Mes Edito
L’Edito: » A même la peau », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul Mari
Quelque chose a changé sur l’Aquarius. Et pas seulement le temps. Du Grand frais, 7 sur l’échelle de Mr Beaufort, vagues de 5 mètres de haut, vent de 50 à 60 km/h, l’écume blanche soufflée en trainées et train de lames déferlantes.
Le navire monte, descend, roule et les coursives sont habitées par des hommes qui titubent, bras écartés, comme des alcoolos au petit matin. Non, ce n’est pas cette mer qui dérange. Plutôt un mouvement de houle qui vient de l’intérieur.
La flamme est toujours là, la volonté de faire intacte. Sauf qu’entre temps, l’Aquarius a hébergé 74 réfugiés. Et ce qu’ils ont dit, le peu qu’ils ont lâché, par bribes, sur leur calvaire, en mauvais français ou anglais, la gorge serrée ou pire, sur un ton apparemment détaché, a mis l’équipage face au réel de l’horreur. Depuis, tout le monde est plus silencieux. Et sait que chaque sauvetage apportera son lot de gifles.
Patrick, notre photographe, s’enferme parfois dans sa cabine. Lui, il savait déjà. Sur son écran, deux photo. Une, au petit matin, grisâtre, couleur du plastique du « Zodiac » du dernier sauvetage ; l’autre, en noir et blanc, une jonque en mer de Chine, bourrée de boat-people vietnamiens, surmontée d’un grand « SOS » noir écrit à l’huile de moteur sur un sac de jute. C’était
il y a 28 ans, sur le « Mary », un navire affrété par un mécène de Monaco. À Cergy-Pontoise, le jeune pigiste s’était lié d’amitié avec Monsieur Thanh, sauvé quelques années plus tôt et devenu cadre dans une société d’alimentation. En apprenant le projet en mer de Chine, Patrick s’est précipité. Il avait vingt ans. En un mois, le « Mary » a secouru 327 hommes, femmes et enfants.
Débarqué, un peu sonné, le jeune photographe a couru la Roumanie, la Somalie, le Cambodge et le Burkina Faso. Mais à l’époque, l’humanitaire n’était pas encore un métier. Deux enfants à nourrir, un poste à Nice-Matin, un autre à Ici Paris, des Boat-people au People et cette photo qu’il regardait souvent, en noir et blanc, couleur du tatouage qu’il s’est fait faire sur l’épaule droite : « SOS. Boat people. 1988 ». Aujourd’hui, le voilà en Méditerranée, sur l’Aquarius.
Ses cheveux et sa barbe ont blanchi. Des hommes dérivent toujours sur l’eau, mais on ne les appelle plus « réfugiés » mais « migrants ». Et quand on les a déposés à Lampedusa, Patrick le photographe a eu un haut-le-cœur en découvrant des voitures de police à côté des ambulances de la « Miséricordia ». Les rescapés vietnamiens circulaient librement dans le camp de réfugiés de l’île de Palawan aux Philippines, nos Africains migrants, eux, attendront leur sort dans un camp de rétention gardé par des Carabinieri.
Depuis, Patrick passe un peu plus de temps qu’avant dans sa cabine à éditer ses photos. Il a partagé son écran d’accueil en deux, la jonque de Chine d’un côté, le Zodiac de l’autre. Il pense souvent à son ami, Monsieur Thanh, aujourd’hui disparu. Et, à la première escale, il a juré de se faire tatouer un second « SOS ». Sur l’épaule gauche.
JPM
L’Edito: « J’ai mal à la Libye », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul Mari
C’est l’histoire d’une gamine qui rêve devant une photo de magazine. On y voit un médecin assis à l’arrière d’un pick-up, en Afrique, un bras levé pour tenir une perfusion au-dessus d’un blessé. Et la petite fille se fait une promesse : « Un jour... » Rêve de gosse.
Anne a aujourd’hui 51 ans. Elle a fait médecine et 4 ans d’internat mais seule une matière l’intéresse, la médecine généraliste, loin des cabinets et des hôpitaux bien trop blancs. Ce sera l’Afrique, le Cameroun d’abord, la « Vallée des combats » où huit tribus animistes et très guerrières font une trêve, le jour de Noël, pour faire plaisir au toubab chrétien.
En Égypte, Anne fait escale, et y reste quinze ans, amoureuse d’un copte-orthodoxe son futur époux. Revenue en France, elle choisit la Normandie, pour leurs deux enfants, la mer et une tentative de médecin de campagne. Calais n’est pas loin. Et les premiers migrants souffrent d’épuisement, de tuberculose, de vieilles blessures et de terribles traumas psychiques.
Dans la tente de sa salle d’attente, les adultes s’emparent des crayons pour enfants et dessinent des bateaux qui coulent et des hommes qui se noient. Alors quand elle apprend que l’Aquarius, le navire affrété par SOS MÉDITERRANÉE, part en campagne...
La Méditerranée, notre mer pleine de grâce, sait aussi se montrer cruelle. La tempête empêche les départs des migrants. Docteur Anne en profite pour distribuer de l’anti-mal de mer et briefer son équipe de « Médecins du Monde », Stéphanie, l’urgentiste mexicaine, les infirmières Céline et Maryse et Richard, un logisticien de choc. Au matin du onzième jour, le réveil est brutal. Un Zodiac, sur l’eau, bourré de réfugiés.
Un quart d’heure plus tard, la clinique de bord est opérationnelle et voilà les premiers rescapés qui arrivent. Dans quel état ! Ils titubent, raides, le regard vague, trempés jusqu’aux os, tétanisés par le froid, s’effondrent sans un mot. On déchoque une femme enceinte, on recoud le pied d’un homme transpercé par les clous au fond du Zodiac, on panse toute la misère du monde.
Anne sait écouter les migrants. Les hommes lui racontent l’horreur, par petits bouts, la faim, la soif, les coups, la torture, l’humiliation dans les geôles libyennes. Les femmes, elles, ne disent pas un mot. La plus jeune, la plus jeune, se cache, roulée ne boule sous la table d’examen.
- « Où as-tu mal ? »
- « Je n’en peux plus.»
- « Un homme t’a fait du mal ? »
-« Je n’en peux plus !»
La gamine est enceinte. Anne comprend qu’elle a été violée. Comme toutes les autres rescapées. Le médecin de Calais revoit les terribles dessins faits par les migrants de la jungle, clairs, précis, souvenirs intacts. Traumatisés.
Le lendemain, sur le port de Lampedusa, médecins et réfugiés s’appellent par leur prénom et s’embrassent. Et Anne fait passer de petites notes médicales aux autorités sanitaires italiennes : « attention à celui-ci, blessé...attention à celle-là, fragile. » Le bateau, vide, est revenu sur la mer démontée face à Tripoli.
Malgré ses vingt-cinq ans de carrière, Anne confesse qu’elle n’a jamais vu de tels maux, une telle détresse. Une sorte de syndrome inconnu. Comme cet homme jeune venu la voir en consultation. Une fois, deux fois, trois fois, le médecin a demandé :«De quoi est-ce que souffres?»
Et le jeune migrant a fini par répondre : « J’ai mal à la Libye. »
JPM
L’Edito: « Ô rage… », par Jean paul Mari.
par Jean-Paul Mari
Le temps de la mer n’est pas toujours celui des hommes. Deux jours que nous avons quitté l’escale de Lampedusa où nous avons déposé nos 74 réfugiés sains et saufs. L’Aquarius a poussé sans moteur de 2300 kw pour filer toute la nuit et arriver à 6 H00, pile à l’heure où les migrants atteignent les 20 miles au large de la côte libyenne.
Peine perdue. La mer creusée, le vent violent, empêchaient tout départ des fameux « Zodiacs » qui ne sont que des bateaux pneumatiques, façon gros jouets de plage. Têtu, notre navire a recommencé à patrouiller, d’est en ouest, d’ouest en est. Et la Méditerranée a pris en soirée une vilaine couleur grise. Ce matin, le froid est arrivé, moins de 14 °. Pour partir, les migrants sont obligés de se jeter à l’eau et de nager le plus vite possible jusqu’à leur embarcation ancrée loin de la plage.
À peine arrivé à bord de l’Aquarius, Moussa, un ancien footballeur ivoirien s’est effondré. Il venait de perdre ses deux frères. Les militaires les avaient rafalé sur la plage. Quand les fugitifs finissent par grimper dans leur Zodiac, ils sont déjà terrorisés, épuisés et trempés jusqu’aux os. La nuit, le froid, le vent font le reste. La mer est cruelle. Et moi, j’enrage. L’Aquarius est condamné à faire des ronds dans l’eau, parfois sous l’eau.
Comme dans le mess où chaque vague de quatre mètres submerge les hublots en vous donnant l’impression de vivre à l’intérieur d’une machine à laver. On reste là, à regarder les petites bulles d’air qui tourbillonnent vers la surface, avec l’étrange sensation d’être un noyé. Et cette météo qui annonce des vagues de six mètres !
Déjà mal à l’aise sur ma table d’écriture qui joue les rocking-chairs, je me vois mal faire l’ascenseur entre le rez-de-chaussée et le deuxième étage. Bah ! La mer n’est pas un animal domestique.Tripoli n’est pas une station de métro et on ne peut pas demander aux migrants d’annoncer l’heure et le lieu de leur arrivée. De préférence en soirée, juste avant le journal de vingt heures !
D’un côté, cette absence nous rassure. Pas de radeau sur l’eau, pas de naufrage. Nous sommes là pour secourir ceux qui se noient, pas pour « faire du chiffre ». Sauf que l’équipage sait que ce n’est pas par manque de prisonniers sur la plage. Ils sont là, impatients d’embarquer. Et ils souffrent.
Il suffit d’écouter les récits de Assiz, Moussa, Zenawi...tous disent que la Libye et un enfer. Et que chaque jour qui passe est une épreuve. Je les imagine, hommes et femmes, coincés dans le baraquement où les passeurs les entassent, regardant comme nous la mer pour savoir quand leur calvaire finira.
Demain ? Oui, demain, peut-être. La Méditerranée devrait se calmer. L’Aquarius, notre navire, est au bon endroit. Nous sommes là. La rage, oui, mais sans le désespoir. Et tant pis pour le journal de vingt heures !
JPM
L’Edito. « Entre Thawarga et Calais », par Jean Paul Mari.
par Jean-Paul MariJ’ai quitté Assiz sur le quai du port de Lampedusa. À travers la vitre du bus qui emmenait les réfugiés au camp de rétention, je l’ai vu rire comme un gamin en exhibant son tee-shirt « j’aime pas le lundi ». L’Aquarius a aussitôt largué les amarres et filé plein sud vers la Libye. Sans ses 74 migrants, le navire semblait un peu vide. Allongé sur ma couchette, j’avais du mal à dormir même après une nuit sans sommeil.
Je repensais aux sept années de cavale d’Assiz, de sa Guinée natale jusqu’à l’enfer libyen, son kidnapping, la détention, la torture, les cicatrices sur son visage. Soudain m’est revenu, très clair, le souvenir d’un reportage pendant la guerre là-bas. D’abord la longue route côtière qui suivait l’itinéraire des batailles jusqu’à la chute de Khadafi le bouffon sanguinaire. On longeait la mer de Tripoli à Misrata, ville martyrisée par un siège de quarante-cinq jours.
Un peu avant s’élevaient des colonnes de fumée noire des ruines de Thawarga, cité fantôme autrefois peuplée de trente mille habitants. Plus aucun humain dans les rues vides. Des chiens errants, des ânes, des vaches affamées, à l’abandon. Et dans le salon de cette villa où j’avance un pied prudent, un grand tapis moelleux occupé par un mouton mort de soif. Je me souviens de la mort et de la désolation. Partout des villas saccagées, la vaisselle fine brisée, le mobilier pillé, les rideaux arrachés, les lits couverts de merde. Sur le fronton d’une maison, une main avait écrit : « Negros. Esclaves. »
Thawarga a toujours été une cité de lépreux. C’est ici qu’on regroupait les esclaves arrachés à l’Afrique tropicale, ici que leurs descendants se sont sédentarisés. Des immigrés de l’intérieur à la disposition des notables arabes locaux. Un cortège de domestiques, de manœuvres et de filles à abuser. Khadafi s’en est servi pour enrôler de force ses hommes de main. Pour leur malheur. J’ai tourné longtemps dans la poussière de Thawarga.
Le vent des combats chargeait l’air de fumée grasse, de sable et d’électricité. Venu des dunes, il soufflait sans faiblir. Si longtemps que les arbres poussaient inclinés vers la mer. Si fort qu’il avait fait basculer le talus du chemin de fer en construction. Ce vent du désert rendait fou. Et la nuit, au coin d’un feu puant l’essence, les combattants de la katiba de Misrata s’excitaient à coups d’histoires de mercenaires africains, de récits d’exactions épouvantables, de trahison et de complots. Ah ! la faute aux Noirs bien sûr !
Après la victoire finale, les « combattants de la démocratie » ont dévasté la ville sans défense qu’ils ont rebaptisée « New Misrata ». Thawarga avait trahi, Thawarga devait disparaître. En quittant la cité en ruines, j’ai pu lire sur un mur en grosses lettres l’objectif de cette noble bataille : « Épurer la ville de ses esclaves à la peau noire. »
L’Aquarius est arrivé à l’aube devant les côtes libyennes, pile à l’heure où les migrants se jettent à l’eau. Mais la Méditerranée était mauvaise et ses eaux vides. On est resté là à se dandiner sur les flots, face aux immeubles de Tripoli qu’on voyait à l’œil nu. Allez ! Venez, camarades migrants, si vous y tenez. Calais, pour un Noir, c’est pas terrible, je sais. Mais c’est toujours mieux que le vent du désert libyen.
JPM
L’Edito: Douzième jour : « J’aime pas le lundi », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul MariQuand on l’a hissé sur le pont de l’Aquarius, mouillé et fripé, il grelottait. L’un de nous lui a enlevé son blouson en mauvais nylon pour l’enrouler dans une couverture. Sous sa veste, il portait un tee-shirt blanc inscrit : « J’aime pas le lundi ». J’ai regardé ma montre, il était 6h40 ce lundi 7 mars. Plus tard, les réfugiés dormaient, assommés, la tête enroulée dans une serviette éponge, ne se réveillant que pour demander à boire, à manger, une aspirine.
Assiz a étalé son tee-shirt sur le pont pour les sécher. « J’aime pas le lundi » éclatait au soleil. Torse nu, il est sec comme un migrant en cavale. La sienne a duré sept ans. Depuis sa Guinée natale, vers le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie jusqu’en Libye. Avec des allers-retours entre les pays au gré des expulsions policières et du travail dans les champs. Il avait 18 ans, il en a 25. Assiz a survécu, il a tout encaissé.
Même en Libye, le seul pays capable d’effacer son sourire d’adolescent. Il dit le racisme, les civils armés, les hommes qui vous crachent dessus, frappent et rackettent, les gosses qui vous pointent une lame sur le ventre - « Donne l’argent, sale négro ! » - au milieu de respectables vieillards qui sourient au turbulent gamin. Et les « Maisons de torture ». Assiz est kidnappé, revendu, séquestré, affamé, fouetté, torturé. On lui tend un téléphone pour appeler sa famille en exigeant une rançon. Cela tombe bien, son village n’a pas le téléphone et sa mère pas un sou.
Assiz est un mort en sursis. Et il se réveille le matin, le corps et le visage couvert de cicatrices, entouré des corps de ceux qui n’ont payé assez vite. Au bout de trois mois, il réussit à s’évader. Il se cache, réussit à récupérer huit cents euros pour payer un intermédiaire qui encaisse et disparaît, trouve l’argent pour un deuxième voyage et le voilà, en pleine nuit, pieds nus sur une plage près de Tripoli.
Le passeur libyen lui montre le « Zodiac » posé sur la mer, gros jouet de plage normalement interdit de navigation. Les migrants ne savent pas nager. Ils entrent dans l’eau, pataugent, s’agrippent, se battent, coulent. « Il y a eu deux ou trois noyés cette nuit-là », dit Assiz. Ceux qui réussissent à grimper dans l’embarcation découvrent un plancher fixé par de longs clous, pointes vers le haut, véritable tapis de fakir qui interdit de s’allonger.
La première déchirure du plastique est survenue à l’aube...l’Aquarius est arrivé à temps. Assiz remet son tee-shirt blanc : « J’aime pas le lundi » et retrouve son sourire face au port de port de Lampedusa: « Je me sens comme un bébé qui vient de naître. » Moi, je pense à Donald Tusk, président du conseil européen, qui a annoncé que les « migrants économiques » ne passeraient plus par la route des Balkans.
La Turquie a réussi son chantage. Elle a obtenu de l’argent et des visas ouverts pour l’Europe, et promis d’interdire la mer vers Lesbos. La Libye restera le chemin. L’Aquarius, lui, fonce à 10 nœuds, plein Sud, vers la côte libyenne. Le soleil brille et la mer est calme.
Nous serons sur zone dès demain 6H00 du matin, à l’heure pour les migrants. Cela me rassure. Moi, j’aime bien les lundis.
JPM
L’Edito: « Premier sauvetage », par Jean Paul Mari
par Jean-Paul Mari
Au fond du Zodiac, trois jerricans d’essence et des planches croisées en renfort de la toile. Et pour les fixer, des clous de dix centimètres, de longues pointes qui percent et... pointent vers le haut. Infernal tapis de fakir qui interdit aux passagers de s’allonger ou de s’asseoir pendant un voyage qui peut durer plusieurs jours. Celui-ci, heureusement, n’a pas été aussi long.
Dès 5H34 ce matin, nous avons reçu un appel du centre maritime de Rome. Deux Zodiacs en détresse, au large de Tripoli, là où nous patrouillons. L’Aquarius a filé vers la position indiquée à la recherche de cette aiguille sur l’eau.
6H15 : nos veilleurs sur la passerelle discernent le gris d’une embarcation.
6H31 : notre canot de sauvetage est à l’eau. D’abord une première navette, pour vérifier l’état du bateau, rassurer les migrants et leur distribuer des gilets de sauvetage. Puis le transfert peut commencer.
À bord, ils sont 74, entassés, dont 10 femmes. Le plus jeune n’a pas quinze ans. Gambiens, Sénégalais, Maliens, Ivoiriens, Guinéens. Il était minuit à peine quand ils ont embarqué d’une plage près de la capitale libyenne. Et déjà, les voilà transis de froid, les lèvres pincées, malades du mal de mer, paniqués par cette immense étendue d’eau qui monte et qui descend. Du Zodiac, on extrait deux femmes enceintes et deux hommes méchamment blessés, le pied transpercé par ces saletés de clous.
Il faut calmer les autres, les empêcher de sauter à l’eau ou de se jeter sur l’échelle de coupée, au risque de chuter et de se faire broyer entre le canot et la coque du navire. Jean, le marin, a pris la place du pilote et Zenawi notre interprète, l’ancien réfugié, ne cesse de leur parler. Les rescapés n’ont qu’une hâte, quitter ce radeau de l’enfer.
« Mais pourquoi est-ce qu’on construit ce genre d’engin ? » demande, sidéré, Majd le Syrien, marin professionnel. Le plastique du Zodiac est de piètre qualité, le moteur faiblard et les planches cloutées cisaillent le boudin. À l’intérieur, on clapote dans l’eau sale. Déjà, on aperçoit une déchirure au niveau de la ligne de flottaison qui s’enfonce doucement sous le poids de l’eau de mer que le rafiot embarque. Il faut faire vite. En deux heures, tout le monde est amené à bord. Les blessés envoyés aux urgences, avec deux hommes et une femme choqués, les yeux vagues, qui ne peuvent plus marcher ou parler.
Une nuit, une toute petite nuit de voyage... ce radeau n’aurait pas tenu deux jours ! L’angoisse nous prend en pensant au deuxième Zodiac dont on n’a plus de nouvelles. À bord, tout le monde tente de cacher son émotion, les infirmières, les membres de l’équipe de secours et même les rudes marins de l’Aquarius. Surtout quand un des réfugiés tombe à genoux sur le pont, les bras levés, pour remercier le ciel, en pleurant de joie.
L’Edito.Neuvième jour: « Ma nuit sur l’Aquarius », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul Mari
J’ai passé une toute nuit avec l’Aquarius. À parcourir le navire de la proue à la poupe, monter et descendre les cinq niveaux du pont supérieur à la salle des machines. J’ai découvert un animal puissant et docile, lourd de plus de 1800 tonnes équipé de quatre générateurs et d’un moteur de 2300 kw qui le fait ronronner comme un gros chat.
Précisément, en passant les doigts sur son nom fraîchement repeint, l’ « Aquarius », j’ai retrouvé son ancienne appellation martelée sur la tôle blindée : « Meerkatze ». Quelque chose en allemand comme « mer-chat », un félin de la mer, un fauve, mais aussi le nom allemand d’un singe rare qu’on trouve au cœur des forêts de Nouvelle-Guinée.
J’ai déambulé en m’agrippant – le roulis – le long de ses coursives blanches, froides, cliniques qui n’ont pas la prétention du charme. L’Aquarius vient du Nord. Ce garde-côte est taillé pour la mer Baltique et l’Atlantique-Nord où il a longtemps joué les chiens de garde pour les flottilles de pêche allemandes.
La quarantaine bien trempée, il est fait pour la bise glaciale, les mauvais coups et la tempête, dur à manœuvrer par vent de travers, mais qui sait fendre les plus grosses vagues sans dévier d’un pouce. Bien sûr, il n’accepte que les marins aguerris, roule comme un rocking-chair et vous met le cœur au bord des lèvres. Pas fait pour les touristes en croisière.
Avec lui, on se sent immédiatement en sécurité, mais sans confort inutile. En ce moment, il frissonne d’aise dans cette mer qui se creuse de vagues-tourbillons qui transforment les hublots du mess en « machines à laver ». Son immense coque d’acier grince, craque, siffle, gémit de plaisir.
Au plus fort de la houle, j’ai soudain entendu de grands han ! han ! qui résonnaient en fond de cale, là où Sergeï, le lieutenant-boxeur lituanien, frappait comme un sourd sur un sac de sable. Quant au sauna, unique coquetterie, personne n’a le temps et le cœur à l’allumer.
Non, la vérité de l’Aquarius est ailleurs, dans la salle des machines qui sent l’iode et la graisse chaude, là où clignotent de petites lampes rouges dans l’obscurité, dans ce coeur qui cogne fort mais au ralenti, en attendant de donner toute sa mesure. Le « Meerkatze » n’a pas rechigné à devenir l’ « Aquarius.
Comme tant d’autres, le garde-côte s’est lassé de son travail de flic, même si, dans sa jeunesse, il mettait un point d’honneur à ne laisser personne pénétrer dans les eaux territoriales allemandes. Aujourd’hui, le long des côtes libyennes, il est prêt à accueillir tous les migrants qui cherchent à s’en échapper.
Oui, j’ai passé une belle nuit avec ce félin de la mer avant de m’effondrer sur ma couchette. Dès le petit matin, un puissant roulis m’a réveillé. Je me suis levé en titubant de fatigue. Et un roulis plus fort que les autres m’a jeté tête la première contre la paroi opposée de ma cabine...l’animal sait aussi plaisanter.
JPM
L’Edito. Huitième jour : « Deux hommes à la mer », par Jean Paul Mari.
par Jean-Paul Mari
À force d’être à l’écoute de l’Aquarius, ce bateau m’a raconté une histoire extraordinaire, celle de deux hommes à la mer. Le premier est né sur le port de Hambourg, entre mer du Nord et mer Baltique, les pieds sur le quai et le nez pointé vers le large. À dix-huit ans, il se fait marin et embarque, émerveillé, sur un cargo qui vogue vers l’Indonésie. À bord, le gamin va grimper tous les échelons de l’échelle de bord qui mène au pont supérieur.
Officier, second maître, premier maître. La compagnie maritime le remarque et lui confie un cargo. Les années passent et on le retrouve commandant un porte-conteneur, monstre long de 293 mètres, une usine sur l’eau qui sillonne le globe de l’Atlantique au Pacifique et ne s’arrête qu’aux ports – le temps est cher et précieux – pour décharger. Dans le monde de la mer marchande, il est réputé brillant et sérieux, ses pairs le respectent, sa vie est tracée.
Le deuxième est né au même endroit, mais rêvait d’être médecin. Deux années d’études l’ont déçu, trop loin de la détresse des hommes. Alors, il s’en va, prend la mer, apprend à garder un cap en rêvant, mais abandonne son poste pour voir naître son premier enfant. Le voilà à nouveau étudiant, obtenant un doctorat en histoire, liant des amitiés avec les penseurs à Göttingen, Paris et Rome.
Quand la famille s’élargit d’un quatrième enfant, il retrouve la marine marchande et un salaire plus confortable. Sans renoncer à s’inventer une vie où l’homme ne se résigne jamais. Aujourd’hui, il navigue d’ailleurs sur un ancien garde-côtes austère qu’il a fait repeindre en rouge-orangé histoire d’être mieux repéré par les naufragés.
Deux hommes à la mer. Qui pourraient avoir eu deux vies très différentes. L’extravagant est que ces deux marins n’en font qu’un : Klaus Vogel. L’ex-commandant du porte-conteneurs n’a pas accepté qu’on lui demande d’éviter la route des embarcations de migrants à secourir. Il n’a pas supporté la fin de l’Opération « Mare Nostrum », cette mer vide, sans secours, sans espoir. Il en a parlé à ses très sérieux collègues qui l’ont écouté, un peu embarrassé. Sans hésiter, le capitaine a démissionné de son poste pourtant plein d’avenir. A parlé de son projet à sa famille qui l’a applaudi des deux mains. Et contacté ses amis européens de Göttingen, Paris et Rome.
Un an plus tard, le voilà maître de cet étrange navire à la coque rouge-orangé, baptisé Aquarius, battant pavillon de Gibraltar, qui croise face aux côtes libyennes pour sauver des migrants en détresse.
Au mess, le soir, quand l’équipage barbouillé par le mal de mer lui parle de cette tempête qui n’en finit pas de nous secouer et retient les migrants, l’ancien commandant de porte-conteneur répond tranquillement :« l’Aquarius est solide ». Et le gamin qui rêvait d’être médecin ajoute : « Nous sommes au bon endroit, au bon moment. À notre place. »
JPM
L’Edito: Septième jour : « C’est pas l’homme qui prend la mer… »par Jean-Paul Mari
par Jean-Paul MariC’est la mer qui prend l’homme, da, da, da ! Très mauvaise surprise ce matin à l’aube, alors que le vent s’était calmé en soirée, l’équipage de l’Aquarius s’est réveillé sur une balançoire, avec un ciel plombé et le sifflement de l’air dans les hublots entrouverts.
Dehors, la méditerranée fait la gueule, creusée de vagues de quatre mètres, soulevée par des rafales de 20 nœuds, près de quarante kilomètres-heure, vent du diable qui courbe les hommes sur le pont. Et en plus, il tourne ! Ouest, puis nord-ouest, et puis plein nord.
Tous moteurs réduits, l’Aquarius lourd de ses 1800 tonnes saute comme un bouchon, joue les toupies sur l’eau et le visage d’une partie de l’équipage a pris une jolie couleur verdâtre. Bien sûr, la mer est vide. On a beau être un migrant prêt à mourir, pas question de marcher au suicide. Et nous, on fait des ronds dans l’eau bouillonnante.
D’autant que la terre de Libye n’est pas forcément plus calme. Des combats ont éclaté à l’ouest et au sud de Tripoli, vers la frontière tunisienne. Mieux : à l’ouest de la capitale, la guerre...fait la grève. Des groupes armés au service du gouvernement réclament bruyamment une paie qui ne leur a pas été versée. Du coup, ils ont coupé la route qui mène à Zuwara et sa côte d’où partent la plus grande partie des migrants.
Restent l’Est, ses plages, ses courants et ses passeurs qui ont établi leur industrie à Garabouli et Khoms, à une centaine de kilomètres de la capitale. Le vent, la guerre, le vent de la guerre, la méditerranée en ce moment ne fait pas de cadeaux. Et nous sommes là, migrants et marins, soumis aux vagues et aux caprices du temps.
Alors on enchaine les exercices de sauvetage sur la houle, en répétant les manœuvres dangereuses, une fois, dix fois, vingt fois, comme des soldats à l’entrainement qui savent qu’au moment de l’action, le geste devenu automatique permettra d’être efficace, de sauver des vies, d’éviter qu’une femme ou un enfant au moment de l’embarquement soient pris entre le canot de sauvetage et l’échelle de coupée.
J’ai souvent pensé à ce Zodiac surchargé de migrants qui avait lancé un appel de détresse et que nous avons cherché en vain. Il vient d’être retrouvé, dans un piteux état, par la marine militaire au large de Syracuse, en Sicile. A bord, il y avait 100 personnes, dont 7 femmes et 20 mineurs !
Il était déjà loin derrière nous, au Nord, quand nous avons atteint les eaux libyennes. Au moment où il a lancé son message de détresse, on ne pouvait plus le trouver. Rageant de se dire qu’à vingt-quatre heures près, on aurait pu lui éviter trois jours de mauvaise mer.
Ouest, nord-ouest, nord...ma table de travail joue les bouchons sur les vagues :« C’est la mer qui prend l’homme / Dés que les vents tourneront, nous nous en allerons ! »
L’Edito: Sixième jour : « Sentinelle », par Jean-Paul Mari
par Jean-Paul MariSixième jour : Sentinelle.
Je viens de passer trois heures sur le pont, pour mon quart de veille. Le radar de bord ne suffit pas à repérer les petites embarcations et en l’absence d’appel de détresse, il faut absolument repérer un petit chalutier ou un Zodiac surchargé de migrants avant qu’il ne coule. Le bon poste se situe à 25 mètres au-dessus de l’eau, sur le toit de la passerelle du commandant, juste au-dessous des pâles de ventilateur du radar.
Depuis ce matin, l’Aquarius regarde vers le nord, moteur tout réduit, et se laisse dériver par le courant et le vent vers l’est. Je vois distinctement la côte libyenne, à 23 milles de distance, et crois reconnaître les cheminées d’une immense cimenterie que j’avais remarquée, en reportage sur la route entre Tripoli et Misrata.
Une bonne vigie divise son périmètre en quartiers. Sur Bâbord arrière, je ne vois rien. La mer roule des vagues lourdes ourlées d’une écume nacrée qui scintille sous le soleil. Sensation d’un vol au-dessus des nuages ou de contempler la banquise de l’antarctique qui dégèle en blocs de glace éblouissants.
Bâbord avant, l’obstacle est cette eau qui mousse au loin sous le vent. Un petit triangle blanc dessine une coque, un bouillonnement sombre ébauche un Zodiac. Et tout disparaît. Ce n’était qu’un rond dans l’eau. J’ai passé mon quart à considérer une myriade de mirages.
Le temps est précieux. En cas de naufrage, la règle est simple et mortelle. Un humain tient 1H05 dans une eau à 4 degrés, 1H25 à 10 degrés. La méditerranée, relativement clémente, laisse un peu plus de deux heures à vivre à des hommes sains, pas des migrants, déjà affaiblis par la soif, la faim, le mal de mer. Pour garder son corps à la bonne température, il faut une eau à 34 degrés, autant dire un bain chaud à la maison.
Quand la température du corps descend au-dessous de trente-trois degrés, le naufragé est en hypothermie, il délire, perd conscience, renonce à lutter.
Trois heures que je scrute les vagues en essayant de ne pas me laisser emporter par mes pensées. J’en arrive à pouvoir détecter un mini paquet d’algues jaunâtres à bonne distance. Mais trop d’attention tue l’attention. La recherche devient obsessionnelle. On finit par voir ce qu’on cherche.
Hier, à l’appel de la vigie, l’Aquarius a fait demi-tour pour ne découvrir qu’une bâche plastique qui flottait entre deux eaux. Et la nuit est terrible : « J’ai vu distinctement un chalutier tous feux allumés », m’a dit un officier de quart. Ce n’était qu’un bout de lune sur la mer.
En face, sur la côte, il y a la foule des migrants. La mer est mauvaise et des combats entre Tripoli et Zuwara freineraient les départs. Seul, au sommet du bateau, j’ai l’impression d’être la sentinelle d’un poste avancé. Sauf que l’Aquarius n’est pas là pour les arrêter, mais pour les tirer de l’eau.
JPM
L’Edito: Cinquième jour : « La mouche », par Jean-Paul Mari
par Jean-Paul MariElle s’est posée juste au milieu de l’écran de mon ordinateur au moment même où j’écrivais. Je l’ai chassé de la main. S’est envolée. Est revenue, têtue, au même endroit. Il n’y a rien de plus gênant qu’un insecte au milieu d’une phrase.
En plus, j’ai horreur des mouches. Dans le désert, elles sortent de nulle part pour torturer le marcheur qui a soif, tourmente les blessés et ne respecte pas les morts. Les mouches vivent de l’ordure du monde.
La tentation était forte de l’écraser. J’ai renoncé. Après tout, cette mouche n’était pas là au départ de Lampedusa en Sicile et elle n’est apparue qu’à douze miles des côtes d’Afrique. Pas de doute, c’était une mouche libyenne. Elle est chez elle.
Le fait est qu’elle a décidé de quitter la côte et de prendre le large pour venir se réfugier sur l’Aquarius. Cette mouche têtue, agaçante, mais perdue est de la race des insectes migrants. Alors, j’ai repris mon écriture et elle est allée se poser sagement à côté de ma machine sans plus déranger.
Bien plus gênante est cette mer qui roule des vagues de plomb et joue les « machines à laver », du nom que les marins donnent aux hublots soudain submergés par une lame. Le temps commence à s’améliorer. L’accalmie permet de parler avec ceux que nous ne connaissons pas. Une chose est sûre. Ce bateau est habité par un esprit et des hommes pas comme les autres.
Il y a Jean le marin, jeune officier formé à l’école navale et habitué des plates-formes pétrolières qui dit avoir compris sur l’Aquarius la véritable nature de son métier-vocation. Et celle de Majd, naviguant né à Idlib en Syrie, réfractaire au service militaire et vogue depuis en frôlant les côtes de sa terre natale.
Et celle de Zenawi, l’Érythréen qui a fui voilà trois ans la dictature de son pays, a franchi la Méditerranée sur un rafiot pour gagner Lampedusa, s’est installé en France et fait office d’interprète en arabe et en tigréen. En attendant de se retrouver sur le pont de l’Aquarius, du bon côté, pour tendre la main au naufragé qu’il était.
Et puis, il y a l’histoire de Klaus Vogel, capitaine de navire marchand et président de l’association à l’origine du projet, personnage peu commun qui voulait devenir médecin, se retrouve marin à l’âge de dix-huit ans, pose son sac cinq ans plus tard pour fonder une famille et faire un doctorat d’histoire entre Paris et Gottingen.
Revenu sur l’eau, il sillonne le globe comme capitaine sur d’immenses porte-conteneurs, mais abandonne tout, d’un coup, à 58 ans, parce qu’il ne supporte pas de voir la Méditerranée vide quand les migrants se noient et appellent au secours.
Oui, ce navire est un creuset capable de fondre plusieurs vies ensemble. Tiens ! La mouche s’est envolée. Plus légère.
JPM
L’Edito : »Une tête d’épingle sur l’eau » par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul MariJour J + 4.
Le message est arrivé hier par radio du centre maritime de Rome. : « Ce matin à 6H40 UTC, message de détresse en Méditerranée du Sud. Selon la Convention du Droit de la Mer et le devoir d’assistance, nous vous informons qu’un bateau pneumatique est en détresse sur une position inconnue avec environ 120 personnes à bord. Demandons à tous les vaisseaux sur zone la plus grande vigilance et rapporter tout contact visuel.»
Voilà, nous n’étions pas encore arrivés sur notre zone de recherche que déjà...les marins de l’Aquarius se sont regardés un peu estomaqués. Devant nous, la mer était grosse de vagues de 4 mètres et le vent soufflait à 50 kilomètres à l’heure. C’était un temps à ne pas mettre une vedette de sauvetage à l’eau, encore moins un Zodiac, un bateau pneumatique lesté du poids de 120 personnes, prêt à couler. Ces migrants avaient bien un téléphone mais pas de GPS. Ils ne pouvaient pas dire où ils se trouvaient. Seulement appeler au secours. On sait que leur batterie va s’épuiser. Et qu’il n’y aura plus ensuite qu’un radeau fantôme perdu en haute mer.
Klaus, le capitaine de l’Aquarius a décidé une réunion en urgence. Tout le monde s’est déclaré prêt. Les marins, les sauveteurs et les médecins, leurs procédures confirmées, le matériel vérifié. Ne restait plus qu’à organiser une veille visuelle pour repérer une tête d’épingle sur la mer. En plastique qui plus est, même pas capable de renvoyer l’écho de notre radar.
La nuit est tombée, les officiers se sont succédés sur la passerelle, les jumelles à la main, scrutant le sommet des vagues qui pouvaient engloutir et nous masquer le Zodiac.
Deux heures de veille, la relève, deux heures de veille. Toute la nuit. À la lumière de la lune. « Un cargo est passé à moins de 4 kilomètres sur bâbord. Sans ces feux de navigation, je ne l’aurais pas vu » m’a dit Jean, l’officier, les yeux rougis.
Ce matin, le jour s’est levé sur une mer vide, mais assagie. Il fait beau, un peu plus chaud. L’Aquarius a réduit ses moteurs -Slow Go Ahead – face à la Libye. Enfin, nous y sommes. Voilà la zone opérationnelle que nous allons patrouiller d’est en ouest, d’ouest en est, pendant au moins deux mois. Avec le retour du temps calme, tout le monde à bord sait que le risque est grand de voir les passeurs précipiter le départ des embarcations de migrants.
Ce matin, Klaus a fait son briefing technique. À la fin, contrairement à l’habitude, il nous a demandé ce qu’on ressentait. Une chose simple : être ici est un soulagement et une douleur à la fois. Le soulagement de pouvoir agir, la douleur devant l’inacceptable.
Et on s’est tous retrouvés sur le pont, appuyés au bastingage, à chercher une tête d’épingle sur l’eau.
JPM
Edito: Cette fois, on entre en guerre…par Jean-Paul Mari
par Jean-Paul Mari- Le 25 février prochain, un navire de combat va appareiller du port de Lampedusa en Sicile. Soixante-dix-sept mètres de long, 12 hommes d’équipage de toutes nationalités, un capitaine allemand, assez de fuel, de médicaments, d’eau et de nourriture pour tenir trois semaines en mer : l’Aquarius, le bateau de "SOS MEDITERRANEE", part en campagne.
Face à lui, la grande vague des migrants, un million l’année dernière, autant voire plus cette année. Ils partent, en chalutier, en Zodiac, en barcasse. Et ils se noient. Trente mille morts en quinze ans.
- Alors, l’Aquarius part en guerre. Contre l’indifférence, l’immobilisme, le cynisme, l’inhumanité. Contre les vagues de la Méditerranée et ses rouleaux du fond qui ballottent des corps. Hommes, femmes, enfants, regardant le sillage des bateaux en surface, ceux qui devaient les amener vers leur rêve.
- Que faire ?
Rien, sinon se révolter.
- L’ association franco-allemande a remué ciel et mer, ouvert une souscription publique et récolté 275 000 euros, trouvé le reste, soit un million d’euros, de quoi partir pour trois rotations, trois mois de campagne avec, à bord, un radar, des canots de sauvetage, des lits, des couvertures, des ponts couverts pour 200 passagers -500 s’il le faut ! - et cinq « Médecins du Monde », pour les soins.
L’Aquarius va patrouiller le long des eaux territoriales de la Libye, celle de l’ex-dictateur, des islamistes, des passeurs, des trafiquants d’hommes. Il va repérer les embarcations en détresse, empêcher les naufragés de se noyer, les prendre à son bord pour les transférer vers d’autres navires plus proches des côtes de Sicile.
- "SOS MEDITERRANEE", un bateau pour les réfugiés, trois mois de campagne et une souscription ouverte pour pérenniser l’opération tout l’été, gagner cette course contre la montre, contre l’indifférence, contre la mort.
Oui, c’est une guerre pour sauver des vies, pas pour tuer des hommes. La seule guerre qui vaille d’être menée à outrance. Dès le 25 février, au départ de Lampedusa, nous prendrons la mer et nous tiendrons le « Journal de bord » pour vous raconter "SOS MEDITERRANEE".
«On ne peut pas demander seulement aux migrants de savoir nager...c’est obscène », a dit la mairesse de Lampedusa.
- Oui, on peut dire sa honte et sa colère, agir, se battre, participer, remuer le ciel et surtout la terre. Vous aussi, révoltez-vous. L’Aquarius ne doit pas rentrer au port, vaincu, faute de carburant.
A bientôt.
JPM
‘L’Edito: « Les fourmis et la montagne » par Denis Caillaux.
par Jean-Paul MariAu Sénégal, des enfants qui rêveraient d’aller à l’école mais doivent travailler pour vivre, se regroupent de leur propre initiative pour défendre leurs droits et se construire un avenir qui soit loin de Lampedusa ou de la jungle de Calais… Un bon nombre d’entre eux sont des Talibés ou élèves des écoles coraniques.
Renforcement du lien social, professionnalisation des petits métiers, alphabétisation, développement d’une capacité d’épargne et mise en place d’un accès au micro-crédit, les recettes sont connues et elles fonctionnent. Alors qu’il comptait 350 enfants en 2011, le projet ( "Article 15" ) en a aujourd’hui plus de 6000 avec une couverture nationale qui intègre toutes les zones pauvres des périphéries urbaines.
L’actualité récente nous a tragiquement rappelé l’urgence d’agir sur le front des migrants et sur celui de la radicalisation de la jeunesse. Bien entendu, ce ne sont pas là des problèmes uniquement français. Ils ont une prégnance universelle. Il faut agir en amont de la migration dans les pays d’origine, en récusant la cause première qui est tout bêtement la pauvreté. Il faut aussi agir en amont de la radicalisation dans les pays où c’est encore possible en appuyant un islam ouvert et tolérant.
Voilà ce que, précisément, ce projet s’efforce de réaliser.
Hélas, cette belle réalisation risque être victime de son succès. Alors que le coût par enfant diminue, le coût total explose à la mesure de l’explosion des effectifs. Ce serait triste qu’une initiative qui répond tellement aux besoins d’aujourd’hui, et a fait depuis quatre ans la preuve de son efficacité, ne puisse trouver les soutiens qui lui permettraient d’exister.
D.C
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Quand les fourmis déplacent la montagne
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L’Édito : « Rester debout », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul Mari
Nous, reporters, familiers des terrains de conflit, ne sommes pas « sidérés » par ce qui vient de se passer en France. Il n’y a rien « d’inimaginable » dans cette vague de barbarie. Nous l’avons vu à l’œuvre, ailleurs, et souvent. Dans le monde de la nuit.
Mais nous, reporters, sommes comme tous les autres, bouleversés par la douleur et la mort de nos concitoyens, nos proches, nos amis. Infiniment tristes que le monde de la nuit fasse irruption chez nous, dans le monde du jour, celui de la lumière et de la paix.
Rester debout, c’est d’abord garder notre sang-froid, notre lucidité, notre capacité d’analyse. La guerre ? Oui, sans doute, la France est entrée en guerre, mais la France n’est pas en guerre. Nous subissons des vagues d’attentats, nous en subirons d’autres. Et notre vie a déjà changé de dimension.
Rester debout commence par s’incliner devant les disparus. Ce qu’on fait les Parisiens, dans les larmes et la dignité, qui ont couvert de bougies et de fleurs les lieux du carnage, terrasse de café, restaurant ou salle de concert.
Rester debout, c’est se remettre debout pour ceux qui sont mortifiés. Six attentats, cent vingt-neuf morts, trois cent cinquante blessés, dont une centaine, gravement. Et des centaines d’autres, survivants ou témoins qui ont vu la mort en face. Et ne se sentent plus appartenir au monde des vivants. Ceux-là, sans blessures apparentes, doivent être eux aussi traités avec soin, écoutés, entendus par leur entourage et soignés par des psy spécialisés dans le trauma psychique, sous peine de ne jamais pouvoir se remettre debout.
Rester debout, c’est refuser de subir la guerre qui, nous le savons, transforme rapidement les hommes en sauvages. Refuser de faire ce que les tueurs de Daech veulent obtenir : des appels à la haine, à la xénophobie, la promulgation de lois d’exception, version « Patriot Act », la recherche aveugle de boucs émissaires, les musulmans, les Arabes, les migrants, les « étrangers », l’Autre.
Rester résolument debout, c’est demeurer ce que nous sommes, avec nos valeurs, nos principes, notre vision du droit, notre dignité, notre amour, notre humanité. Tout ce à quoi les hommes en noir, ces tueurs « amoureux de la mort », voudraient nous faire renoncer. En cédant à la peur. Pour qu’on devienne comme eux. Là est leur objectif, là serait leur vraie victoire.
Rester debout, c’est être ce que nous sommes. Mieux, si possible.
JPM
L’Edito :« La France est entrée en guerre », par Jean Paul Mari.
par Jean-Paul MariCe n’est plus un ou plusieurs attentats mais une offensive militaire que Paris vient de connaitre. Les terroristes islamistes ont attaqué six lieux en même temps : le Stade de France où se trouvait le Président, des restaurants et des cafés au cœur de la capitale et un lieu de fête, le Bataclan, lieu d’un terrible carnage. Plusieurs agresseurs sont morts, en se faisant sauter, mais les autres courent toujours.
Cette offensive a été menée par plusieurs commandos coordonnés, utilisant les moyens que l’on connait sur les terrains de conflit : fusils d’assaut Kalachnikov, bombes et kamikazes. Le même genre d’action de guerre qu’on a si souvent vu en Syrie ou en Irak.
La France est engagée là-bas dans le combat contre Daech, l’État islamique. Plusieurs centaines de Français sont partis combattre en Syrie et en sont revenus, avec pour mission de porter la guerre en France. Ce genre d’attaque était donc prévisible, attendu, redouté. Nous sommes désormais loin de l’attentat contre Charlie Hebdo ou contre l’hypermarché casher qui n’étaient que de sanglants préambules.
Ce que Paris a connu hier soir est donc, au-delà du sinistre bilan, une offensive multiple, synchronisée, militaire, sans doute commanditée et soutenue par les groupes islamistes au Moyen-Orient. Divers témoignages indiquent que les tueurs ont crié « Allah Akbar », invoqué la Syrie, l’Irak et parlé de vengeance.
Face à un tel assaut d’une telle ampleur au cœur de Paris, de la France, la réponse de l’État français ne fait pas de doute.
Dans l’heure qui a suivi, l’effroi, l’indignation, l’émotion et la compassion à peine exprimées, le président a annoncé l’état d’urgence et la fermeture des frontières ainsi qu’une série de mesures de sécurité. Ces mesures de défense devraient s’accompagner d’une contre-offensive, sur le plan intérieur mais aussi sur le plan extérieur. Les opérations militaires au Moyen-Orient en Syrie vont certainement prendre une autre dimension.
Offensive contre la France, contre-offensive en France et à l’étranger, au pays de l’État islamique, tout ceci dessine une situation que tous les reporters ont connu, loin de Paris.
Ce soir, la France est entrée en guerre.
JPM
L’ÉDITO. « Bayeux : Pour en finir avec l’obscurantisme », par Jean-Paul Mari.
par Jean-Paul MariL’obscurantisme est une religion en soi et toutes les religions ont leurs dogmes. La Force Obscure, celle qui sait exactement ce que pensent les Français – quoi, quand, comment, tout on vous dit ! – a promulgué trois dogmes principaux. Une sorte de prière entêtante ânonnée par les fidèles dans les cafés du commerce médiatique, les rédactions et ceux qui les dirigent à l’économie et dont le métier est de refuser les reportages sur « la misère du monde ».
- Dogme N°1 : « Les Français ne s’intéressent plus à l’actualité étrangère ».
Soirée au prix Bayeux des Correspondants de Guerre. Un chapiteau de 1300 places –un dixième de la population locale- bondé. Soirée passionnante sur la Syrie, sujet dur et complexe, cinq intervenants, deux heures et demie de débats, la salle qui retient son souffle et pose des questions précises et intelligentes. La passion de l’info.
- Dogme N°2 : « Les Français ne lisent plus. »
Salon du Livre. Une trentaine d’auteurs, les livres s’arrachent, le public se presse, parle avec les reporters-écrivains. Epuisé en quelques heures un livre sur la Syrie et un autre sur les Migrants, sujet « qui n’intéresse personne », répétait la Force.
- Dogme N°3 : « Les jeunes ne lisent pas et ne s’intéressent pas à l’actualité étrangère. » Salauds de jeunes !
Une série de rencontres avec des classes de lycéens avides de savoir, des débats trop courts d’une heure et demie, un Prix du Lycéen, le Salon du Livre envahi par les adolescents qui interpellent les reporters de guerre, prennent des notes, twittent, facebookent et chattent sur les bouquins...
Prix de Bayeux, Rencontres Albert Londres à Vichy, Visa pour l’Image à Perpignan, autant de cathédrales lumineuses contre les dogmes obscurs.
Surtout ne les écoutez plus.
JPM
Toros. Marie Sara ou la vie pour de vrai.
par Jean-Paul MariC’est l’histoire d’une quête. Un long voyage à travers le Portugal à la recherche d’un objet rare : un cheval. Pas seulement une de ces bêtes merveilleuses qu’on voit galoper dans les quintas, ces domaines protégés de plusieurs milliers d’hectares...
Toros. Paco Ojeda: le torero de la pleine lune
par Jean-Paul MariL'énigme des arènes. Torero de la verticale né dans les marais du fleuve Guadalquivir en Andalousie où il toréait , de nuit, sous la lune, les pieds dans l'eau, des vaches à longues cornes, il n'avoue qu'une seule faiblesse: il...
Écrire, c’est brûler vif…
par Jean-Paul Mari « A chaque fois que j’écris un mot nouveau, en quoi suis-je semblable au scribe, au mandarin ou à l’enfant ? » s’interroge Gérard Pommier, spécialiste de l’écriture. A chaque fois que j’écris un reportage, en quoi suis-je semblable...