de la mairie il y a foule à leur arrivée. On tresse des colliers de fleurs à Ya’foor, on le cajole, on lui apporte des paniers remplis de pommes, de salades et de carottes. Dès lors, ancien combattant blessé au champ d’honneur, l’âne suscite alentours le respect de tous, petits et grands. Il n’est plus jamais astreint à de rudes corvées.

Mais, pour son immense bonheur, Ya’foor promène souvent, au retour de l’école ou, le vendredi au sortir de la mosquée, les enfants du canton. Et même quand ils grimpent à deux ou trois à califourchon sur son dos meurtri et couturé de cicatrices, ces petits cavaliers, espiègles et rieurs, lui sont légers comme la plume au vent…

 

Alain Louyot

 

 

A SUIVRE…

Les auteurs :

– Jean-Louis Gouraud, écrivain, éditeur
– Atiq Rahimi, écrivain, prix Goncourt
– Pierre Durand, cavalier de Jappeloup
– Alain Connan, commandant de Marine marchande, fondateur de Greenpeace France, ayant notamment commandé le Rainbaw Warrior, le Syrius

– Hubert de Gévigney, amiral
– Adriana Tager, sambiste
– Mahyar Monshipour, champion de boxe – Alain Louyot, grand reporter
– Antoine Grospiron Jaccoux, réalisateur – Jean-Francis Vinolo, journaliste
– Sylvain Chaty, astrophysicien
– Pauline Ambrogi, auteure
– René Bruneau, écrivain

Préface par Claude Thomasset, professeur émérite Paris 4 Sorbonne.

L’ELOCOQUENT, éditeur Association loi de 1901

Format : 224 pages
Prix de vente TTC : 23 euros

Contact :
Elise Dürr
06 87 66 13 96 elise.durr@wanadoo.fr

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