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Les carnets de Bagdad

Livres publié le 14/09/2006 | par Jean-Paul Mari

 » Cette nuit, j’ai fait un rêve éveillé. Il était tard et Bagdad était impeccable de tranquillité. Le Tigre coulait, puissant, sa surface hérissée par une brise qui lui donnait la chair de poule. Puis on a entendu comme un orage en montagne. D’abord des grondements lointains, les premiers éclairs qui s’approchent, venus d’une autre vallée, et le premier coup de tonnerre, énorme, au-dessus du toit. Le bruit a réveillé les systèmes d’alarme des voitures et les chiens ont hurlé à la mort. Haut dans les ténèbres s’est allumé le vol de papillons rouges des obus de 57 mm de la DCA. Sur l’autre rive du Tigre, deux boules de feu, brèves, intenses. Quelqu’un a claqué des portes dans le ciel. Et tout l’horizon s’est éclairé. L’orage, toujours l’orage, une pluie d’éclairs, rythmé par le grondement sourd et répété des bombardiers B-52, comme une lente pulsation, le battement d’un cœur qu’on écoute au stéthoscope. De la mosquée d’à côté est montée la voix du muezzin rendant grâce à Dieu.  »
Hiver et printemps 2003, Jean-Paul Mari est en Irak. Le jour, il couvre la guerre ; la nuit, il tient son journal. »

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CARNETS DE BAGDAD

PROLOGUE

Il fait nuit et tout brille. L’obscurité va bien à Bagdad. C’est l’heure où j’écris mon journal. Dehors, le ciel est noir, rouge ou sale selon la météo des bombardements. Par la fenêtre ouverte, je respire la ville. Puanteur du pétrole en flammes, poussière de vent de sable, souffle sec d’un missile Tomahawk qui fait trembler les vitres, odeur de brûlé, de cendres, d’ordures. Ecrire est un luxe. Il faut de l’électricité, un ordinateur, un téléphone satellite, une batterie chargée. Parfois, on renonce, par économie. Écrire ce soir, c’est s’interdire l’article de demain si le courant ne revient pas. Je n’ai jamais tenu de journal. Au départ, il n’était question que de notes à faire parvenir sur le site de mon hebdomadaire. Que s’est-il passé ? L’envie de raconter, vite, par petits bouts, un peu d’insomnie, de fatigue, d’angoisse, d’abandon. Et ces messages qui partaient, droits et fugaces, vers un satellite. A qui est-ce que je parlais pendant cette histoire des Cent et Une Nuits? A mon ordinateur, à moi-même, à un ami, à quelqu’un d’inconnu… je ne sais pas. Je disais la ville, les bunkers et le bord du Tigre, ses habitants, leur violence, leur fragilité, leur charme, un obus sur l’hôtel Palestine, l’intérieur d’une salle de tortures, ma révolte, une conversation drôle avec mes filles, mon cafard, la légèreté parfois de la guerre, son horreur et sa beauté perverse quand les papillons rouges des obus antiaériens allume l’horizon. Une nuit ou deux, j’ai cessé d’écrire. Plus de batterie ou trop fatigué. Et un message émail, expédié par un inconnu, s’est allumé sur mon écran. Il me reprochait de ne plus rien envoyer. Puis un deuxième me pressait de faire attention à moi. Un troisième parlait de caméra littéraire, – drôle d’expression -, et un autre insistait : « C’est la nuit qu’il faut croire à la lumière ». Alors, j’ai continué mon journal, pour eux, pour moi. Avouons-le : ces « Carnets » sont nés par surprise, dans le plus grand désordre. Rien d’étonnant, la guerre, c’est le chaos.

DIMANCHE 16 FÉVRIER

– Amman-Bagdad :

Avant même l’atterrissage, Bagdad étale sa modernité par l’intensité des feux qui éclairent la ville. L’avion descend dans la nuit, jusqu’aux balises bleues d’un aéroport digne d’une capitale européenne. Avant de partir, j’ai jeté un coup d’œil sur une carte aéronautique. Et j’ai compté huit aérodrômes tout autour de la capitale ! Des doubles pistes, longues comme celles en altitude, là où l’air trop rare ne porte pas. La plupart, ici, sont bien sûr des terrains à usage militaire. Le pays en compte une infinité, à côté d’une ville, à fleur d’autoroute, à chaque grand carrefour routier, parfois même posé sur chacune des deux branches d’une fourche. Soudain, un trou dans les nuages. L’avion plonge et les lumières de la ville grésillent dans la brume. La carlingue peut bien se désintégrer et les moteurs s’arracher, tous ces aéroports sont si proches l’un de l’autre qu’il suffirait d’écarter les bras pour atteindre en planant un de ces porte-avions amarrés dans le béton de la ville, au bord du Tigre et de l’Euphrate.

– Le poing et le sabre :

Puissance architecturale, richesse technologique, allure militaire, contrôle politique et démonstration de force, Bagdad dit tout cela dès la sortie de l’aéroport. Les autoroutes sont lisses et larges, à quatre voies, jalonnées de monuments imposants et tape à l’œil. Une arche, deux poings serrés prolongés de deux sabres en béton, un palais écrasant, un Saddam statufié, fusil de bronze au bout d’un bras tendu, un mausolée surmonté d’un toit géant en forme de Coquille St Jacques. C’est martial, impressionnant, exubérant, un peu grotesque. Ailleurs, on en rirait. Pas ici. On se retient de sourire. Déjà.

LUNDI 17 FÉVRIER

– Protecteur :

Réunion publique à l’hôtel Sheraton. Il s’agit de créer une association irakienne des journalistes francophones. Soit… D’abord, la prière et le Coran. Ensuite, long préambule sur la paix, le progrès, l’information et les menaces d’agression américaines. Discours obligé mais impeccable, en arabe littéraire, du chargé d’affaires français à Bagdad. Puis l’élection du président. Est élu à une large majorité le directeur général du ministère de l’information ! La farce se termine sous les applaudissements. La cérémonie était placée sous les auspices d’Oudaï Hussein, – « Que Dieu le garde et le protège ! » -, patron des journalistes en Irak et fils cruel de Saddam Hussein.

JEUDI 20 FEVRIER :

– Tourbillon :

Se faire accréditer, trouver un hôtel bien placé, un chauffeur fiable, un interprète qui doute de sa condition de flic, éviter l’erreur qui va coûter plusieurs jours de retard, de tracas, voire l’expulsion. Le premier guide qu’on m’a affecté était parfait : en cravates et costume trois pièces, lâche, cupide et obséquieux. Une vraie menace. Son rapport aux autorités peut me réexpédier vers la frontière. Je le paye d’abord à ne rien faire, parviens à le faire tourner en rond avant de le faire remplacer par Bashar, un étudiant en littérature française. Lui, je l’ai adopté au premier regard. Reste le problème du visa. On nous accorde dix jours à peine. A nous de réussir à obtenir une extension renouvelable. Plusieurs jours de formalités, de démarches polies, insistantes, parfois humiliantes. En cas de refus, direction la frontière. Beaucoup d’entre nous doivent partir. Pour les autres, attente angoissée, nouvelles formalités, timbre, taxe, paperasse… et une extension octroyée souvent plusieurs jours après l’expiration du visa précédent. Ne reste plus qu’à recommencer ! La méthode est au point, le but est évident : nous maintenir sous le couperet, la menace du retour forcé. Qu’importe le chantage, il faut rester jusqu’à ce que la guerre éclate. Après, on verra. Qu’importe le racket des droits d’accréditation, exorbitants, de deux cent vingt-cinq dollars par jour et par journaliste écrit ! Mille dollars pour les TV ! Oui, il faut rester. C’est une bataille quotidienne. Epuisante. Et les jours tourbillonnent à une allure folle. Entre deux formalités, il faut avancer, explorer, fouiller ce pays tant que c’est encore possible, avant que l’Irak ne se referme complètement avec la guerre. Je veux plonger dans Bagdad, revoir Kerbala, Nadjaf, Bassorrah et Fao, les lieux de mes reportages ces quinze dernières années. Je dois obtenir l’autorisation de filer vers le Sud. Le plus vite possible !

MARDI 25 FÉVRIER :

– «Cher Monsieur V. »

Assis devant sa console, un homme d’affaires rédige son émail. Il parle italien, dépasse largement le quintal, porte un costume gris, fin, d’excellente coupe, et fume cigarette sur cigarette… « Je viens de conclure un contrat de 2.000.000 – deux millions – de barils de pétrole « Bassorah Light » à destination des Etats-Unis et de l’Asie… Si vous êtes intéressé, vous pourrez me joindre, dès mon retour en Jordanie, sur mon téléphone portable… Best regards. » Il écrase sa minuscule cigarette entre ses larges doigts. Et rédige aussitôt un nouvel émail : « Dear Mister S. »
En attendant la guerre, les affaires continuent.

– Voyage à Zoubeir :

La « Mosquée de l’imam Ali » est la plus vénérée par les Chiites du Sud du pays. Aujourd’hui, des familles de la région sont venues en pique-nique. Dans la cour, un pilier jaune, couronné d’une dentelle de pierre, criblé de tuyaux d’échafaudage. Saddam Hussein a décidé de faire restaurer la relique d’une mosquée construite en l’an quinze de l’Hégire, il y a quatorze siècles. Les femmes en tchador noir, mains passées au henné, caressent la pierre et rougissent le mur de leurs paumes. Prières, larmes et nuée de voiles, la forêt noire submerge le pilier.

– Deux mille plaques numérotées, sans nom :

Deux mille corps de soldats inconnus, morts dans la guerre contre l’Iran, dans un seul cimetière, près de Bassorah, au sud de l’Irak.
Zina allait se marier. Elle dit que son fiancé n’est pas revenu du front et que son corps n’a jamais été identifié. La mère du soldat a pleuré six mois jour et nuit. Jusqu’à en devenir aveugle. Elle est morte peu après.

– « So little time ! »

Témoignage sur la frontière jordanienne, lieu de tous les échanges et de tous les trafics, un douanier s’agite, affairé à contrôler un colis et à recevoir un bakchich, à fouiller une valise avec zèle jusqu’à ce que le voyageur lui glisse une liasse de dinars, à faire mine d’inspecter le coffre d’une voiture avant d’empocher une grosse poignée de dollars… Devant tant d’avidité, un Occidental lui fait remarquer en souriant que, compte tenu de la situation de crise, les affaires n’ont pas l’air mauvaises. Et le douanier de lever les yeux au ciel, en soupirant : « Ah ! Sir… So much money to make. And so little time ! »

(« Ah ! Monsieur, il y a tellement d’argent à gagner. Et il nous reste si peu de temps ! »)

– Elle court :

Elle court entre les voitures, claquettes aux pieds, en chemise de mauvais tissu mais les cheveux soigneusement peignés et noués avec un petit ruban. Quel âge a-t-elle ? Dix ans peut-être. Je ne sais même pas son nom. Elle est si frêle et les grosses voitures japonaises qui foncent sur l’avenue passent en la frôlant. Elle court dans Bagdad la main tendue, en espérant que l’une d’entre elles soit ralentie par les encombrements, qu’une fenêtre s’abaisse et qu’une main lui tende un « papier », ces gros billets de 250 dinars qui ne valent rien. Elle court, cette gamine, du matin au soir, au risque de se faire tuer. Pour manger.

MERCREDI 26 FEVRIER

– Par-là :

Ils viendront par-là. Du côté d’où souffle le vent aujourd’hui. Un vent jaune, soutenu et puissant, qui courbe les palmiers dattier et tord les plis des abbayas noires des femmes. Un vent irritant, chargé de sable et de poussière. Le ciel en est tout obscurci, le soleil effacé, l’air solide. Il asphyxie les poumons, brûle les yeux et vous crible le visage comme un essaim d’abeilles. Enervant, ce vent. Et de mauvaise augure. Comme lui, ils viendront du Sud. Ils franchiront le désert Nord du Koweït, bousculeront les barbelés d’une zone démilitarisée qui aura vécu. Puis ils lanceront un quart de millions d’hommes suréquipés, lourds d’armes et de sable, vers la frontière, Oum Qasr, Safwan et les immenses champs de pétrole de Rumayla. Auparavant, pendant une ou deux semaines, les bombes d’avions invisibles auront fait monter le désert vers le ciel. Et avec lui toute résistance. Ensuite, à travers les palmeraies, les marais et les champs de cailloux, les forces américaines atteindront la péninsule de Fao, les berges du Chatt-El- Arab, Bassorah, le Tigre et l’Euphrate. Qui pourrait les en empêcher ?

– Des clous :

La route à quatre voies traverse des marais, étangs d’eau croupie, bourbier qui lâche des nuages de vapeur humide et douceâtre en attendant la canicule du printemps de Mésopotamie. C’est dans cette argile molle que les géniaux Sumériens de l’antiquité pétrissaient de fines tablettes. Du bout d’un roseau, ils traçaient des signes en forme de clous, cette écriture cunéiforme qu’ils ont inventée, 3300 ans avant notre ère. La glorieuse cité d’Uruk n’est pas très loin, avec en sous-sol, intactes, des dizaines de milliers de tablettes inscrites, trésor archéologique qui attend de raconter un empire disparu. Puissent les futures bombes, « intelligentes » mais peu cultivées, tomber à côté. Et très loin de l’Arbre de Qurna, au confluent du Tigre et de l’Euphrate. On pousse la minable porte de fer d’un petit jardin de pierres qui marque le Paradis perdu. L’Arbre est là, sec, statufié. Celui sous lequel Eve a cueilli la pomme qu’elle a offerte à Adam. Les gens de Qurna viennent ici, griffer le tronc vénérable de l’Arbre d’Adam, pour un copeau d’écorce porte-bonheur supposé éviter une nouvelle guerre. Fragile espoir.

– Fantômes :

Fao, ce n’est rien, sinon une bande de sable de quarante kilomètres sur soixante, nu, à fleur d’eau. Le souvenir terrifiant de mon premier reportage en Irak. Fao fut une horrible bataille. Les Iraniens l’ont pris, les Irakiens l’ont repris le 18 avril 1988. À quel prix ! Sur la route, un panneau rappelle que Téhéran a envoyé sept millions d’obus et perdu cent vingt mille hommes. Il oublie de dire l’hécatombe irakienne et la puissance de feu – un obus par mètre carré- nécessaires pour reprendre ce Verdun du désert. Sur les buttes, des combattants d’élite Pasdarans gisaient, agrippés l’un à l’autre comme des enfants, sans une blessure, du sang au coin de la bouche, tués de l’intérieur, les poumons écrasés par le souffle des obus. Tout ou presque est encore là quinze ans après. Ici, une tour de métal recroquevillée, ancien poste d’observation iranien ; là, un tank carbonisé, un réservoir rouillé, crevé ; des chenilles de char éparses, des morceaux de pipe-line disloqué, des rouleaux de barbelés, des morceaux de canon : une armée fantôme de débris. Et la terre, mélange de sable, de gravier, de poussière ; épais mortier et linceul sale. Partout, des champs de poteaux, alignés, droits et noirs, palmeraies étêtées, immense cimetière végétal d’anciennes plantations au feuillage vert bleu, lieu de fraîcheur et de fortune. Entre la guerre du Golfe et celle contre l’Iran, la moitié des trente millions de palmiers dattier irakiens ont été décapités. : « Le dattier est à l’image de l’homme » a dit un cultivateur local, « il lui faut quinze ans pour grandir, il vit soixante-dix ans mais, quand on lui coupe la tête, il meurt. »

– Un air de fête :

L’autre soir, à Bagdad, un haut fonctionnaire irakien, fin analyste, m’a demandé à brûle-pourpoint si je croyais la guerre inévitable. Que pouvais-je lui répondre ? Il sait déjà, au-delà de l’affrontement diplomatique en cours, que la guerre est une évidence. L’homme de la rue à Bagdad le sait, le soldat de Bassorah, les hommes du régime, les humanitaires… tout le monde le sait et se refuse à le croire. Pour l’heure, la capitale s’accroche aux combats de la vie au quotidien. Après douze ans d’embargo, il n’y a pas de réserve d’eau potable et l’électricité est coupée deux heures, deux fois par jour, dans certains quartiers. Tant pis pour ceux, nombreux, qui n’ont pas les moyens de se payer un générateur. Soixante pour cent de la population, treize millions de personnes, mangent grâce au programme « Nourriture contre pétrole » effectif depuis 1997. Le régime a doublé les rations distribuées à la population, – riz, huile, sucre, thé, – mais on manque de lait pour les enfants, de céréales et de lentilles contenant du fer. Sans parler des produits frais et de la viande. Du coup, soixante pour cent des femmes enceintes sont anémiées et certaines accouchent d’enfants morts nés. Pourtant, on trouve de tout à Bagdad, le nécessaire et même le superflu à condition d’avoir l’indispensable liasse de dollars. Au bord du Tigre, les restaurants de poisson grillé sont ouverts tard et, chaque jeudi soir, résonnent les youyous des cortèges de noces dans les grands hôtels, la mariée tout en blanc et outrageusement fardée, l’homme solide et endimanché, au son de la musique et des rires qui donnent à la ville, – le croiriez-vous ? -, un air de fête.

SAMEDI 1er MARS

– Bagdad-Hôtel :

Au Rachid, le plus grand hôtel de Bagdad, depuis la guerre du Golfe, aucun visiteur ne pouvait manquer de fouler au pied l’effigie de Georges Bush incrustée sur le sol. Des centaines de milliers de semelles, mocassins cirés ou godillots boueux ont depuis piétiné le portrait de ce qui fut l’homme le plus puissant du monde. Pourtant, on cherche en vain aujourd’hui le visage de Bush dans le hall d’entrée. À sa place, un beau tapis irakien recouvre le marbre et court jusqu’à la réception. Une diplomatie du tapis, épais, souple et feutré, à l’image de la politique actuelle de conciliation de Bagdad.

– Album Photo :

C’est une élégante mosquée bleue, bulbe couvert d’arabesques et minarets qui brillent dans la nuit. Devant elle, un immense portrait de Saddam Hussein, reproduit à l’infini aux carrefours, à l’entrée des ministères, d’un pont, d’une usine ou d’une école. En costume marron, chapeau mou sur la tête, placide, il tient à bout de bras un fusil pointé vers le ciel. De la gueule sort une fumée blanche, le coup est parti. Malgré le recul, la main droite n’a pratiquement bougé. Photo d’homme tranquille, en civil, parfois en uniforme ou en habit traditionnel, tenant ce fusil du bout des doigts, image fascinante d’énergie, comme un emblème du pouvoir : le culte de la force.

– Suzanne, « la Française ».

Elle a rencontré Ismail, son mari, au bal de l’hôtel Lutétia. Il était jeune, beau, irakien et peintre. Elle dessinait et rêvait d’Arabie. Ils se sont aimés pendant cinquante ans. Elle a pris l’Orient-Express vers Venise, le bateau pour Alexandrie, Beyrouth et le bus pour Bagdad. Accueillie à bras ouverts, la Française a donné des cours de langue, de piano et de peinture à l’école des religieuses. Suzanne a vécu l’Affaire de Suez, la rupture des relations diplomatiques et la guerre Iran-Irak quand la télévision montrait chaque soir les corps de soldats morts. Pendant la guerre du Golfe, elle a contracté une jaunisse quand un abri souterrain a été bombardé, celui où se réfugiaient des femmes et des enfants, attirés par les trois étages de béton, les salles de jeu et les dessins animés. Avec l’embargo, Ismail, cardiaque et insuffisant rénal, a couru toute la ville pour trouver ses médicaments au marché noir. Il est mort l’année dernière. Depuis, Suzanne est triste. À quatre-vingts ans, elle aurait tellement aimé fêter ses noces d’or avec Ismail.

JEUDI 6 MARS

– La cité des morts des Kerbala.

Dans le mausolée sacré de l’Imam Hussein, fils d’Ali fondateur du Chiisme, on vient prier, manger, dormir et se coller à cette mine spirituelle incarnée par la dépouille du saint. On vient aussi et surtout pour mourir au plus près de Dieu. Parfois, un cri, hurlé, « Il n’y a de Dieu que Dieu ! » annonce une chaîne d’hommes, une main sur l’épaule de celui qui précède, l’autre portant un cercueil, lourd et riche ou en simples planches disjointes, touchant de pauvreté. Le cortège fait au pas de charge trois fois le tour du tombeau et repart enterrer son défunt sanctifié. Et les cités des morts de Kerbala et Najaf, alignées à perte de vue, grandissent plus vite que les villes. Quand la nuit enveloppe Kerbala, vieillards à barbe blanche et femmes en noir quittent le tombeau à reculons, les mains tendues vers la tombe, des larmes plein les yeux, brisés par le déchirement, les lèvres balbutiant des mots qui ressemblent à l’amour.

– La lumière et l’obscurité :

L’Iran chiite, proche, fournit chaque année un quart de millions de fidèles. On les reconnaît aux femmes, gantées et bottées de noir, sans une once de chair apparente, et aux hommes, barbe rase, geste noble et ce regard propre à ceux de Téhéran, Qom ou Ispahan. Ils sont devenus rares. Depuis une semaine, à l’approche de la guerre, l’Iran a fermé le poste frontière d’Al-Munderia. Les autres traînent dans les souks couverts, dans l’odeur forte de la viande et des épices, entre les marchands de gâteaux mielleux à terrasser un diabétique, les vendeurs de tapis de prière, de chapelets et de porte-bonheur, une bannière noire d’Hussein ou le drapeau vert de l’Islam. Soudain, entre une carcasse de mouton écorché et un rayon de vidéos religieuses, un magasin rare d’antiquités, vieilles montres à gousset, vases à narguilé et une panoplie d’appareils photos à soufflet, du temps de l’occupation britannique. Hossin, le propriétaire est un chiite exilé du Sud quand les obus iraniens écrasaient les fins moucharabiehs du vieux Bassorah. D’abord, martial, il parle de la guerre qui s’approche : « Ne croyez pas ce qu’on vous dit. Nous sommes forts. Sans peur ! ». Puis soupire : « même si nous rêvons d’autre chose. Vingt ans de sang, d’embargo, cela suffit.» Lui rêve de photos, du livre qu’il prépare sur le Français Niepce, regrette le manque de documents, s’enthousiasme pour Internet et brûle d’aller en France, « à cette foire aux photographes, le nom d’une ville du Sud… Visa à Perpignan ». Ah ! la photo ! Hossin dit qu’elle fait naître la lumière de l’obscurité, transmute le réel, capture l’essence des choses, comme un art religieux, une façon d’approcher Dieu. Nous sommes à Kerbala.

– Nuit de noces gâchée :

Ici, les deux cent cinquante hôtels de la ville sainte s’appellent « Hôtel de la Foi », du « Pélerin » ou des « Deux Tombeaux ». Ce soir, les cortèges de mariés se succèdent. On oublie pour un soir le centre-ville détruit par le régime pendant le soulèvement chiite de mars 1199. On oublie que, pendant des années, toute trace des quartiers rasés a disparu sur plusieurs centaines de mètres autour des mausolées sacrés. Ce soir la mariée voilée est toute en blanc et les filles d’honneur, voilées, toutes en noir. Youyous et photo de famille dans le hall du luxueux « Au Paradis d’Hussein ». L’ascenseur nuptial arrive, la mariée entre en serrant sa robe bouffante, son amoureux la suit, rougissant et… l’électricité est coupée. Comme souvent, comme chaque jour et pour au moins trois heures.
Les amoureux monteront à pied.

– Les « papiers » de Bagdad.

C’est un billet de deux cinquante dinars, tout neuf, imprimé à un rythme effréné, histoire de pallier la dévaluation de la monnaie. Ici, on dit un « papier », celui qui permet de boire un thé dans la rue ou qu’on donne à un miséreux. Pas grand chose dans une capitale ou la vie est chère. Quand il s’agit d’acheter une paire de chaussures ou de payer un hôtel, le « papier » devient liasse, paquet, colis de billets serrés dont le poids frise le kilo. Du coup, le vendeur fait deux opérations sur sa calculette : d’abord, la somme à payer ; ensuite, le nombre de « papiers » conséquents. Changer des dollars devient ainsi un exercice physique pour l’étranger, les bras encombrés de sacs de « papier ». À ce rythme, pour aller remplir son coffre de voiture au supermarché, il faudra d’abord le charger de quelques valises de ces maudits « papiers ».

– Télé-Bagdad.

Aujourd’hui, on retransmet le Sommet arabe de Charm-El-Cheik. D’abord, voici Khadafi, arrivé en retard et en boubou rouge, le sourire aux lèvres. Il parle des Saoudiens, rappelle qu’il s’était étonné que le pays de la Mecque accepte docilement des GI ’S américains, des infidèles, sur son sol. Un représentant saoudien bondit : « Qui es-tu toi ? Vu tes origines, tu ne devais pas être président de ton pays. Qui es-tu ? Sinon celui que les Américains ont fait roi. » Coupure d’émission. Reprise. Le vice-président irakien flagelle les Koweïtiens : « Espions et complices des Américains. » Le représentant Koweïtien veut intervenir, l’autre le coupe : «Tais-toi, singe ! » Nouvelle coupure.
Devant le poste TV du salon du ministère de l’Information, les journalistes arabes s’attroupent, prennent des photos, en cercles serrés autour de l’écran. À chaque rediffusion qui a toujours autant de succès.

VENDREDI 7 MARS

– Les fous :

C’est un jeune homme au visage de vieillard qui marche, du matin au soir, dans sa chambre, le couloir ou le jardin. Le teint pâle comme la mort, regard fiévreux et lèvres serrées, il déambule en marmonnant une phrase, une seule, toujours la même. À Bagdad, les médecins de l’hôpital psychiatrique « Rachad » ne le dérangent jamais, sauf pour les soins. Personne ne peut l’empêcher de psalmodier, des milliers de fois par jour : « Avec notre âme, notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, Saddam !» La guerre approche. Les fous sentent bien ces choses-là ; les autres le réalisent peu à peu. Elle sera là bientôt, avec son cortège d’horreur, de saleté et de deuil.

– Courage :

Ailleurs, on décrirait des scènes de détresse, de panique ou d’exode massif. Pas en Irak. Il y a encore deux jours, la capitale grelottait sous un ciel gris ; hier, venu du Sud, une tempête de vent de sable brûlant a rougi les murs ; aujourd’hui, le printemps est là, clair et pur. Pourtant, les hommes d’ici calfeutrent méthodiquement portes et fenêtres, protègent leurs enfants et rentrent de la nourriture, de l’eau potable, du pétrole et du charbon de bois, comme des paysans qui se préparent à un hiver rigoureux.

– Sanglots :

Voilà longtemps que tous ceux qui pouvaient partir l’ont fait. Le gouvernement ne les retient plus. En septembre dernier, il a aboli une taxe exorbitante exigée pour les départs à l’étranger. Du coup, sept cent mille Irakiens ont envahi Amman en Jordanie et les rues de Damas ont des airs de petit Bagdad. Dans le quartier des agences de voyage, des rabatteurs agitent les bras dans la fumée noire des gaz d’échappement d’une vingtaine de bus, de taxis et de 4X4… « Alep, Syria, direct ! » douze heures de voyage pour six dollars à peine. Une femme d’une soixantaine d’années, la tête entourée d’un voile rose, contemple sa malle sur le trottoir : « Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter notre sort ?» À côté d’elle, une petite fille et son frère aîné de vingt-deux ans : « Mon fils est si fragile, incapable de résister aux bombardements. Je pars pour lui ». Le moteur démarre, le garçon a un sourire radieux et la mère éclate en sanglots : « je ne voulais pas quitter mon pays… Dieu donne la mort aux Américains ! »

– Seule :

Riches, malades ou trop fragiles, les derniers sont partis. Une à une, les ambassades ferment leurs portes. Les Russes ont évacué six cents ressortissants, les Italiens ont donné un discret dîner d’adieu, les Allemands, les Grecs et les Français s’en iront avant la fin de la semaine, après avoir vidé leurs locaux des peintures et des tapis de valeur. Ne restent que les Cubains, les Vietnamiens et la Nonciature. Une fois les inspecteurs des Nations Unies évacués, Bagdad restera seule.

– Sans issue :

Se protéger, survivre, est devenue une obsession. En roulant dans Bagdad, le bras à la fenêtre dans l’air doux, on recense mentalement ce qui devrait disparaître, ce pont qui unit les deux rives, le ministère de l’Information envahi par la presse, la tour de télévision, haute et arrogante avec son restaurant panoramique, un des palais de Saddam, jalousement gardé ; une statue, deux sabres croisés en béton, monument géant à sa gloire ; cet hôtel trop près d’objectifs stratégiques… Tout est à la portée des missiles venus du ciel. Où se réfugier ? Au Sud, du côté de Bassorrah d’où ils vont déferler ou au Nord, vers la Turquie et le Kurdistan, sur l’autre mâchoire de la tenaille ? Sans issue. À la campagne ou à la ville, dans la maison d’un quartier populeux ou dans un solide immeuble d’hôtel, en suivant le panneau fléché « Abri » que la réception a fait apposer à l’entrée ? Depuis l’affaire d’« Amriya », les Irakiens ne se font plus aucune illusion.

SAMEDI 8 MARS

– Amriya :

C’était le 13 février 1991, à quatre heures trente du matin, tout le monde dormait à l’abri dans ce bunker anti-atomique de mille cinq cents mètres carrés, un immeuble souterrain à deux étages, protégé par cinq couches de béton armé et d’acier sur deux mètres d’épaisseur. À l’intérieur, des lits à trois étages, un système d’air conditionné, une cuisine, des douches, une cafétéria, une télé vidéo et des dessins animés pour enfants. Les deux missiles ont frappé à quatre minutes d’intervalle : un pour percer, l’autre pour tuer. Guidée par laser, la bombe a creusé un trou circulaire de trois mètres dans le toit et foré le sol du dortoir. La deuxième a frappé de biais le système de ventilation, propageant à l’intérieur une vague de fumée noire et de chaleur à quatre cents degrés. Il a fallu quarante-cinq jours pour nettoyer les restes des quatre cent huit femmes et enfants tués par l’explosion, la force du souffle ou la fournaise. Seules, quatorze personnes, qui dormaient près des portes, ont survécu, miraculés projetés à l’extérieur par la première déflagration. Aujourd’hui, Amriya est un monument funéraire où les hirondelles font leurs nids au coin de portes blindées rouillées « Made in Finland ». À l’intérieur, tout n’est que ferraille tordue, piliers noircis et murs au blindage écorché. Sur le sol, des plaques de plexiglas transparent protègent des taches, fines couches noirâtres en forme de silhouettes, les restes des victimes carbonisées. Ici, contre ce pilier, une forme verticale, assez grande, celle d’une femme surprise debout. Là, le dessin d’un visage clair, assez distinct, entouré de la masse sombre des cheveux, jeune fille prête à marier et qu’on a surnommée ici « La fiancée d’Amriya ». Là, encore, incrustée dans le mur, la forme d’une tête, d’une épaule, d’une main ouverte en protection d’un corps plus petit : une femme accroupie serrant contre elle son bébé. On fuit. Pour buter dehors sur le cimetière d’Amriya, souvenir du raid, – « une erreur » a dit le Pentagone-, merveille de sophistication technologique pour un acte d’une implacable barbarie. Amriya portait le numéro 25 sur les trente-quatre abris similaires, un par grand quartier, construits pendant la guerre contre l’Iran et personne, aujourd’hui à Bagdad, ne souhaite utiliser les autres bunkers de ce type.

– Fosse septique :

Où se réfugier ? Les fous eux-mêmes ne sont pas à l’abri. En 1991, après quarante-cinq jours de raids, les premiers infirmiers de l’hôpital Rachad ont découvert les mille deux cents malades mentaux tremblants, comme des enfants abandonnés, dormant dans la cour, sous leur lit, baignant dans leurs excréments, buvant l’eau croupie des mares ; cent cinquante d’entre eux morts d’infection, de faim, de froid. Dans la cour, devant nous, l’impact du missile Tomahawk qui a touché le bâtiment mais n’a tué personne : il s’est écrasé droit dans la fosse septique de l’hôpital.

DIMANCHE 9 MARS

– Musée :

Au centre-ville, loin des fous mais au cœur de la gloire passée, le Musée Archéologique de Bagdad enterre ou déménage en hâte ses trésors. Ici reposent des pièces venues de 10 000 sites de l’ancienne Mésopotamie. La statue assise du Roi Gouda, les célèbres regards écarquillés des visages sumériens, les fabuleux temples de Nabuchodonosor, les fines tablettes d’argile inscrites en cunéiforme, les vestiges du berceau d’une civilisation qui a inventé l’écriture en 3300 av-JC, l’algèbre, le code législatif et Bagdad… Tout Irakien lettré vous parle avec nostalgie de Sumer, d’Akkad, de Babylone et d’Assyrie, des califes éclairés du 9ème siècle, au temps des Mille et une Nuits, quand on traduisait ici Aristote, Platon, Euclide et Pythagore. « Le Caire écrit des livres, Beyrouth les publie et Bagdad les lit », disait-on encore au début du siècle. En 1991, quatre mille objets d’art, ont disparu, pillés, volés et le site d’Ur a été touché par la mitraille. Alors, sur le toit, la direction du musée a fait peindre des inscriptions géantes : « Musée… Unesco » Dérisoire protection. Ici, rien, ni personne n’est à l’abri.

LUNDI 10 MARS

– Les gouttes :

Pourtant la vie continue à battre dans cette cité de quatre millions d’habitants, pleine de bruits et de couleurs, d’avenues embouteillées, de souks, de restaurants et de cinémas bondés. « L’homme qui marche sous la pluie n’a pas peur des gouttes» sourit un marchand d’antiquités. La guerre ? Chaque Irakien a déjà vécu tout cela. « Il y a longtemps ici qu’on a dépassé le stade de la normalité » m’a dit un médecin psychiatre. Alors, on survit, au jour le jour, avec sa peur intégrée au quotidien, sans se projeter dans l’avenir, pièce huilée d’un mécanisme collectif de protection.

– La pluie :

L’apocalypse est imminente, le général Richard B. Meyers, chef de l’état-major américain a promis trois mille bombes en quarante-huit heures avant une offensive terrestre éclair et… il n’y a aucun signe d’une mobilisation militaire massive à Bagdad. Pas de chars dans les rues, pas de DCA sur les toits, de mouvement de troupes ou de convoi militaire sur les grands axes. Tout juste quelques fortins de sacs de sable, capables d’abriter deux hommes et un fusil-mitrailleur, aux carrefours, devant les édifices publics et à l’entrée des ponts.

– L’orage :

Que se passerait-il s’il fallait prendre les rues de Bagdad, chacune défendue par une maison fortifiée, forte d’une dizaine d’hommes en civils, appartenant à des unités d’élite différentes, munis de fusils-mitrailleurs, de radios, de vivres, d’eau, de médicaments et, surtout, d’une volonté de mourir au combat ? Pour éviter ce scénario cauchemar, les Américains, eux, misent sur une guerre courte, un soulèvement généralisé, la désagrégation des services et un coup d’Etat final qui leur ouvrirait les portes de la capitale. Ils ont même déjà prévu un Irak divisé en trois secteurs, Nord, Sud et Centre où Bagdad serait confié à Barbara Bodine, ancien ambassadeur au Yémen, en poste au Koweït lors de l’invasion par Saddam Hussein. Cette guerre n’a pas encore commencé que se pose déjà le problème de l’après-guerre. Beaucoup d’Irakiens, ennemis du régime, sont prêts à une libération rapide, pas à une invasion qui se transformerait en véritable occupation.

MERCREDI 12 MARS

– Bagdad-banlieue.

Brutalement, le décor a changé. Il y avait des quartiers modernes, il n’y a plus qu’un immense terrain vague couvert de mares d’eau croupies, d’ordures, des usines noires et des routes défoncées où trottent des attelages de chevaux maigres. Le vent du sud, celui qui rend fou, noircit le ciel et fait voler des nuages de sacs plastiques crevés. Saddam City est tout proche. Une banlieue dangereuse, habitée par deux millions de gueux qui font peur au Bagdad chic. S’ils déferlaient ? Au-dessus d’une maison flottent trois drapeaux, le vert de l’Islam, le rouge du Djihad, le noir du deuil. Le chauffeur hausse les épaules :»Ils ont des bannières de Cheikh le jour, mais la nuit, ce sont des Ali Baba (voleurs, criminels).» Je regarde ces couleurs flotter au-dessus des taudis, face aux sacs plastiques qui claquent, accrochés aux barbelés. Etendards de la misère.

– Les»Passeurs» du pont des Martyrs.

C’est un bout de quai au bord du Tigre, entre les épaves de bateau, les roseaux, les vols d’oiseaux blancs et les tapis rouges mis à sécher sur la berge. Au-dessus, deux dômes bleutés de l’Université Coranique d’Al-Mustansirya, encadrée par deux ponts. Quelques barques à moteur proposent la traversée ou une promenade. Pendant la guerre de 1991, les Américains ont détruit les ponts entre les deux parties d’une ville paralysée et sans essence. Malgré les raids, on a vu arriver une soixantaine de ces barques, à la force des rames. Pour un petit billet, les passeurs faisaient traverser des centaines de personnes chaque jour. Jusqu’à ce qu’on reconstruise les deux ponts. Qu’on va peut-être à nouveau bombarder.

– Carte Postale.

J’aime bien cette carte postale, rare, dénichée sur un présentoir rouillé. C’est un intérieur des années soixante-dix version occidentale, canapé en skaï façon cuir, tapis en fausse fourrure, suspension de globes blancs, copie de tableaux sur un mur tendu de tissu. Le père, jeune, cheveux brushés, en pyjama et pantoufles fume une pipe droite ; la mère, jupe au genou a un sourire de speakerine ; les gosses, blonds, sentent le savon Palmolive. Au-dessous, une inscription :»Souvenir d’Irak». A l’époque, eux aussi rêvaient d’Amérique, leur modèle. Cela a un peu changé.

– Le couvent de Fatima.

Le père Robert est toujours là ! Le cheveu blanchi, fatigué, malade, certes, et les pommettes griffées par d’innombrables ridules. Sans doute parce qu’il sourit sans cesse et plisse les yeux, attentifs à tout ce qu’on lui dit. Un demi-siècle qu’il vit à Bagdad, enseigne la métaphysique en arabe, connaît la ville par cœur, la culture, la géographie, les mœurs et la mosaïque des religions de la Mésopotamie. Et il est toujours aussi curieux d’apprendre de l’autre. Le soir, entre deux prières, il joue du violon, celui qu’il garde comme un trésor à l’abri de la poussière. Le matin, très tôt, il va dire la messe à l’hôpital des Sœurs de la Présentation. Sœur Cécile n’est plus là. Dieu l’a rappelé à lui. Pendant les raids US de 1998, j’avais pu la joindre par téléphone de Paris. Les bombes tombaient, elle n’en avait pas peur :»A quoi cela sert-il ? Je ne vais pas gâcher ma vie avant la mort en ayant peur de mourir, non ? » A 70 ans, elle riait comme une collégienne. Puis, très sérieuse :»Surtout, promettez-moi de prendre soin de vous… protégez-vous bien ! »

– Psychiatre en pleine dépression.

«Si je le pouvais, je libérerai plus de la moitié de mes malades» soupire le docteur R., un des médecins de l’hôpital psychiatrique Rachad, à Bagdad. Le traitement consiste en un cycle de six électrochocs en douze jours. Généralement, le malade ensuite est… plus calme. Ici, les fous sont tabous, parce qu’ils sont une honte pour la famille, que le malade est violent ou qu’il a, -inacceptable en terre arabe – une sexualité hors la norme. Celui-ci, jeune homme pâle qui chante en battant des mains, a violé sa nièce. Il est fou, sinon il serait mort des mains de son père. Il va mieux, prend ses médicaments mais ne sortira jamais. D’autant qu’à l’approche de la guerre, les familles viennent ici confier leurs simples d’esprit dont elles ne pourront plus s’occuper dès le premier raid. Alors, parfois, le docteur R. se sent bien seul. Surtout la nuit, quand son cauchemar favori le renvoie douze ans plus tôt, jeune médecin militaire, pendant l’insurrection des Chiites noyée dans le sang par l’armée. Il revoit les combats, les morts, – jamais de blessés-, et ces tas de corps qui traînaient des jours dans les rues, mangés par les chiens. Chaque fois, il se réveille inondé de sueur :»Moi aussi, je devrais me faire soigner, non ? »

-Dr Fol Amour et Isnogoud.

L’autre jour, au Pentagone, à Washington, un général américain dont j’ai oublié le nom a dit quelque chose un peu étrange. Il parlait de la»Tempête du Désert» en 1991 en expliquant que cette nouvelle offensive sur Bagdad serait très, très, très différente et en promettant trois mille bombes en 48 heures. C’est son métier. Soit. Puis il a ajouté que ceux qui croyaient à une guerre propre se trompaient et que, – il l’a répété -, cette guerre ne serait pas»antiseptique». Vu d’ici, cela m’a rappelé les frappes aériennes sur l’Irak qu’un autre général avait qualifié alors de»chirurgicales», montrée par des vidéos qui ressemblaient à des endoscopies du colon.»Antiseptique»,»chirurgical»… Peut-être qu’ils rêvent tous de devenir médecin ?

VENDREDI 14 MARS

– En place :

Voilà, tout est en place. Il manquait une couche sur les fortins de sable aux carrefours et devant les bâtiments officiels, c’est fait. Quatre rangées de sacs supplémentaires, avec une meurtrière pour planter une mitrailleuse, transforment le tout en bunker académique pour futur héros mort. La guerre a parfois des élégances, comme à Mansour, quartier résidentiel de Bagdad, où un tumulus fortifié s’orne d’arabesques en pierres blanches :» La victoire ou le martyre». Tout le monde court après quelque chose, un carton d’eau minérale, quelques médicaments, un revolver, une prise pour un générateur ou une valise pour protéger des affaires précieuses. Il suffit de rouler un bon kilomètre le long de la rue Arrassat, fréquentée par la nomenklatura et les profiteurs de guerre, pour voir les magasins de luxe se vider. Bijoux, parfums de Paris, vêtements de marques occidentales, murs d’écrans de téléviseurs géants, réfrigérateurs, tout est emporté en lieu sûr. Ici, on craint le pillage plus que les raids.

– Vert olive :

Pour l’heure, l’ordre ancien règne. Que le ministre de l’information annonce sa visite et aussitôt des hommes en civils entourent le centre de presse, Kalachnikov à la main, l’œil mauvais et le doigt posé sur la gâchette. Les fonctionnaires attendent, blêmes, épaules rentrées, les alentours se vident et un officier arrive, lentement, pour une dernière inspection. En uniforme vert olive, béret et lunettes noires, il détecte un étranger, ne lui accorde pas un regard, élève sa main droite et mobilise deux fois son index : l’autre a compris et s’enfuit. Cette guerre fera sans doute trois genres de morts : ceux tués par les premiers combats, ceux qui auront cru trop tôt à l’effondrement du régime et ceux qui l’auront défendu trop longtemps.

– Gaz moutarde :

Les Kurdes l’ont surnommé « Ali le chimique» après qu’il eut attaqué en 1988 la ville d’Halabja au gaz moutarde. Bilan : cinq mille morts. Nommé gouverneur du Koweït pendant l’invasion, le général Ali Hassan Majid, membre influent du Conseil de la Révolution et cousin de Saddam Hussein, aurait participé à l’écrasement de la révolte des Chiites dans le Sud en mars 1991. Un jeune médecin, alors sous l’uniforme, se souvient des corps amoncelés dans les rues, mangés par les chiens et des ordres, très clairs : « Tirez sur tout ce qui bouge.»

DIMANCHE 16 MARS

– Café littéraire :

« Les Américains sont très forts pour pénétrer au cœur des choses mais ils ne savent jamais comment en sortir..» dit Abdel Kholok al-Rukabi. Lui sait qu’il ne se battra pas. D’ailleurs, il ne parle pas d’art militaire mais de littérature. Son premier roman, « Fenêtre sur rêve» parlait d’un ex-soldat aux jambes paralysées ; juste après l’avoir écrit, une injection d’un médicament sous embargo l’a paralysé à son tour à vie. Depuis, il se traîne chez lui, accroché à sa canne, en gandoura et calot blanc et ne va plus au « Shahbender », le café où les écrivains se retrouvent pour un thé ou pour vendre des photocopies de leurs romans étalés à leurs pieds.

– Souk surréaliste :

Ici, tout se recopie, s’échange, se lit d’un trait, avec une avidité pour les œuvres nouvelles introuvables. Un antique Mohedine Ibn Arabi est une valeur sûre ; un vieux Sartre, une relique ; le dernier Garcia Marquez, un trésor. Al-Rukabi est un visionnaire. Son deuxième roman décrivait une ville assiégée par l’armée d’un sultan. Il vient juste de terminer un ouvrage après avoir lu « Le choc des civilisations» de Samuel Huttington, « pour dire le contraire, l’éloge de la différence et la richesse du débat, la primauté de l’homme sur la mondialisation ». Parfois, il a envie de renoncer quand il voit, dans des souks surréalistes, sur des tapis à même le sol, de fines tasses de cristal, un balai, un réchaud à pétrole, un livre personnel dédicacé ou la bicyclette d’un père qui doit nourrir ses enfants… « J’écris en vain. La civilisation recule sous nos yeux !» Déjà, l’embargo le tue « parce qu’il nous prive de culture extérieure, nous renvoie au Moyen Age. » Et maintenant, la guerre, imminente avec, comme ennemis, ceux dont il a lu tous les livres, Hemingway, Steinbeck, Faulkner, Mark Twain et Toni Morrisson : « Nous avions un rêve. Celui d’une Amérique, pays de civilisation, de progrès, de liberté. Quel mensonge !»

– La Peste :

Entre dans le salon une de ses trois filles, -Shahed, « le miel », douze ans-, qui dépose deux tasses de café à la cannelle. A voix basse, Al-Rukabi confie : « Aujourd’hui, j’ai peur. Pour mes filles, pour ma bibliothèque, pour l’Irak». Quand on lui demande s’il arrive à imaginer que, dans quelques jours ou quelques semaines, il verra des Gi’s passer dans sa rue, il écarquille les yeux : « Non, je ne peux pas… concevoir une chose comme ça !» Un temps. « J’ai beau plonger dans l’histoire, je ne vois pas d’occupant qui se soit transformé en libérateur…» L’écrivain préfère vous parler littérature, du rapport au temps qu’il relit dans Platon et Heidegger, des grands penseurs Perses, de Malraux et de Descartes. Surtout de Camus, son humanisme brûlant, Alger, la ville d’Oran et le début de la Peste quand le héros bute, en sortant de chez lui, sur le premier rat mort. Shahed s’en va. Et il vous murmure à l’oreille : « Ici, la Peste, c’est la guerre.»

MARDI 18 MARS

– La guerre a déjà commencé.

Ce matin, le prix de l’eau minérale a doublé, celui des cigarettes a triplé et il est de plus en plus difficile de trouver un taxi pour la frontière jordanienne à moins de mille dollars. Une petite fortune ici. Partout, on emballe, on protège, on déménage. Les magasins ferment les uns après les autres. A sa façon, la guerre a déjà commencé. Ceux qui restent, de gré ou de force, cherchent l’endroit le moins exposé aux trois mille missiles « intelligents» qu’un général américain a promis. On abandonne le sommet des tours d’immeubles pour chercher un appartement au ras du sol, si possible dans un quartier discret. Du coup, les prix des locations de ce type ont explosé. Les riches ont fui ou se protègent ; les pauvres restent, démunis. Comme toujours. Question : comment feront les milliers de mendiants de Bagdad pour tendre la main dans la rue quand les raids massifs commenceront ? Aux dernières nouvelles, c’est pour demain soir. Vers quatre heures du matin.

– Quelques odeurs avant l’orage.

Du balcon de l’hôtel Mansour, on a une vue superbe sur le Tigre, surtout le matin quand la boule rouge du soleil perce la brume et fait pétiller l’eau du fleuve. Dommage qu’il soit situé à 150 mètres du ministère de l’information et d’un pont géant en béton, à soixante mètres à peine d’un relais de télévision et à bout touchant d’une batterie de DCA… Autant d’objectifs prioritaires pour les prochains raids. En ce moment, des pelleteuses nettoient le rivage des roseaux qui l’ont envahi ou drainent le lit du Tigre, soulevant des odeurs de limon, de terre fraîche et d’herbe fauchée. Dans le jardin du Mansour, de vieux jardiniers arrosent les pelouses et taillent les rosiers avec amour. Au centre de presse, on marche dans l’odeur de peinture fraîche, entre les tas de ciment et de graviers, les brouettes et les truelles des maçons qui construisent de nouvelles salles. Juste avant que les missiles, programmés pour raser la forêt d’antennes et de paraboles installées sur le toit, ne transforment bientôt le bel immeuble en un petit tas de gravats désordonné.

– Dépêches-Gags.

Il y a des choses qui vous réchauffent le cœur, même à Bagdad. Par exemple, la lecture de certaines dépêches d’agence en provenance des correspondants affectés dans certaines unités de Gi’s au Koweït ou sur un porte-avions américain. Grâce à eux, on apprend que les médecins militaires US craignent que « les insectes du désert tuent plus de soldats que les combats». Et de nous citer la listes des fauves prédateurs de combattants : les tiques, l’araignée noire, la vipère à cornes ou du Levant, certaines puces et de terribles moustiques, porteurs du paludisme – dans le désert ? – et de fièvres plus malignes que les Gi’s. On tremble. En mer, pas de risques de ce genre. On apprend qu’une « journée de fête et de bière» a été organisée, et que « Mike, le marin, vit sans doute sa dernière journée de pêche au requin», saine activité perturbée par les accélérations du porte-avions qui emmêle les lignes. Enfin, vingt-cinq cartons de balles de golf, offertes par un sponsor, ont été distribués aux marins qui les envoient, à grands coups de clubs, dans les eaux de la mer du Golfe. Evidemment, ces informations de première main sont toujours protégées par la mention « Quelque part dans le désert du Koweït» ou « sur le Kitty Hawk croisant au large dans le Golfe»… Secret défense oblige.

– Shirin a disparu.

Voilà bien trois jours que je ne la vois plus. D’habitude, elle traîne du côté du centre de presse, en savates, un foulard léger sur ses cheveux auburn, de grands yeux clairs, lumineux d’intelligence et un sourire à faire craquer un dictateur. Elle a douze ou treize ans, vit avec un père ivrogne et une mère qui lui rafle son argent. Shirin n’a pas besoin de mendier ou de courir entre des voitures. On lui donne un ou deux « papiers», billets de deux cent cinquante dinars et elle vous régale d’un visage rayonnant. A force de la voir, certains journalistes l’ont convaincu, dollars à l’appui, de reprendre le chemin de l’école, au moins le matin, avant de passer au centre de presse. Histoire de lutter comme on peut contre le gâchis de la guerre. Où est-elle ? J’espère qu’elle a trouvé un abri, juste avant l’orage et qu’elle reviendra. Si elle grandit, ce sera une princesse.

JEUDI 20 MARS

– Bagdad, ce matin, 5h37 (3h37 en France).

Ce sont les sirènes qui nous ont réveillés. Coup d’œil sur la montre, il est cinq heures trente-sept. Il fait encore nuit. Premiers claquements secs de la DCA installée au pied de l’hôtel Mansour, le ciel est traversé par des balles traçantes. Deux explosions, plein est, lointaines mais très puissantes. Une flamme orange, brève, vive et très haute. Apparemment, du côté d’une caserne. Autre explosion vers la banlieue. Un épais nuage de fumée noire s’étire à l’horizontale et barre l’horizon. La DCA se tait, c’est déjà l’accalmie. Le jour se lève sur Bagdad noyée dans la brume. Au bas de l’hôtel Palestine, un homme à genoux fait sa première prière ; sur le parking, un employé armé d’un petit balai et d’un sac poubelle ramasse les papiers sales. La ville est déserte. Quelques rares voitures passent à toute allure. Dans le hall occupé par des miliciens du Parti Baas, un radiocassette fait déjà hurler des chants patriotiques. La télévision irakienne diffuse un discours de Saddam Hussein ; en uniforme militaire, lunettes de vue sur le nez, il parle de nation, de peuple, d’armée, de Djihad et d’Allah. Etonnante, cette voix… lente, un peu empâtée, très rocailleuse. Je traverse une partie de la ville fantôme. Quelques soldats en vert olive, cartouchières et Kalachnikov, des fortins de sacs de sable, peu de mitrailleuses. Je retrouve mon chauffeur habituel ; il est venu malgré le raid. Il a l’air triste. Ce matin, très tôt, un de ses amis, Ahmed Mohamed, trente ans, chauffeur de taxi et propriétaire d’un gros taxi GMC, s’est fait surprendre sur la route d’Aman, à cent soixante-dix kilomètres de Bagdad. Une bombe venue du ciel aurait pulvérisé son GMC. Pourquoi ? Mystère. Reste que le passager qu’il venait juste de déposer a prévenu la famille. Huit heures cinquante-huit, deuxième sirène, l’alerte est terminée. Quarante missiles Tomahawk lancés, à un million de dollars pièce, – c’est cher la guerre, – mais pas de bombardements massifs. On est loin du grand raid promis. Après, une avant-guerre laborieuse, voilà maintenant un début de campagne avorté. Une chose est sûre, ils vont revenir. Cette nuit. Peut-être même avant la fin de la journée. Il suffit d’attendre.

– Bagdad, ce soir, 18H15 (16h15 en France).

Prière du soir. La voix du muezzin, forte, immuable. Déjà, la fatigue et la tension d’une nuit blanche se lisent sur le visage des Bagdadis. Au carrefour, des volontaires étrangers, armés, grincent que Jacques Chirac a abandonné l’Irak. Le prochain bombardement s’annonce massif.
Le chauffeur de taxi, l’ami de Djamal, a été tué au km 160, en s’arrêtant à un central téléphonique pour appeler chez lui : c’est le premier mort de la guerre. Personne n’en parle. Les communications sont de plus en plus difficiles, la ville est maintenant déserte, le Tigre brille sous un ciel clair, bleu, soyeux.
On les attend cette nuit.

VENDREDI 21 MARS

– Bagdad, 3h00 du matin (1h00 en France).

Il brûle encore. Tout à l’heure deux missiles l’ont touché de plein fouet. On les a entendus souffler l ‘air. Deux boules de feu ont jailli de l’intérieur du bâtiment de quatre étages, comme un volcan qui vomit sa propre lave. Qu’est ce qu’un corps humain pris dans cette chose là ? Même pas quelques degrés de plus. Dans le ciel bleu nuit, des papillons rouges étincellent au rythme des explosions de la flak antiaérienne… Défense dérisoire. C’est à la fois magnifique et pervers de rendre la guerre si belle.

– 7H 30 du matin ( 5H30 à Paris):

Raid matinal, ciblé sur les bâtiments symboles du régime. La tête chercheuse des Tomahawks traque les hommes au sommet du pouvoir : Saddam Hussein en priorité, ses deux fils Qoussaï et Oudaï, Tarek Azziz, Yassin Ramadan le vice-président, le général « Ali le chimique» et quelques autres. Au bord du Tigre, près du pont Al-Joumhouria célèbre pour avoir été détruit en 1991, cinq bâtiments sont méthodiquement dévastés, entre le ministère du Plan et un vaste complexe présidentiel. A quelques dizaines de mètres, une statue géante de Saddam Hussein, casque sur la tête et fusil à bout de bras, canon vers le ciel, s’élève désormais au milieu des ruines. Le pari américain est que le régime repose sur du sable, pouvoir recroquevillé qui écrase une population terrorisée, avide de s’en débarrasser. Secouons ce quarteron de fantoches assassins, le peuple les abandonnera aussitôt et les Chiites se rebelleront, en attendant de les pendre ! Le blitzkrieg lancé du Koweït, nouvelle Tempête du Désert, balaiera une armée de poilus irakiens impatients de déposer les armes et l’Irak tombera comme un fruit gâté. Déjà, au Pentagone, on laisse filtrer des informations sur la mort de Saddam, la défection de Tarek Azziz et la reddition de divisions entières sur le front Sud. Pour l’heure, la radio diffuse des chants patriotiques et Saddam Hussein apparaît en uniforme à la télévision, toujours d’un calme inhumain, pour répéter que le peuple, l’armée, le Parti et Dieu repousseront l’envahisseur. Dehors, les bus rouges à impériale ont repris leur trafic, les voitures circulent, les petits magasins ouvrent et la ville, la nuit, s’endort tard, entre un clip-tv de propagande militaire et un film d’amour-loukoum égyptien. A la centrale électrique de Daura, à une demi-heure du centre ville, les quatre grandes cheminées, les murs et les unités de production peintes en kaki restent jalousement gardés par les hommes du Baas et quelques boucliers humains occidentaux, pacifistes barbus, inutiles, vaincus et désespérés par leurs illusions perdues. En cas de résistance, Donald Rumsfeld a menacé : « Ce qui suivra ne ressemblera à aucun autre conflit. Ce sera un recours à la force d’une ampleur et d’une échelle au-delà de tout ce qu’on a vu dans le passé.» La nuit va lui donner raison.

– 16h00 (14h00 en France).

Tout à l’heure, j’ai vu un jeune homme blessé dans un hôpital. Il bavait de douleur. Sur un porte-avions ou dans une base du désert, des mécaniciens de la mort doivent briquer leurs superbes machines. La nuit approche.

– 20H10 ( 18H10 à Paris) :

A l’hôtel Palestine, en plein raid, des hommes de la sécurité du Parti font des perquisitions. Ils tapent poliment à la porte, fouillent longuement, cherchent les téléphones satellites des journalistes, les trouvent et les emportent : en dehors du centre de presse, les communications sont interdites. Nouveaux missiles : les vitres de l’abri de l’hôtel Al-Safeer dégringolent sur la tête de ses occupants. A plus d’un kilomètre, dans l’axe du souffle, le Mansour perd la façade de sa cafétéria. Dehors, le monde est chaos ; à l’intérieur, l’ordre demeure. Hier soir, en plein déluge de feu, j’ai croisé un haut fonctionnaire irakien, les yeux marbrés de fatigue mais la conviction intacte : « Les Américains sont en train de tomber dans le piège. Ils sont coincés au Nord parce qu’ils ne peuvent pas passer par la Turquie ; ils piétinent au Sud. Alors ils se vengent sur la capitale. » La nuit avance et le ciel est noir. Bagdad, elle, reste éclairée comme un arbre de Noël. Par expérience, par défi. Les Irakiens savent que le black-out ne sert à rien, face aux Tomahawks, assassins aveugles programmés sur GPS. Tard, très tard, on tire les rideaux épais, pour se protéger d’éventuels éclats de vitres et on s’allonge dans le noir, en écoutant le silence revenu. Bagdad s’endort, écrasée de fatigue.

SAMEDI 22 MARS

– Nuit de déluge.

Réveil à l’aube. La nuit dernière a été dure. 20h10 : la sirène, quelques tirs de Dca, puis plus rien. A 21h00, la première explosion, massive. A l’intérieur de l’appartement, vitres et porte-fenêtre tremblent. Tout vibre.
Sensation d’une main lourde qui appuie sur la poitrine, celle d’un géant, inconnu, puissant, invisible. Puis un deuxième coup de poing, et un troisième… Le grand raid a commencé. Je sors, casqué et lesté de mon gilet pare éclats. Courbé en deux, je longe en courant le mur du Palestine, face au fleuve. De l’autre côté du Tigre, un Tomahawk frappe sans crier gare un palais de Saddam, à quatre cents mètres de là. Le souffle me projette sèchement contre le mur. Ma tête cogne, heureusement protégée par le casque. J’ai soudain le sentiment de ne pas peser grand-chose. De grandes flammes oranges s’élèvent, rattrapées par des colonnes de fumée plus noires que la nuit. Je compte soixante missiles en moins d’une heure… Il en tombera trois cent vingt sur Bagdad et sa banlieue. La succession des impacts à un kilomètre à la ronde déstabilise. Surtout, ne pas se disperser. Faire une action après l’autre, tête baissée, épaules rentrées à chaque explosion, en prenant son souffle, en essayant de ne pas perdre sa cohérence. Pas de dégâts ? On continue. Dehors s’installe le chaos. Il y avait une énorme pyramide tronquée en béton armé, haute de 7 à 8 étages, pharaonique et laide, un monument bunker destiné aux réunions présidentielles. Deux missiles ont transpercé le béton armé ; l’édifice brûle, fume, comme un gros scarabée à la coque crevée. Plus loin, près de l’hôtel Rachid, il y avait un immeuble de la sécurité intérieure. On voyait souvent des gardes, jeunes, minces, armés de kalachnikovs récentes, têtes prises dans un keffieh à damier. Ils entraient, sortaient, paradaient en véhicule militaire. La « sécurité » ici est synonyme de secret-interdit-puissance-terreur. Ce matin, ne reste que des murs soufflés, deux trous et une image de la fragilité. Il y avait un ministère du plan entouré de bâtiments, déjà écrasés par le raid précédent. Les « Tomahawks » sont revenus écraser trois bâtiments de plus, ouvriers consciencieux pour une dernière retouche. Il y avait une statue de Saddam, géante, fusil au bout du bras, canon vers le ciel. Elle est toujours là. Au milieu des ruines. Un peu dérisoire.

– 18h00, Bagdad s’enflamme.

Cet après- midi, en roulant dans Bagdad, j’ai vu une dizaine de grosses colonnes de fumée noire en plein jour : C’étaient des fosses remplies de pétrole, aménagées par les Irakiens, qui venaient d’être incendiées. Il s’agit de noircir le ciel au-dessus de tout Bagdad, cinq millions d habitants, pour gêner la vue des chasseurs-bombardiers. Quelle efficacité ? On verra. Tiens, deux explosions sèches. Déjà. Il est 18h25 et, au moment ou j’écris cette phrase, les chasseurs-bombardiers US survolent la ville, en passant le mur du son. Il est temps de se quitter.

DIMANCHE 23 MARS

– Points rouges :

Sur un grand panneau, la carte de l’Irak, une trentaine de points rouges au Nord pour chaque ville et quatorze points sensibles au Sud. Derrière un bureau, le Général Sultan Ahmed Hachem, ministre de la Défense, l’homme chargé d’épauler Qoussaï, le fils aîné de Saddam, dans la défense de Bagdad et la région centre. Massif, moustache droite et épaisse, uniforme, calot noir et colt à la ceinture, il jubile en faisant le point au cinquième jour de campagne. Les Irakiens se battent toujours dans Oum Qasr, port stratégique sur le Golfe, à quelques kilomètres à peine de la frontière du Koweït. Le port dont Geoff Hoon, ministre britannique de la défense assurait qu’il serait bientôt « pleinement sous contrôle ». Trois jours plus tard, les Marines demandent l’envoi de nouveaux tanks pour briser la résistance et les officiers parlent maintenant de « résistance sérieuse » et d’actions de guérilla. A Bassorrah, capitale du Sud, la ligne de défense tient à l’extérieur de la ville. Nassirriya, Kerbala et Najaf, villes saintes des Chiites, lieu pourtant de plusieurs révoltes armées et sanglantes contre Saddam, tiennent tête à la progression américaine. Bien sûr, les forces Américano-britanniques foncent dans le désert, contournent les villes et approchent à moins de cent kilomètres de Bagdad. Cela n’inquiète pas du tout le général qui martèle la doctrine irakienne : il faudra bien que les Américains prennent les villes, c’est là que la véritable guerre se jouera, dans les banlieues, les rues, d’homme à homme, au lance-roquettes, au mortier, à la Kalachnikov : « Eux, ils se combattent en terre étrangère. Nous sommes chez nous. Bagdad les attend. »

– Guerre-éclair, guerre tout court :

Voilà plus de cent heures qu’on se bat, plus que l’offensive terrestre des Alliés dans le désert du Koweït en 1991 ; la guerre-éclair se transforme en guerre tout court. Avec tous ses désagréments : une dizaine de Gi’s morts, une quinzaine de disparus, quelques véhicules détruits, un hélicoptère Apache abattu, c’est inévitable. Plus spectaculaire donc plus grave, les Irakiens ont montré des images de soldats morts à Nassiriya, -l’un d’eux cadavre sans chaussures-, et ils ont exhibé cinq prisonniers américains à la télévision, de la 507ème Brigade de Maintenance, surpris sur leur flanc par une embuscade à force de foncer vers le Nord. Ils sont là, quatre hommes et une jeune femme-soldat noire, regards terrifiés, hagards, venus droit de leur Texas pour se retrouver entourés d’uniformes vert olive et de grosses moustaches qu’ils n’avaient jamais vus autrement que grotesques et malfaisants dans de médiocres films de guerre.

– Gesticulation :

Du coup, Bagdad se prend à rêver de capturer un pilote, symbole de la technologie, de la puissance, de la sophistication de l’ennemi. « Tayar ! Tayar ! » ( Pilote !)… Il est minuit et des policiers courent vers leurs véhicules. Sirènes, hommes en kalachnikov, « Moukabarat», membres des services de sécurité, pick-up surmontées de mitrailleuse, la chasse au pilote continue au bord du Tigre. Elle a commencé en fin d’après-midi quand un civil a assuré voir un parachute et un pilote tomber dans le fleuve. Maintenant, des hommes fouillent les bosquets à la lueur des torches, incendient les fourrés pour mieux éclairer les lieux, sondent la végétation avec de courtes rafales. On voit le pilote « Tayar ! » Ici, ici, puis là. Et la poursuite, stérile, dure jusqu’au matin. Pendant ce temps-là, les raids changent de nature. Pour la première fois, on entend un chasseur-bombardier, invisible, sans doute furtif, décélérer à basse altitude et larguer deux bombes de précision qui trouent deux bâtiments officiels. Surtout, au loin, à quinze, vingt kilomètres, commence un bombardement lourd, massif, régulier, aux déflagrations sourdes comme des pulsations dans une artère malade : le son caractéristique des bombardiers B-52. Eux ne visent pas à tuer les dignitaires du régime mais à écraser sous un tapis de bombes les lignes de défense de Bagdad : la guerre politico-psychologique prend des allures plus conventionnelles.

– Recherche Suzanne désespérément.

Impossible d’avoir des nouvelles de Suzanne, la Française de Bagdad, vieille dame de quatre-vingts ans qui vit ici depuis un demi-siècle et a refusé de quitter le pays. Le téléphone ne fonctionne pas. Par deux fois, j’ai du rebrousser chemin à cause de raids soudains et trop forts. Quelqu’un m’a dit qu’elle avait fait une chute et s’était légèrement abîmé l’épaule. A la prochaine accalmie sérieuse, j’irai lui rendre visite et j’espère qu’elle pourra me faire entendre quelques notes de son beau piano.

LUNDI 24 MARS

– Un printemps en Mésopotamie.

Réveil nauséeux à l’aube. Le ciel est noir en plein jour. Dans le quartier militaire du « Camp Sahara », une épaisse colonne de fumée sale brouille l’horizon. Des hommes en kaki entourent des barbelés et une tranchée de quinze mètres de long où brûle une nappe de pétrole. Une, dix, cent colonnes grasses s’élèvent au même moment, encerclant la capitale. Voilà des semaines que les militaires préparaient cet écran de fumée. Saddam Hussein vient de donner l’ordre de les enflammer ; désormais, ils brûleront jour et nuit. Il y a encore quelques jours, le ciel était bleu, pur, cristallin. Maintenant, on tousse, la gorge et la tête prise par cette puanteur huileuse, le regard arrêté par ce sinistre plafond : la guerre nous a volé le printemps en Mésopotamie.

– «Que Dieu garde Saddam ! ».

C’est un énorme cratère, profond de dix mètres et de vingt mètres de diamètre, en plein milieu d’un jardin d’une villa du quartier résidentiel d’Al Yarmouk.
Trois maisons ont disparu. Restent des pans de murs retournés, des palmiers arrachés, des poutrelles d’acier fripées et une montagne de gravats. Une pièce, coupée en deux, révèle une chambre étrangement préservée : un drap entouré autour du ventilateur, une commode, un miroir intact et un petit ours en plastique. Par terre, dans le jardin, un cahier coranique d’écolier et des bandes dessinées. Deux blessés « seulement», une vieille dame, Halima et sa petite-fille Rafel. La veille, le quartier d’Azzamiya a eu moins de chances, une bombe de B-52 a manqué sa cible et s’est écrasée sur un pâté de maisons habité par des gens modestes. Bilan : cinq morts et vingt-huit blessés. Et des photos atroces, corps sanglants, visage d’enfant brûlé, tête de femme décapitée par le souffle, à la une du journal Babel. Opération « Choc et Stupeur » a dit le Pentagone. Les Irakiens sont effectivement choqués et stupéfaits de l’ampleur des dégâts. Un vendeur de thé, habituellement débonnaire et tranquille, affirme « qu’il est prêt à rejoindre le front du Sud pour mourir en martyr». Un étudiant, pourtant indifférent au régime, éclate : « Que Dieu garde Saddam ! »

MARDI 25 MARS

– D’un hôtel, l’autre.

Sept impacts dans la nuit, sept explosions ou plutôt sept séismes. C’est lourd une bombe de bombardier lourd… A minuit, la ville était noyée par un brouillard d’un autre monde. Une explosion, massive, et la télévision s’est arrêtée. On a perdu ainsi, dans l’ordre, un discours de Saddam, des informations télévisées sur le président, une série de clips de propagande militaire, -très bien faits-, un festival de poésie sur Saddam et la guerre et, très tard, le traditionnel film égyptien, mélange d’amour et de loukoum. Le Tomahawk a frappé un émetteur près de l’hôtel Mansour, déjà salement secoué par une série de raids près du ministère du Plan, lui-même situé… face à l’émetteur. Tout à l’heure, les employés de l’hôtel étaient occupés à ramasser les grands éclats de verre brisés qui jonchent le hall et la cafétéria. Dans les étages, pas mal de verre et de plâtre tombé du plafond. Hier après-midi, quand j’ai voulu rejoindre ma chambre 406, la porte était bloquée, la serrure faussée par le précédent missile. A l’intérieur, le rideau était tombé et la télévision sur la moquette. Finalement, je me suis résigné à quitter ce Mansour trop bien entouré par les cibles préférées des Tomahawk. Le dernier raid cette nuit m’a confirmé que c’était une bonne idée.

MERCREDI 26 MARS

– Un sifflement furieux.

Quelle tempête ! La plus violente tempête de sable de mémoire de Bagdadi. Elle a commencé dans la nuit de mardi, un vent terrible qui a arraché les tôles et les branches de palmiers. Un ciel absent, une chaleur étouffante et une lumière de crépuscule renvoyée par des milliers de grains de sable brillant en suspension. Puis, dans un sifflement furieux, la pluie et le sable mêlés en une boue fine et légère qui tombe du ciel en biais, maquille les capots des voitures, les pare-brise et les verres de lunettes. A l’entrée du hall d’hôtel, un garde s’assoit contre la porte vitrée pour l’empêcher d’exploser. Dans les chambres, les clients s’accrochent aux rideaux et luttent contre le vent pour fermer les fenêtres… un petit cyclone du désert.

– Fatima, le missile et l’église.

Le Père Robert s’est résigné à quitter le couvent de Fatima. Il a emporté deux choses, son violon et ses ampoules d’insuline à garder dans un réfrigérateur. Il était triste. Mais il ne pouvait plus rester. Un missile a frappé un bâtiment non loin du couvent. A l’intérieur de l’église, on marche sur les gravats et les éclats de verre qui couvrent l’autel et le confessionnal. Plus grave, le grand lustre a failli se décrocher du plafond où on voit nettement une grosse déchirure. J’ai vu un jeune irakien prier, seul, à genoux, devant la statue de la Vierge Marie. Dans le vestibule, les saintes photos ont été mises à l’abri dans une armoire vitrée bardée de ruban adhésif. Que Dieu garde au moins son église !

– Le fantôme de Bagdad.

Ce matin, le vent est un peu tombé, il fait froid. Je suis sorti à l’aube, Bagdad avait changé de couleur. Elle est devenue ocre beige, de la couleur du manteau de poussière de sable qui recouvre les rues, les murs, les voitures, les magasins fermés, les habitants. On a cru au répit. Le vent a repris, ouatant l’atmosphère de la ville, l’emmaillotant comme une momie antique. Vers treize heures, quelque chose d’étrange est survenu : l’air, le sable, le spectre de lumière, tout est devenu orange puis rouge, d’un rouge irradiant, un rouge d’apocalypse. Il y avait du sang dans l’air. C’était fort, impressionnant. Quand la lueur s’en est allée, elle n’a laissé qu’un brouillard gris, épais, sans visibilité. Bagdad apparaît pour ce qu’elle est, un fantôme de ville dans le désert.

VENDREDI 28 MARS

– Rêve :

Cette nuit, j’ai fait un rêve éveillé. Il était tard et Bagdad était impeccable de tranquillité. Le ciel brillait, reflétant des nuées de lampadaires et les feux de Bengale des fosses à pétrole enflammées. Le Tigre coulait, puissant, sa surface hérissée par une brise qui lui donnait la chair de poule. Puis on a entendu comme un orage en montagne. D’abord des grondements lointains, les premiers éclairs qui s’approchent, venus d’une autre vallée, et le premier coup de tonnerre, énorme, au-dessus du toit. Le bruit a réveillé les systèmes d’alarme des voitures et les chiens ont hurlé à la mort. Haut dans les ténèbres s’est allumé le vol de papillons rouges des obus de 57 mm de la Dca. Sur l’autre rive du Tigre, deux boules de feu, brèves, intenses. Quelqu’un a claqué des portes dans le ciel. Et tout l’horizon s’est éclairé. L’orage, toujours l’orage, une pluie d’éclairs, rythmé par le grondement sourd et répété des bombardiers B-52, comme une lente pulsation, le battement d’un cœur qu’on écoute au stéthoscope. Plus tard est venu le vol des chasseurs-bombardiers, dans un raclement de ciel écorché par leurs ailes. Ils ont cogné, largué leurs missiles et sont repartis, légers. De la mosquée d’à côté est montée la voix du muezzin rendant grâce à Dieu. A chaque raid, quelle que soit l’heure, il entame sa mélopée. C’est la voix du raid, d’un imam qui ne dort jamais. Parfois, son chant est empâté de fatigue ; parfois il est fort ; parfois sensuel. Il ignore les raids mineurs mais ne manque jamais les B-52 ou les Tomahawks. C’est un gardien, une sentinelle, le bulletin météo de la guerre. On finit par l’espérer, il vous rassure et jamais ne vous abandonne, seul, sous les bombes. Tard, très tard, quand le silence revient, dense, coupant, minéral, le vertige vous prend. On attend l’aube, pas pour trouver le repos mais pour guetter le retour des raids du matin. Quand le soleil levant fait trembler le brouillard noir des fosses de pétrole, les premières explosions, étrangement, rassurent. Le chaos est là, tout est en place dans l’ordre brutal de la guerre. Tout continue. On peut dormir.

SAMEDI 29 MARS

– Cauchemar.

Il est minuit et demi, je reviens du quartier d’Al Shoala, à trente minutes de voiture du centre de Bagdad. Visite aux urgences de l’hôpital Nour : une horreur. Un missile est tombé ce soir, vers dix-huit heures, en plein dans un marché populaire. Le missile n’a pas fait un grand cratère mais le souffle a ravagé le marché. Dans une chambre, une gamine de seize mois, intubée et sous perfusion, un drain dans son ventre de bébé. A côté, sa mère en abbaya noire, les yeux hagards, qui se refuse à pleurer. Sur un autre lit, un gamin de quatre ans, inconscient ; son père, un paysan, lui tient la main en silence. Un homme, entrepreneur, dit avoir vu l’avion arriver, le missile dans le ciel, et plus rien jusqu’à l’hôpital. Les médecins, eux aussi, sont choqués. L’un me dit qu’il a du mal à travailler de façon cohérente. Il y a des flaques de sang sur le sol, des plaintes et de la douleur. Un homme parle fort, couché dans son lit. Il a le bras amputé à hauteur de l’épaule : un journalier, membre de la milice populaire, qui montait la garde. Le mutilé crie que son bras est un cadeau au pays, au président, à la lutte. Il s’appelle… Saddam Hussein, ainsi nommé par ses parents en hommage au raïs, né le même jour que lui, 46 ans plus tôt. Le directeur de l’hôpital ouvre ses registres : trente morts, quarante-sept blessés. Un carnage. Dans la nuit, je retrouve Djamal, mon chauffeur. Avant la guerre, lors de nos préparatifs matériels, je lui disais souvent : « quand la guerre commencera…» Depuis les premiers raids, il me demande chaque matin, moqueur, si la guerre a vraiment commencé. Je réponds invariablement : « pas encore !»… Ce qui le fait beaucoup rire. Cette nuit, après avoir vu ces enfants couverts de sang, il m’a posé la même question, avec une voix très grave. Je n’ai pas répondu, je lui ai serré le bras. Il pleurait.

– Un verre d’eau.

Il a quatorze ans à peine, mince, habillé d’un gilet et d’un pantalon en jean, beau gosse aux longs cils et à la mèche brune. Le genre d’adolescent sage qui fait vaciller ses copines de collège. Il s’est avancé timidement vers le comptoir de la cafétéria de l’hôtel, sous l’œil paternel des clients, colosses accoudés devant un thé et un narguilé parfumé à la pomme. Il a demandé un verre d’eau, le serveur le lui a tendu et le gamin s’est penché pour le saisir délicatement. Sous gilet entrouvert, il y avait un colt de 9 mm, un gros calibre.

– Echelle de Richter.

D’abord, le bruit ou plutôt le vacarme d’une énorme déflagration à moins d’un kilomètre. Coup d’œil sur la montre, il est vingt-trois heures. On note. Un raid, un missile, rien d’inhabituel en ce moment. Ensuite, une secousse sous-nous, l’immeuble de six étages qui balance comme un voilier qui encaisse une grosse vague de travers. Et tout tremble. Etrange. Soudain, on se demande s’il s’agit de guerre ou d’un séisme. C’est quoi au fait la gradation de l’échelle de Richter ? Le doute s’envole avec le souffle du missile qui fait vibrer portes et fenêtres. Ah ! Ce n’était qu’un raid. Un autre suit vers deux heures du matin, et un troisième à sept heures trente-sept. Mais quelle force ! Et cette onde de choc souterraine, d’où vient-elle ? La réponse arrive le lendemain, en visitant un des sites bombardés, le centre de télécommunications Al-Rachid, au bord du Tigre. L’immeuble paraît intact, sauf le sol près d’un mur, une dalle de vingt mètres de large, épaisse de vingt-cinq centimètres, cassée en son milieu. Le missile est passé par-là, il a perforé le sol en biais, s’est enfoncé dans le sous-sol, à dix, quinze mètres de profondeur, avant d’exploser, et de pulvériser les installations de télécoms soigneusement enterrées. L’onde de choc, c’était lui. Rien à voir avec un tremblement de terre. Seulement la guerre.

– « Press Center ».

Voilà, c’est fait. On s’attendait depuis longtemps à un missile sur le Centre de Presse. Il est arrivé cette nuit, à une heure dix du matin. Il faut dire que le centre est situé au rez de chaussée du ministère de l’information, lui-même surmonté d’une batterie antiaérienne de 60 mm, dont le claquement lourd perturbait parfois notre concentration. Le missile a détruit le canon et les deux paraboles du ministère, troué à la verticale quelque uns des huit étages et soufflé les vitres, les plafonds et les ordinateurs des bureaux de plusieurs médias occidentaux, TV, journaux et agences de presse. Mais l’impact et la trajectoire, soigneusement dosés, ont épargné la forêt de paraboles TV et d’antennes postées sur un grand toit en contrebas. Un travail de précision, de la dentelle. Bon, reste que maintenant, on travaille dehors.

DIMANCHE 30 MARS

– Carton à chaussures :

On roule dans Bagdad, d’un séisme à l’autre, du central Al-Aadamiya à celui d’Al Salahiya, du siège du Parti Baas à la direction des renseignements militaires, lieux strictement interdits de visite. Ici, sur le sol, une turbine de métal tordu, à ailettes, encore brillant, les restes du Tomahawk ; là, les nœuds de vingt mille lignes téléphoniques et un manuel coréen de contrôle d’écoutes. Souvent les missiles reviennent, une, deux, trois, cinq fois, pour achever le travail. Près du musée, au central déjà endommagé d’ Al Salahiya, une journaliste de télévision grecque s’est attardé après notre passage, le temps de filmer quelques images. Soudain, Ephteriha la journaliste et son guide, Mohammed, entendent le souffle rauque du nouveau missile qui frappe l’immeuble en biais. A l’intérieur, quinze employés travaillent encore au nettoyage. A travers le nuage de poussière, Mohammed voit un homme en bleu allongé, muet, agiter doucement la main. L’employé gît, visage en sang, une poutrelle d’acier bloquant ses jambes. A cent mètres de là, un commerçant récupère ses cartons à chaussures au fond de l’énorme cratère laissé par un Tomahawk imbécile. Assis sur les gravats de sa maison en ruines, un sexagénaire en calot jaune et pantoufles caresse de la main le mur de ses fenêtres protégées par d’inutiles matelas.

– Djihad :

« Nous, musulmans, avons un devoir, celui de faire le Djihad… » dit Fahad Yahia al-Hassan, un volontaire arabe venu en Irak pour mourir. Il a vingt-quatre ans, des yeux verts, des cheveux châtains clairs, une fine moustache, un sourire chaleureux et vient de Hamma, en Syrie, une cité islamiste autrefois rasée par le président Assad. Fahad a deux passions, la religion et la course à pied. Après ses études, il est allé travailler deux ans dans une imprimerie aux Emirats Arabes Unis. Il y a quinze jours, en vacances chez lui à Hamma, sa prière du matin est interrompue vers cinq heures du matin par les images du premier raid sur Bagdad. Il annonce aussitôt sa décision : «Père, je dois partir. Le Djihad m’appelle». Son père, malade, regrette de ne pas pouvoir l’accompagner : « Dieu et le prophète Mohammed sont avec toi mon fils. Va !» Il part, en compagnie de cinq amis, prend un bus, roule vingt-quatre heures et se fait bloquer devant un pont bombardé par un avion, un peu avant le Kilomètre 160. Le temps de quitter le bus et un missile détruit le véhicule et tue cinq passagers. Fahad et ses amis sautent dans un autre bus, croisent une bonne dizaine de véhicules calcinés et arrivent enfin à Bagdad à six heures du matin. Direction le tombeau d’Al-Kadem Al Gelani pour une prière au saint. Puis ils retrouvent le cheikh Al-Sammaraï, un savant de l’islam qu’ils ont déjà rencontré par le passé. L’imam leur lit une sourate : « Ne considérez pas les martyrs comme des morts ; ils sont vivants auprès de Dieu. » Fahad a compris, il sera «Martyr».

– Linceul :

Depuis, il s’entraîne dans une caserne de la banlieue de Bagdad, avec d’autres volontaires étrangers venus de Syrie, de Jordanie, du Liban, d’Egypte, d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, du Pakistan et d’Afghanistan. Au programme, cours politique, débat religieux et maniement des armes et des ceintures d’explosifs. Sa foi et sa volonté de Djihad ne sont pas nées avec L’Afghanistan, Al-Qaïda et Oussama ben Laden qu’il considère comme un Moudjahid, un combattant de l’Islam mais dont il n’attend pas d’ordres. Non, sa révolte est née bien avant, dès la première Intifada, à force de voir les soldats israéliens réprimer les Palestiniens dans les territoires occupés : « Pour moi, les Etats-Unis sont la tête d’un long serpent dont la queue est formée par Israël. Pour en finir avec les sionistes, il faut frapper l’Amérique» dit Fahad. Les Américains et Israël d’un côté, l’islam et Saddam Hussein de l’autre, son choix est fait. Ne lui parlez pas de la prison de Guantanamo où pourrissent les volontaires arabes étrangers d’Al-Qaïda : « les Américains ne me prendront jamais vivant. ». A l’heure dite, Fahad fera ses ablutions, se lavera soigneusement le corps et s’habillera du linceul blanc des martyrs.

MERCREDI 2 AVRIL

– Nuits blanches.

Ce soir, j’ai réussi à lire une partie de mon courrier émail grâce à une liaison par téléphone satellite. Il y avait des messages qui font chaud au cœur. Et d’autres qui me tançaient parce que je n’avais rien écrit dans les « Carnets» depuis quelques jours. C’est vrai. Pardon. Mais entre les raids nocturnes et mon article de la semaine, il y a eu deux nuits sans sommeil et je me suis endormi lâchement devant un discours idéologique en arabe à la télévision irakienne. Même pas eu le secours d’un raid assez puissant pour me tenir éveillé. Désormais, j’essaierai d’être moins inconstant. Promis.

– Nuits rouges.

Longue discussion très drôle avec un de mes chefs à la rédaction. J’ai raconté dans mon reportage de cette semaine une nuit entière de raid. En parlant de la Dca antiaérienne et des artefacts lumineux que ses obus allument dans le ciel, j’ai décrit des « papillons rouges». Mes articles ne sont jamais censurés et ils ne sont coupés que lorsque le texte dépasse la longueur prévue. C’est de bonne guerre. Cette fois, un petit coup de ciseau du re-lecteur a enlevé les « papillons rouges ». On m’a expliqué que la métaphore était bizarre et difficile à concevoir. Tout à fait exact. On peut à la rigueur accepter l’expression dans un manuel de botanique tropicale ou dans un traité médical, – « papillons rouges : terme souvent utilisé par les patients atteints d’hypertension oculaire en décrivant les disfonctionnements visuels»-, ou encore pour décrire des hallucinations mineures, – les majeures concernant les « éléphants roses»-, dues à l’abus de substances toxiques et interdites. Bref, la critique était pertinente. Reste que je passe des heures la nuit, sur un balcon de Bagdad, à regarder s’allumer dans le ciel des choses étranges. Entre les colonnes de fumée noire des dizaines de fosses à pétrole enflammées, quelques nuages légers qui rougeoient, la traînée claire des réacteurs des chasseurs bombardiers, les geysers de flammes qui marquent l’impact des Tomahawks, la pluie d’éclairs à l’horizon venue du firmament des B-52 et les fameux « papillons rouges» dont la Dca constelle la nuit, j’ai parfois du mal à regarder le spectacle sans me demander si je n’abuse pas un peu du thé à la cardamone. Toujours très sucré. Trop peut-être.

– L’axe du souffle :

Deux missiles ont frappé Al Shaab, un quartier populaire au nord de Bagdad. On vient ici faire réparer sa voiture ou chercher des pièces détachées, dans de petits magasins de part et d’autre d’une grande avenue. En plein jour, vers onze heures trente, deux projectiles ont frappé les contre-allées : bilan, quatorze morts et trente blessés. Entre les voitures calcinées et les magasins criblés d’éclats, on suit pas à pas l’axe du souffle et ses dégâts. D’abord, les plus proches du cratère, ce magasin d’oiseaux, de perruches et de poules, aux murs couvert de plumes collées par le sang. Puis l’intérieur d’une maison, chambre et salon dévastés. Derrière, dans la rue, une voiture sur le toit et un reste de charrette à âne. On contourne le pâté de maisons, sur une cinquantaine de mètres en pistant un itinéraire invisible. Le chemin du souffle est passé par ici, paquet de verre brisé et portail tordu, et par-là dans le jardin d’une villa, par cette porte tordue, en grimpant l’escalier vers cette chambre d’enfant. L’haleine du Tomahawk, paquet d’air propulsé, s’est introduit dans l’intimité des maisons, intrus, gifle invisible qui a tout cassé, blessé ou tué. Au premier étage, Bashar, un enfant brun de huit ans s’enroule autour des jambes de son père qui le présente fièrement comme le premier de sa classe. Le gamin a eu peur, il affirme que c’est fini mais ses yeux noirs encore hagards affirment le contraire. Il sait que la nuit va revenir et les raids recommencer.

– Le roman de la guerre.

Décidément, cela devient une habitude ! Mon éditrice chez Nil Editions m’a appelé pour me dire que mon livre sur l’Algérie venait d’être publié. J’aime son titre : « La Nuit Algérienne ». J’ai mis tellement de moi dans ce récit sur la guerre civile d’Algérie des dix dernières années, que j’ai vécu comme reporter et sur celle que j’ai connue, enfant, en pleine guerre d’Indépendance. Evidemment, je n’assisterais pas à la sortie du livre. Qui se soucie de l’Algérie en pleine guerre en Irak ! Déjà, mon premier livre avait paru… le jour même de l’offensive terrestre des alliés au Koweït en 1991. Je me souviens des petits messages qui m’arrivaient de l’arrière et que je lisais dans le désert, en gilet pare-balles et casque sur la tête : « N’oubliez pas votre r-vous, demain matin, pour interview sur Radio…». Puis il y a eu ce livre sur l’Algérie, publié au moment précis où s’abattaient les tours du World Trade Center juste avant la guerre d’Afghanistan. Mon éditeur, opiniâtre, a décidé de le republier. C’est chose faite. Et les Américains se préparent à entrer dans Bagdad ! Si chaque fois que je sors un livre, cela déclenche une guerre mondiale, peut-être serait-il bon que je m’abstienne désormais. Pour le bien de l’humanité.

– Le voleur de Bagdad.

Son magasin est une caverne avec des trésors à vous faire perdre la tête : du fromage hongrois, des Petits Lu au chocolat et des yaourts, sans parler des lames de rasoir jetable et du vrai café ! Le rêve s’achève au moment de passer à la caisse. Derrière son comptoir, Malik, œil noir et demi-sourire figé, appuie sa carcasse sur un tabouret flanqué de deux Kalachnikovs. Au cas où l’une des deux s’enrayerait. Il se méfie des pillards, des affamés, des bandits et des gens de notre espèce qui s’étonnent que tout soit revendu à peu près quatre fois le prix en Europe. Inutile de marchander, Malik sait bien qu’il est le seul à Bagdad à réussir à faire venir, – par quels stratagèmes ? – des denrées strictement introuvables ailleurs. Rien ne l’arrête, ni la guerre, ni la charité. On jette un œil écarquillé à la note, on pense au prix du yaourt suffisant pour nourrir ici toute une famille, on note son air méprisant, gras, sûr de lui, hermétique, celui des profiteurs de guerre. Puis, on s’enfuit en lui abandonnant ses denrées rares et son rictus au coin des lèvres. Tant pis pour les yaourts !
En revenant des beaux quartiers de Mansour, Djamal mon chauffeur m’a montré une sculpture tirée d’un conte célèbre : « Ali Baba wa arbaïne haremi !» ( Ali Baba et les quarante voleurs). Et on a éclaté de rire.

– Guerre-éclair.

Allez donc expliquer à une jeune fille de quatorze ans que vous ne serez pas avec elle à Pâques. « Alors quand ? » Moi de me lancer dans des explications laborieuses sur les difficultés d’une guerre, la nécessité de rester ici, la résistance irakienne, le changement de stratégie des Américains obligés de renoncer à un blitzkrieg, une guerre-éclair, pour revenir à une offensive plus traditionnelle… Et elle de me couper, avec une phrase dont mes jumelles ont l’habitude : « Elle est longue leur guerre courte, non ? »

– Fragments.

Je reviens d’Al Hillah, à cent dix kilomètres au sud de Bagdad, en direction du front. Bunkers, tranchées, postes de tirs individuels, redoutes, canons, Katiouchas, Dca, tanks… la route montre un immense chantier de guerre qui progresse avec méthode en même temps que l’avance des troupes américano-britanniques. A l’hôpital de la ville, j’ai vu les victimes civiles d’un seul bombardement : trente-deux morts, cent cinquante blessés sérieux. Hommes, femmes, enfants, tous modestes, des paysans, des fellahs. Les bombes de B-52 sont tombées sur le quartier Nader. Je regarde les blessures, nombreuses, affreuses, aux bords déchiquetés ; j’écoute les témoins parler de conteneurs qui tombaient du ciel et explosaient au sol, de ces petites barres spiralées aux bords acérés plantés dans les murs, les animaux, les corps. Bombes à fragmentation, celles, interdites bien sûr, qu’on utilise pour hacher menu l’infanterie ennemie enterrée dans des tranchées. Ali Habed Taleb, un ouvrier agricole, ancien soldat dans la guerre Iran-Irak et au Koweït, m’a parlé de sa femme décapitée. Sur un lit, son gamin de quatre ans, blessé au ventre, se plaignait. A côté, son frère, quinze ans a raconté qu’il montait un buffle vers l’abreuvoir. L’animal a marché sur « une sorte de boulon de dix centimètres » dans l’herbe. L’explosion de la mine a déchiqueté le ventre du buffle et criblé d’éclats les jambes du jeune homme, sauvé par sa monture.

– Retour d’Al Hillah.

Dans le bus, sur l’autoroute, tout le monde s’est tû et le chauffeur a éteint la radio. Nous avons écouté, souffle court. Au-dessus du bus, à trente mètres d’altitude à peine, invisible et bruyant, l’hélicoptère de combat Apache a semblé hésiter trente secondes. Un siècle. Puis il a négligé la cible et a filé plein Ouest. A un kilomètre, ses missiles ont fait monter au ciel ce qui semblait être des citernes de pétrole. Et le chauffeur a rallumé la radio.

– Prof de philo :

Elle n’a que quatre-vingts ans, raisonne comme un prix Nobel, est dotée d’un cœur gros comme ça et s’est mise récemment à utiliser Internet. Mon ancien prof de philo du lycée Raymond Naves a Toulouse m’a fait parvenir un émail, simple, court, superbe : «C’est la nuit qu’il faut croire à la lumière. »

VENDREDI 4 AVRIL

– Pesanteur.

Je n’aime pas ça. Cette journée est trop calme. Depuis ce matin, pratiquement pas de raid, de bombardement, de Dca. Rien. Ou si peu. Bagdad a des allures de jour férié. Les avenues sont quasi désertes et le manteau de poussière laissé par la dernière tempête de sable lui donnent un air de ville camouflée, en panne générale. On essaie de souffler, de profiter de ces heures libres pour trouver à acheter ce qui manque. On se bat avec le téléphone satellite qui, lui non plus, ne fonctionne pas bien. On tourne en rond dans la capitale, un œil sur le ciel vide. Sur l’avenue Saadoune, des gosses cireurs de chaussures attendent le client à l’ombre d’un pick-up surmonté d’une mitrailleuse. La machine à compter les billets de deux cent cinquante dinars, – les « Rouba », les «papiers » comme les Bagdadis les nomment, – crépitent dans les agences de change. Le taux, monte, descend, varie d’heure en heure. Un casse-tête. Avant, on disait un prix, « cinquante papiers», et le marchand tapait sur sa calculatrice pour connaître le nombre de papiers à vous rendre. Maintenant, pour les gros achats au supermarché, il pèse les liasses et calcule au poids. Chez le teinturier, le patron repasse en râlant après le prix des cigarettes qui varie lui aussi plusieurs fois par jour. A part ça, la vie va. Dur à croire mais c’est ainsi : Bagdad vit malgré la guerre, dans la guerre. Mais que cette journée est… morte ! En plus, il se met à faire chaud, étouffant. Présage rien de bon. Quand les soldats soufflent, c’est souvent pour préparer un nouvel effort. D’ailleurs, une information donne les Américains sur l’aéroport Saddam Hussein de Bagdad. Vérification sur place : pour l’instant, c’est faux.
Enfin, à dix-sept heures, le tonnerre. Cette fois, le son est différent : explosions continues, serrées, feu roulant… l’artillerie ! La bataille de Bagdad a commencé.

– Force.

Sur les écrans de télévision étrangers, on voit des femmes en abbaya noire hurler et pleurer leurs morts à haute voix. Quand la caméra s’arrête de tourner, les cris cessent aussitôt. Se lamenter, ici, est une manifestation de douleur incantatoire, une forme de protestation obligée, un devoir social. En réalité, les Irakiens encaissent tout avec une force et une solidité incroyable. Pas de scènes d’hystérie dans les hôpitaux, pas de panique en ville. Des gens qui reprennent le travail dès que possible, des employés qui nettoient au jet un pont sur le Tigre, exposé, dangereux, encroûté de sable par la tempête, des employés des Télécoms qui serrent les dents en silence devant leur centre satellite en ruines. A la mosquée, quand le cercueil d’une victime d’un raid arrive, les regards sont noirs, les bouches muettes mais on se pousse pour laisser passer le journaliste étranger. Attention… En cas de conflit, ce stoïcisme peut s’accompagner dans la seconde suivante d’une grande brutalité. Et la peur dans tout cela ? Un reporter, qui vient de franchir la frontière de Jordanie vers l’Irak, s’est retrouvé la nuit, en pleine campagne, dans la cabane de tôles d’un poste de douaniers-soldats. Devant un plat de riz gras, environné par les bombes d’avion qui faisaient trembler la masure, les soldats mangeaient, buvaient du thé et fumaient comme à l’accoutumée. L’un d’eux a expliqué : « Si on a peur, on a perdu.»

– Energie :

La lumière de l’abat-jour a commencé à vaciller. Puis elle s’est éteinte définitivement. Dehors, black-out total, l’arbre de Noël des lumières de Bagdad a disparu. Plus de courant électrique, c’est à dire plus de lumière pour écrire la nuit, plus de frigo, plus d’eau à court terme, plus d’ascenseur, plus de discours de Saddam à la TV et bientôt, -Aie ! -, plus de recharge pour l’ordinateur et pour le téléphone satellite. Si, bientôt, je ne pouvais plus écrire et transmettre… ? Cauchemar. Non, demain, on trouvera bien un moyen, un générateur d’électricité à l’essence, des fils dénudés pour pirater le faible éclairage de secours du couloir, les batteries 12 V pour automobile achetées au cas ou, des piles stockées, une dynamo… n’importe quoi ! En attendant, je vais m’allonger dans la nuit noire et écouter la guerre.

– Temps et Heure.

Minuit. Cette fois, les Américains sont en train de prendre l’aéroport Saddam Hussein de Bagdad. La Garde Républicaine a rompu, les « Fedayin de Saddam» montent en renfort, les blindés de la 3ème division américaines poussent. Les combats sont féroces. Des centaines de morts et de blessés dont des civils, surpris sous le feu en roulant sur l’autoroute près de l’aéroport. Pris ? Pas pris ? L’aéroport est à vingt kilomètres… Comment vérifier ? Trop «chaud» cette nuit, il faut attendre demain. Soudain, un flash spécial irakien sur un poste télé miraculé. Le présentateur en keffieh annonce le passage… à l’heure d’été !

– Soif.

Plus d’eau au robinet ce matin. Il fallait s’y attendre. En plus, il fait soudain chaud, trente degrés, après des semaines d’un temps frais et gris. Retour aux méthodes éprouvées dans les dunes de mes déserts préférés : une calebasse d’un bon litre d’eau couleur marron pour shampoing, rasage, dentifrice et brin de toilette. Si, si, on y arrive. Seule différence, ici, le ciel, l’air, le sable, tout est sale.

– Froid.

Elle a six ans à peine et tremble de tous ses membres. La nuit est glacée à la porte de l’hôtel. Dans le jardin éclairé par les projecteurs, les journalistes-TV font leurs directs. J’ai déjà vu cette petite, – une de plus ! – , libellule brune, effrontée, obstinée, énervante à vous suivre en vous tapant sur le dos de la main pour arracher un « papier». Là, voilà une bonne heure qu’elle ne demande rien, ne dit rien : elle a froid à en crever. Assise à l’écart, personne ne la voit dans cette obscurité. Au bazar de l’hôtel, entre les mauvais tapis et les narguilés, il n’y avait rien à sa taille, trop petite. Il a fallu dénicher un foulard de laine qui l’a habillé comme une gandoura. Et la raccompagner jusqu’au bout du jardin. Pour être sûr que le marchand ne lui rachète pas, en dinars et à bas prix, son manteau de fortune. A Bagdad, la vie parfois est dure pour les faibles.

– Réconfort.

Une info en provenance de Washington : la bonne progression des combats à l’aéroport a comme résultat la bonne tenue du dollar face à l’Euro à la bourse. Ouf ! … On respire.

Samedi 5 avril 2003

– Craquelures :

Ce matin, les « guides » ne sont pas là, une partie des chauffeurs non plus. Un responsable de l’information tourne en rond, à la recherche d’un semblant de programme et une partie du personnel de l’hôtel a disparu. La plupart sont restés coincés dans leur quartier, pris par les combats ou par le manque de taxis. Ceux qui restent ont les yeux labourés de fatigue. Les reporters n’ont pas fière allure non plus, mal rasés, cheveux sales et paupières bouffies par le manque de sommeil. Il fait de plus en plus chaud. L’eau est rare. Notre quotidien journalistique commence à être envahi par la recherche d’eau minérale, d’un branchement électrique sauvage, de l’attente d’un véhicule, d’une chemise propre, de dollars à changer ou d’une nouvelle carte d’accréditation locale. Tout le danger est là : se laisser avaler par l’effort de survie au quotidien et négliger l’essentiel. Avec le temps, le doute vous saisit. Qu’est-ce que je ne vois pas et qui m’échappe dans ce chaos ? Qu’est-ce que je ne sais pas dire de la douleur des autres ? Qu’est-ce que je suis incapable de sentir, trop occupé par la chaleur, la fatigue, les tracasseries, la quincaillerie de la guerre, la tactique des combats et le jeu des drapeaux sur la carte des quartiers ? Aéroport pris, pas pris… quelle importance, sinon une question de temps. Recroquevillé le nez sur ce déferlement brutal, accaparé par le jeu de massacre ; moi, témoin borgne, chroniqueur maladroit, petit comptable de la mort : qu’est-ce que je gâche ?

– Colère :

Je fulmine. Voilà plusieurs semaines que j’explique à Bashar, mon interprète, ce qui peut arriver, la progression d’une armée vers la capitale, le danger de faire une navette trop fréquente vers sa famille en banlieue à Dora, le piège du front qui avance et risque de se refermer derrière lui. Voilà huit jours que j’ai loué une chambre d’hôtel pour lui et Djamal le chauffeur afin de leur éviter un trajet bi-quotidien de cinquante kilomètres. Hier encore, je l’ai mis en garde… Et que croyez-vous qu’il arrivât ? Ce matin, il n’était pas là. Evidemment, j’ai passé une partie de la journée à l’attendre, à m’inquiéter et à le chercher. Journée fichue ! Il est arrivé, enfin, vers dix-sept heures, les yeux cernés, terrifié… La veille, il avait voulu dormir chez lui et il est resté coincé par l’incursion des chars américains à Dora. En plein combat. Sa maison est distante à peine de deux cents mètres de l’avenue où les chars Abrams et les hélicoptères Cobra ont détruit des dizaines de transport de troupes, de camions et de véhicules irakiens. Au cours de la nuit, les murs ont tremblé et sa mère s’est évanouie plusieurs fois. Pourquoi restent-ils dans ce quartier particulièrement exposé ? Simplement parce que le frère cadet, dix-neuf ans, orgueilleux et obstiné, a décidé qu’il ne quittera pas sa maison. La mère a donc décidé de rester avec son fils, l’aîné ne se résigne pas à abandonner la famille et Bashar fait, trop souvent, le trajet, pour leur dire… qu’il va bien. Du coup, toute la famille est en danger ! Installée exactement sur l’axe de pénétration sud des forces américaines vers le centre de la capitale. La prochaine fois qu’il essaie de partir à Dora, je l’attache.

– Dien Bien Phû :

Les hôpitaux croulent sous l’afflux des blessés, surtout quand ils arrivent au rythme d’une centaine à l’heure, après la bataille menée pour s’emparer du grand aéroport de Bagdad, moderne, sophistiqué, orgueil du régime, dénommé évidemment «Saddam Hussein ». Deux pistes immenses, une tour de contrôle, un tarmac de six kilomètres sur trois et la « Garde Républicaine» unité d’élite du Raïs, bien décidée à ne pas céder un pouce de cet espace vital. Après un déluge de tout ce qui peut exploser et un millier de morts plus tard, les troupes américaines rebaptisent l’aéroport d’un simple « Aéroport International de Bagdad.» Au même moment, le ministre de l’Information explique que les « Vilains» sont tombés dans le piège, « aspirés au centre de l’aéroport, isolés et coupés de leurs troupes, sur une zone devenue une île lieu d’une résistance héroïque des fedayin ». Et bien heureux ceux qui sortiront vivants de ce nouveau Dien Bien Phû, version irakienne !

– Saladin :

Il a un grand sabre, tranchant, damassé et un turban blanc sur la tête, porte un gilet gris, une gandoura et marche pieds nus dans ses sandales. L’étrange est son teint frais, sa barbe claire et son regard bleu Nord américain. « Alors, vous croyez toujours que les USA vont libérer les Irakiens ? » Canadien, né à Toronto, converti à l’islam, études coraniques en Mauritanie, ex-prof d’anglais à Taiwan… il arrive du Caire pour soutenir ses frères en danger, oh ! quelques jours seulement, le temps de les conforter de sa foi et d’échapper au siège qui menace. Pour l’instant, notre Salah El Din aux joues roses, campé droit dans ses babouches, la pointe de son grand sabre piqué sur l’épaisse moquette, attend de prendre le luxueux ascenseur en verre de l’hôtel Sheraton. En gratifiant l’assemblée d’un très pieux : « Hi ! Guys ! See you soon….. »

– Equipée sauvage :

Je l’avais déjà croisé lors de la première guerre du Golfe en 1991. Il travaille pour un magazine militaire français du type « Soldiers of Fortune ». Il est sympathique, malin, très courageux, un peu fêlé et mène ses reportages, seul, comme une compagnie de hussards. Il a commencé par passer en douce du Koweït en Irak. Soit. Puis il a suivi les Américains. Bien, c’est le travail. S’est fait pourchasser par les M.P, Military Police. Normal, on a connu cela. Ils ont fini par l’attraper, l’ont jeté à terre, piétiné un peu et lui ont écorché le front avant de le trimbaler vers l’arrière les poignets attachés au toit du véhicule. Classique, quand on connaît la brutalité des M.P américains. Libéré, il est reparti vers le centre de l’Irak en guerre. Il a roulé seul dans le désert, dormi pendant onze nuits roulé dans un sac de couchage, près de son 4X4, en collant aux basques des Américains qui progressaient. Puis il a atteint le front, l’a dépassé et s’est fait capturer par les Irakiens qui l’ont conduit poliment vers Bagdad. Près de Mahmoudi, une incursion de chars Abrams désorganise son escorte et il saute sur l’occasion pour leur fausser compagnie. Et le voilà reparti derrière la colonne américaine. Bagdad approche, il se trompe de route et… se jette à nouveau dans les bras des Irakiens ! Cette fois, plus d’alternative, direction Bagdad, l’hôtel Palestine, le treizième étage, quartier surveillé et réservé aux quatorze journalistes français, Italiens et Anglais qui ont cru à une guerre éclair, ont lu leurs cartes à l’envers ou se sont fait surprendre par une ligne de front parfois mince et souvent mouvante. Mon fêlé préféré en a profité pour prendre enfin une douche et raconter ses aventures dont il sort sain et sauf, hormis quelques écorchures. Et je me dis que là-haut, tout là-haut, on a du mobiliser dès sa naissance un quarteron d’anges gardiens chargés de le suivre pas à pas. Au cas ou.

– Les Baklavas d’Abou Afif :

L’eau est revenue. Irrégulière certes, pour une poignée d’heures par jour mais cela suffit à faire des réserves dans sa baignoire. Deuxième miracle, les techniciens irakiens – par quelles acrobaties- ont réussi à nous redonner un peu d’électricité chaque jour. Bien sûr, il y a le bruit, la fumée du pétrole, la poussière, la saleté, la chaleur, la nuit noire et le vent fou du Khamsin. Qu’importe, tout cela reste de l’ordre du camping un peu inconfortable. Mieux ! J’ai découvert que le magasin d’Abou Afif était resté ouvert – chapeau bas – malgré les raids. Abou Afif, pour les non-initiés, est le meilleur magasin de baklavas de Bagdad : des trésors, au miel, aux amandes et aux pistaches, saupoudrés d’une poudre verte parfumée à la fleur d’oranger. A vous donner la chair de poule. Je fais parfois un grand détour malgré l’orage pour aller faire provision d’un plein carton de ces divines pâtisseries. Donnez-moi toujours des baklavas, beaucoup de café et – pardon – quelques Havanes, et je vous tiens un siège !

LUNDI 7 AVRIL

– A l’aube.

Ils sont là. De l’autre côté du fleuve Tigre, sur la berge Ouest, à 400 mètres de l’hôtel. Ce matin, les tirs proches m’ont réveillé. Couché à trois heures cette nuit. J’ai pesté. Quelle idée d’installer une batterie Dca aussi près! Essayé de me rendormir. Impossible. Quel imbécile ! Il m’a fallu un moment pour comprendre. Ce n’était pas une mitrailleuse antiaérienne mais… des combats à deux pas. Pour la prise des quartiers d’en face, les ministères, le complexe présidentiel, celui bombardé par avion une bonne vingtaine de fois depuis le début des raids. La ligne d’attaque passe maintenant au cœur de Bagdad. Sur la berge, une fosse de pétrole s’est enflammée. C’est un camion-citerne enterré, bourré de pétrole, que les Américains ont touché d’un tir direct. La brume commence à tomber. De l’autre côté, des chars Abrams progressent. On voit des soldats irakiens courir, sans armes. Certains nagent à travers les roseaux du bord du Tigre. Quelqu’un a vu des hommes fauchés par un tir de mitrailleuse. On tire, de plus en plus, armes légères, mitrailleuses, coups de canons. Les Américains avancent, nettoient, pulvérisent au canon ce qui résiste. Cela peut prendre des heures, une journée peut-être. Par où sont-ils venus ? Sûrement en longeant les anses du fleuve, par cet axe sud, sud-ouest, angle de pénétration à partir de l’aéroport, du quartier de Dora et de Yarmouk. La brume ou plutôt le brouillard est maintenant tombé sur la ville. Les pilotes d’hélicos doivent enrager de ne pas pouvoir appuyer la progression au sol. Saleté de brouillard ! Comment suivre les combats dans ce décor fantôme, au seul bruit des explosions ? Impossible de sortir ! Le travail serait d’approcher, au plus près, de suivre cette bataille de Bagdad. Dès l’aube, on s’est fait refouler très… fermement par les services à l’entrée de l’hôtel. Caméras saisies, interpellations, pas moyen de passer. Maintenant, le bruit des ambulances. Il y a à l’évidence de gros dégâts humains. On se bat rue par rue, maison par maison. Le grand parc du complexe présidentiel, envahi d’arbres, bourré de bunkers et de souterrains promet une énorme bagarre. Ensuite, il y aura le pont à passer ou le fleuve par moyens amphibies. Au pied de notre immeuble. Le plus dur est à venir. Une chose est claire, la bataille finale pour Bagdad a commencé.

– Issue.

On peut sortir ! Je vous quitte. Il faut y aller.

– Retour.

Pas d’autorisation pour sortir seul. Virée en bus, cible parfaite pour attirer les « tirs amis». Je déteste ça. Pas le choix. Départ de l’hôtel Palestine face au Tigre. On évite les bords du fleuve. Avenue Saadoune : quelques voitures, tout est fermé sauf minuscules échoppes et une station-service. Des gens errent, cherchent un impossible transport. Le pont Al Sennaq, à découvert. De l’autre côté, mon vieil hôtel Mansour que j’avais du quitter vu son incapacité à encaisser le souffle des missiles alentour. Passage devant le ministère de l’information : beaucoup de «civils» armés, jeunes. Les bunkers sont habités par des hommes embusqués, en keffieh, doigt sur la gâchette de leur fusil-mitrailleur. Gare routière : elle est vide, des passants, sacs à la main, tournent en rond. Un jeune homme, dix-neuf ans, écarte les bras en signe de victoire, une kalachnikov dans une main, un lance roquette dans l’autre. Un homme en keffieh et gandoura porte une hotte pleine de cinq obus de RPG, un lance-roquettes antichar, ce lance-roquettes antichar. Un pick-up autrefois blanc a pris un impact. Carbonisé. Ville fantôme, noyé dans le brouillard. Demi-tour, on n’ira pas jusqu’à l’hôtel Rachid. Tout à l’heure, le ministre de l’info a donné un briefing sur le toit, dans la brume et les explosions proches. En substance : tout va bien, on les a repoussés et massacrés, pas un soldat US dans Bagdad… Ah ! Bon… Retour par le pont. Explosions et longues rafales. J’ai le sentiment que les Américains fonctionnent par incursions meurtrières, tanks, hélicos, infos, repérage, destruction et retrait. Jusqu’à la prochaine.

– Comprendre.

Je me rends compte qu’il doit être difficile, de Paris, Toulouse ou Marseille, de suivre cette guerre et de faire le tri entre toutes les infos qui arrivent d’ici. Alors, quelques règles… D’abord, attention à ne pas sauter sur la dernière info qui n’est pas forcément la bonne ! Surtout si elle date d’une heure ou plus et si le reporter a perdu du temps pour trouver un téléphone pour l’envoyer jusqu’à vos oreilles. Du coup, deux infos au même moment d’antenne peuvent être contradictoires : «ils avancent», « ils reculent». Sauf que l’un parle de H Zéro, l’autre de H + 1. Ne leur en voulez pas trop, ce n’est pas toujours simple. La guerre est un métier, un grand chantier, avec ses outils ( canons, chars, mitrailleuses, missiles, hélicos), avec son rythme de travail (préparation, avancée, nettoyage, retrait), sa méthode (un tir de canon pour un bunker, des rafales de mitrailleuse lourde pour les hommes et les postes individuels, un missile ou RPG pour pulvériser un blindé) et son programme de la journée (incursion et retrait ou installation tête de pont). Ce n’est pas parce que les ouvriers travaillent au rez-de-chaussée que l’immeuble est terminé ; ce n’est pas parce qu’ils font une pause que le chantier est abandonné. La seule différence est qu’il s’agit d’un chantier de destruction. Alors, ne pas croire que tout se jouera en quelques heures. Cherchez à savoir qui dit quoi, à quelle heure et d’où. Retenez d’abord ce que le reporter a vu, pas ce qu’il croit savoir. Ou, comme disait un humoriste, ce qu’il « s’autorise à penser… » Voilà, j’espère que c’est plus clair. Ah ! une chose encore. Même sur place, au premier rang, la guerre est chaos.

– Djamal.

J’ai perdu mon chauffeur et une partie de mon équipement. Ce matin, Djamal est venu me voir, bouleversé. Son frère militaire a été touché dans les combats de l’aéroport. Celui qui lui a annoncé la nouvelle avait un visage de deuil. Djamal est sûr que son frère est mort. Il veut aller voir chez lui, à cinquante kilomètres au Nord de Bagdad, s’assurer de l’état de son frère ou l’enterrer. Petite folie… Il lui faut passer la ligne Nord où les Américains poussent fort. S’il passe sans se faire tuer, il risque de ne plus revenir. Je lui explique tout cela. Rien à faire. Il veut y aller et je ne peux décemment pas le lui interdire. D’accord, il file. En emportant dans sa précipitation mon gilet pare-éclats et mon casque toujours prêts dans la voiture. Et je ne suis pas sûr de le revoir avant un moment. Dans les combats de rue, un peu de protection et une voiture avec chauffeur qui attendent en retrait deux à trois cents mètres à l’arrière est une bonne méthode pour s’approcher, voir et reculer en temps utile, sans se faire piéger. Le travail, paradoxal, est de côtoyer la ligne de feu en évitant de se brûler. Voilà des semaines que je prépare ce moment, le matériel, l’équipe à former, les consignes répétées, l’explication de ce qu’il faudra faire « au contact», travail psychologique et pratique, un minimum de structure qui me permettra d’évoluer dans la tempête. Elle est là, ce matin, à quatre cents mètres de moi, sur l’autre rive du Tigre. Et une partie importante de ce que j’ai construit vient de s’écrouler en cinq minutes. Tant pis, on fera sans cela. J’espère que le frère de Djamal n’a pas été trop sérieusement touché.

– A l’affût.

Fin d’après-midi. Le fleuve Tigre. D’abord, la berge Est d’où j’observe, une grande rue, une clôture, de la végétation et quelques petits bâtiments. Puis la rive en pente douce, l’eau du fleuve et deux ou trois îlots couverts de roseaux au milieu. La bagarre se passe sur l’autre berge, à 400 mètres environ. Quatre chars US, des Bradley sont postés sur la route qui longe le complexe du palais présidentiel, à une trentaine de mètres de l’eau et à bout touchant de la digue inclinée qui descend vers l’eau. A mi-pente, à vingt mètres des tanks, deux escaliers et une sorte de longue tranchée en contrebas, apparemment l’entrée d’un bunker. Les chars attendent comme des chasseurs à l’affût. Parfois, on voit les silhouettes sombres des Irakiens qui essaient de se déplacer. Immédiatement, un ou deux coups de canons et des rafales de mitrailleuse lourde couronnent la tranchée d’un nuage de terre et de poussière. Les blindés ont tout leur temps, les Irakiens sont coincés. Le Bradley les ajuste, à vingt-cinq mètres à peine, autant dire à bout portant, comme un tueur en acier blindé, métallique, immobile, canon sur l’épaule, l’écran vidéo de son œil intérieur vissé sur l’objectif. Terrible. Les autres n’ont aucune chance, environnés de boules de feu, de colonnes de fumée noire et parfois du feu d’artifice de leurs propres dépôts de munitions qui explosent. Impossible de bouger, même pas pour courir les dix mètres qui les séparent de l’eau et se jeter dans les roseaux, comme je l’ai vu ce matin, quand les premiers Bradley sont arrivés après que les avions A-10, véritable artillerie volante, ont pilonné la rive. Aucune résistance sérieuse, pas de canons irakiens ou de chars sur ma berge, pas de signe de mobilisation pour une éventuelle contre-attaque. Rien. Pourquoi les Bradley restent-ils campés ici, pour quelques hommes ? Derrière, dans le complexe présidentiel large de deux kilomètres sur deux, on entend à travers le brouillard, – saleté de brouillard ! – le grondement de déflagrations régulières : ils nettoient le parc du palais. J’ai fini par comprendre. Le bunker enterré doit être relié par des tunnels aux souterrains du palais et aux centres de commandement que les raids aériens essaient de détruire depuis plusieurs jours. Du coup, ceux qui cherchent à prendre l’issue vers le fleuve débouchent ici, sous l’œil des Bradley tueurs qui ferment le piège. On martèle la taupinière humaine d’un côté, on tue tout ce qui sort de l’autre… Au bord du Tigre, dans cette tranchée exposée, et au-dessous, dans le bunker qui a déjà reçu des centaines d’obus de gros calibre, ce doit être quelque chose proche de l’enfer.

– Le doute et les cendres :

Où sont les « Fedayin de Saddam », « l’Armée d’Al Qods », la milice armée du Baas et les soixante mille hommes d’élite de la Garde Républicaine ? Huit divisions entières qui sombrent un à un dans la bataille. Les divisions Médina et Bagdad décimées ; celle de Nabuchodonosor en grande partie détruite ; celle d’Al-Nida rayée du contingent ; et la division blindée d’Hamurabi réduite à deux brigades encore opérationnelles. Ce sont ses chars qui avaient écrasé dans le sang les révoltes des Chiites au Sud et des Kurdes au Nord après la guerre du Golfe. Elles comptaient encore 500 canons, 800 tanks et 1100 engins blindés. Qu’en reste-il, sinon quelques cendres et beaucoup de doute ?

– Désarroi :

Certains volontaires arabes étrangers sont en plein désarroi. Hier soir, trois d’entre eux, d’une vingtaine d’années, sont venus aux nouvelles. Le premier, Saoudien, vif, intelligent, est interprète à Ryad pour une société internationale ; le deuxième, un musulman pieux de la banlieue de Tunis, fait son droit à Damas ; le troisième, un étudiant syrien en psychologie, grand, brun, fin, porte un keffieh rouge autour du cou et ressemble à un manifestant d’extrême gauche sur le pavé de Paris. Le Saoudien dit qu’ils sont venus se battre « avec leurs frères irakiens, parce que nous partageons la même langue, la même religion et le même destin». Le Syrien ajoute « que Bagdad n’est que le premier pays attaqué avant l’Iran, la Syrie, la Jordanie… Bush est le mal absolu.» Le troisième ne dit rien et approuve de la tête. Ils étaient venus pleins d’enthousiasme, ont vu leur bus bombardé sur la route de Bagdad et se sont retrouvé dans une caserne de la banlieue survolée chaque nuit par des avions US. Un matin, les premiers jeunes cinq cents volontaires sont partis au combat ; le soir, au retour, ils n’étaient plus que quatre-vingt-onze. Pilonnés, décimés, ils n’ont pas compris pourquoi la radio locale continuait à parler de grande victoire. Ne restent, ce soir, à Bagdad, que ces trois Djihadistes, perdus, désemparés, qui ne veulent pas regagner leur caserne et cherchent des informations exactes, un « lieu sûr pour dormir » ou une « route encore libre vers la frontière ». Inutile de compter sur eux pour le « martyr », l’attentat-suicide ou la guérilla urbaine, celle, meurtrière que les Irakiens voulaient imposer, rue par rue, aux soldats américains.

-Absence :

La nuit. Il est tard. J’ai la tête en feu à cause de la journée et du manque de sommeil. Demain matin, réveil à quatre heures du matin pour écrire mon reportage dans le Nouvel Observateur.
Bon, maintenant, il faut que je relise mes notes d’une semaine. Bonne nuit.

MARDI 8 AVRIL

– Un obus sur l’hôtel Palestine.

J’écris depuis l’aube. Une énorme explosion. Plus forte que les autres. Parce que plus proche. A un étage au-dessous, un obus vient de toucher le balcon de la chambre n°1503. Je cours, descend l’escalier de secours. Dans le couloir, des cris, des pleurs, un attroupement de journalistes. La chambre est au bout du couloir. Il y a des morceaux de verre partout, un trou dans le mur de la rambarde, une grosse flaque de sang. Un caméraman de Reuters. Il est allongé sur le sol, visage cireux, mâchoires serrées. C’est grave. Mais il est toujours vivant. Personne ne sait comment faire, tout le monde crie, les amis sont choqués, maladroits, bouleversés. Jérôme, un copain photographe est déjà en train d’essayer de donner les premiers soins. Il a besoin d’aide. Autrefois, j’étais kiné dans un hôpital. On soulève le blouson, un gros éclat lui a ouvert le ventre. Impossible de le mettre sur le côté en position de sécurité. Il faut lui tenir la tête en arrière et lui ouvrir la mâchoire pour ne pas qu’il s’étouffe. On arrive à bander le ventre. Il faut le sortir de là, vite. Le verre embué de ma montre me dit qu’il respire encore. On arrive à placer une couverture sous lui, brancard occasionnel. Le chemin vers l’ascenseur est interminable. On porte trop vite et mal. Il est lourd. L’ascenseur du Palestine est toujours d’une lenteur extrême, il s’arrête à pratiquement tous les étages. Chaque fois, on hurle vers ceux qui attendent. Ils reculent. Une éternité plus tard, on est dehors. Il est grand. Difficile de le caler sur le siège arrière. Enfin, on l’emmène vers un hôpital, Al-Kindi, Yarmouk ou un de deux où il a du déjà témoigner de la douleur des autres. Dans le hall, une amie me regarde un peu effrayée : j’ai les mains pleines de son sang. Il respirait encore. Pourvu qu’il s’en sorte. Trois autres personnes, au moins, ont été blessées par de gros éclats de verre dans la chambre, deux hommes à la tête et aux bras, une femme au visage. L’obus, tir de char ou RPG, a frappé un pilier juste entre deux chambres. Le balcon regarde la rive, le pont, les violents combats qui s’y déroulent depuis le matin. C’est un tir direct. Pas une erreur de tir. Une saleté de plus. Qui a fait ça ? On fera l’enquête plus tard. Je dois retourner finir d’écrire mon papier.

– Mardi 8 avril, 19H00 :

Il est mort.
Le caméraman Ukrainien, Taras.
Et le journaliste espagnol aussi.
Fatigué.
A demain.

MERCREDI 9 AVRIL

– Orage.

A l’aube. Cette nuit, grondements et éclairs au milieu de la nuit. Encore un raid, de l’artillerie ou je ne sais quoi ? Encore… Non, cette fois je ne me lève pas. Grognement, tête sous mon drap sale. Dormir. Nouvelles explosions, plus proches. Je revois les fusées éclairantes qui ont illuminé un quartier de la ville à côté d’ici. J’espère qu’ils ne vont pas attaquer à une heure du matin ! Il y a des règles à observer, même dans une guerre. Non mais ! On lance les offensives un peu avant l’aube, on s’entretue toute la matinée, on pousse le plus loin possible jusqu’à la mi-journée, voire le début d’après-midi en cas de difficulté majeure, – c’est autorisé-, puis on souffle en fin d’après-midi en consacrant la soirée, voire le début de la nuit aux tirs d’artillerie. Point final. Mais on n’attaque pas à une heure du matin ! Je veux me rendormir. Impossible. Les explosions sont de plus fortes et le ciel épais est éclairé par des lumières inconnues, vives, blanches, intenses. Qu’est-ce que c’est que ce nouveau type d’explosif ? Bon, il faut aller voir. Lampe de poche, gilet pare-éclats, fenêtre, balcon, regard à l’extérieur… Rien. Chaleur étouffante : j’ai du rêver. Soudain, une énorme déflagration dans le ciel, un éclair et la ville qui s’allume d’un bout à l’autre de l’horizon. Je n’arrive pas à y croire, je tends la main paume ouverte… des gouttes d’eau. Il pleut ! C’est un orage, un vrai, sans feu, sans acier mais avec de l’eau, douce, fraîche, bienveillante. Un phénomène inventé pour abreuver l’homme, pas pour l’écrabouiller. Nu sur mon balcon, les deux mains tendues vers le ciel, je ris comme un enfant.

– 11H15. Ils arrivent !.

L’homme est arrivé en courant, très excité : « Protégez-vous ! Rentrez !…..Ils arrivent !» Depuis ce matin, les explosions et les rafales se rapprochent. On les attendait, les voilà. Encore à un kilomètre, au début de la rue Saadoune, parallèle au bord du Tigre. Ils progressent à pied, suivis par les blindés. Vais voir. Vous tiens au courant.

– La cerise sur le gâteau.

Il y a parfois des dépêches d’agence qui donnent envie de vomir. Celle-ci, écrite par un cher confrère américain, raconte l’épopée de l’équipage du bombardier B-1 américain qui a écrasé plusieurs maisons d’un quartier résidentiel d’Al-Mansour visé parce que les services US croyaient que Saddam et ses fils prenaient leur déjeuner à cet endroit précis.
Quand le bombardier en vol a reçu l’objectif de sa mission par l’équipage d’un autre avion radar Awacs, on leur a dit [ chaque citation entre guillemets est extraite de la dépêche ], on leur a dit donc : « C’est le gros morceau» (The big one) ». L’équipage pense évidemment à Saddam Hussein. Le capitaine Chris Watcher, pilote du bombardier est tendu et excité. « L’officier Swan (responsable des systèmes d’armes) sent en lui une poussée d’adrénaline alors qu’il vérifie les données, prépare les bombes qui pèsent près d’une tonne chacune ». Le ciel irakien est couvert ce soir là, ils larguent deux bombes guidées par satellite renforcées de pénétrateurs pour les cibles plus dures. Et deux autres de neuf cents kilos avec un système retard de 25 millisecondes qui permet à l’engin de s’enfoncer de trois à six mètres dans le sol avant d’exploser. « Après cette mission à Bagdad, le bombardier a poursuivi sa journée en visant deux autres sites puis est rentré après dix heures de travail. » Commentaire de l’officier Swan : « Larguer une bombe procure un sentiment de plaisir car vous savez que vous aidez quelqu’un quelque part. » Il ajoute : « Et quand vous rentrez et que vous comprenez quelle était votre cible, surtout une comme celle-ci, c’est la cerise sur le gâteau ». Personne ne sait si Saddam était là et a été touché. Les copains journalistes qui se sont rendus sur place ont noté un cratère de quinze mètres de profondeur et de vingt-cinq mètres de large environ et un pâté de maisons englouti en plein cœur de Bagdad. Le bilan, connu, s’élève à quatorze morts. Des civils. La longue dépêche n’en dit pas un mot. Mais elle conclut par les mots de l’officier Swan, modeste : « Tout le monde aurait pu le faire, tous les membres de mon escadrille ont la capacité de le faire. Il se trouve que c’était nous, les chanceux. »
Chanceux… je ne trouve pas d’autre mot.

– 16h30 (14h30 à Paris) Ils sont là.

Un grand silence dans la rue, au « Carrefour du paradis», devant la Mosquée Royale et l’hôtel Palestine. Une atmosphère irréelle, pas un bruit, poussière en suspens, temps arrêté. Une voiture passe avec un mouchoir blanc à la fenêtre. Un grincement de chenilles… les voilà ! « Troisième bataillon, quatrième Marines». Une colonne de chars Abrams remonte l’avenue et tourne autour du rond-point : un, deux, dix, vingt blindés de soixante-dix tonnes suivis de véhicules Humvee portant une mitrailleuse lourde. Sur un canon, une inscription : « La main droite de Satan». Les soldats ont le teint brûlé et les joues couverts de traces de boue rouge, marque de quinze jours de désert. Les journalistes s’approchent, filment ; certains montent sur les chars. Une femme fend la foule avec une banderole pacifiste, elle insulte les soldats : «Allez voir les hôpitaux, la masse des civils tués. Fils de pute !» Le tankiste fait tourner son canon menaçant au raz de la tête de la femme, elle recule et les insulte plus fort encore. Quelques Irakiens passent en klaxonnant ; d’autres sourient, d’autres se taisent. L’avenue est maintenant encombrée de tanks. Tour du rond-point. Au passage, le conducteur serre le virage pour abattre avec sa tourelle arrière le toit d’un kiosque en ciment réservé aux agents de la circulation. Les hommes s’arrêtent devant l’hôtel. Je retrouve un reporter-photographe ami, il est fatigué, écœuré : «Depuis deux jours, ils tirent sur tout ce qui bouge. Les voitures de civils qui nous croisent, ne comprennent pas les ordres de s’arrêter… Ils ouvrent le feu. Des familles entières. Un carnage. Merde ! » Leur progression correspond à un afflux de blessés constaté dans les hôpitaux du centre-ville. Tout à l’heure, devant un club pris par les Américains, un soldat montait la garde à côté de quatre corps encore fumant : «On avait fait savoir aux Irakiens de ne pas sortir. Pourquoi est-ce qu’ils n’écoutent pas nos instructions ? » Maintenant, une foule entoure les blindés. Un officier fait manœuvrer et les chars prennent position sur le bord du Tigre. Le directeur de l’hôtel Palestine, ce matin encore fonctionnaire du régime, arrive, souriant, pour accueillir les vainqueurs. Hier, cet hôtel a reçu un obus de char Abrams qui a tué deux confrères journalistes et blessé deux autres de Reuters, dont Samia, une jeune femme qu’on a du trépaner. La foule grossit, on se fait photographier face à la mosquée, sous la statue de Saddam, bras droit levé, qui semble montrer son royaume perdu. Quelques coups de feu claquent, anonymes. Dans l’air, il y a un mélange d’allégresse, de rancœur et d’inquiétude mêlée. Ce matin, des reporters se sont fait tabasser et voler par des civils armés dans le quartier d’à-côté. Dans l’avenue Saadoune, les pillages ont déjà commencé. On entre dans les villas, on emporte chaises, tables, objets de valeur et certains vont jusqu’à pousser à la main la voiture volée privée de ses clefs. On pense à Bassorrah, ville du Sud «libérée» , à la violence, aux vols, au pillage généralisé. Et à Bagdad, capitale luxueuse et misérable, à ses inégalités, à ses haines rentrées, sa vengeance contenue et aux deux millions de Chiites pauvres, vindicatifs, rebelles. On se dit que, le temps d’un pouvoir vacant, cette cité est une mine de violence.
Pour l’heure, du haut de son char, un drapeau américain étoilé au bout de son poing tendu, un commandant d’Abrams contemple le Tigre comme un animal dompté.

JEUDI 10 AVRIL

– Une heure du matin. Taras.

Je suis écrasé de fatigue mais je n’arrive pas à dormir. Je repense au caméraman ukrainien tué par l’obus du char américain. Je ne le connaissais pas et j’ai plongé mes mains dans son ventre ouvert. Je ne le connaissais pas et je le respecte infiniment. Je me dis qu’avec un peu de matériel d’urgence, un embout pour le faire respirer, un tonicardiaque en intramusculaire, une couverture de survie pour serrer son ventre déchiqueté et un brancard correct au lieu d’une couverture, alors peut-être… Il est mort trois minutes avant d’arriver à l’hôpital, un bien grand nom pour un service d’urgence débordé. Il s’appelait Taras. Je ne serais pas revenu sur sa mort et celle de l’autre caméraman espagnol de Télécinco si je n’avais pas entendu les déclarations du Pentagone. Un général, puis une porte-parole, madame Clark, je crois, – c’est dans mes notes mais je n’arrive pas à les lire, pas de courant électrique ce soir, j’écris à la lampe de poche en priant pour que ma batterie d’ordinateur tienne le temps nécessaire, – était-ce madame Clark… ? cela n’a pas d’importance, le Pentagone n’est pas une personne, c’est un système. Qu’ont-ils dit, Ah ! oui… D’abord, ils ont expliqué que des coups de feu sont partis du hall de l’hôtel Palestine contre les chars Abrams sur le pont Joumhouria, à moins d’un km de là. Puis ils se sont repris… pas du hall, plutôt du toit du « Palestine». Oui, c’est cela, des snipers : un « vrai danger pour nos Gi’s ». Nous, quand on a vu l’impact, pas très important, sur le balcon, même si les éclats de béton ont ravagé deux chambres, on a douté : obus de char américain ou RPG irakien ? Avant de comprendre que l’obus de l’Abrams avait ricoché de biais sur le pilier extérieur du balcon. Heureusement. Un obus de tank, s’il avait frappé droit dans la façade aurait troué cinq ou six chambres et je vous parlerais ce soir d’une bonne douzaine de journalistes morts. Ensuite, les images tournées par une autre caméra, placée dans le même angle, face au Tigre avec le pont en biais, sont claires comme un réquisitoire filmé. Trois chars sur le pont, leur canon droit devant, en train de pilonner l’autre rive. Le deuxième qui fait pivoter sa tourelle, le canon qui regarde la caméra, vise, prends son temps, la lueur orange et, deux secondes plus tard, – sept à huit cents mètres à la vitesse du son -, le bang sonore enregistré par le micro. Un coup au but délibéré. De sang froid. Avant ce tir, rien, pas une détonation venant de l’hôtel. Accuser les snipers est un argument classique, sauf que tirer au fusil sur des chars de soixante-dix tonnes équipés de blindage réactif qui résiste aux lance-roquettes, équivaut à attaquer un bunker avec une carabine à plomb. D’autant qu’il n’y a aucune détonation signalant un éventuel sniper. Et, croyez-moi, nous, dans cet hôtel bourré de journalistes, sommes particulièrement attentifs concernant ce genre de manifestation : de miliciens qui grimpent dans les étages ou se postent sur le toit. Là, rien. Le Pentagone, madame Clark ou le général a ensuite expliqué que « nous étions prévenus». C’est vrai pour Newsweek et Times, organes américains, qui nous en avaient parlé mais.. sont restés dans l’hôtel. On ne peut pas déguerpir du Palestine à la moindre alarme surtout quand les services irakiens, au rez-de-chaussée, interdisent la moindre sortie sans autorisation. Donc, plusieurs centaines de journalistes étaient coincés là. Les Américains le savaient très bien. En fin de compte, le général nous expliqué que ses hommes avaient le droit de tirer sur n’importe quoi s’ils se sentaient menacés et madame Clark a précisé qu’il y avait… la guerre en Irak. Et que « Bagdad était une ville dangereuse ». Il est vrai que depuis deux mois que nous sommes là, reporters formés entre autres par la guerre Iran-Irak, au Liban, dans le Golfe en 91, en Bosnie, en Algérie et en Afghanistan, aucun d’entre nous ne l’avait encore remarqué. Merci madame Pentagone. Mais nous n’avions pas encore l’habitude de nous faire aligner froidement au canon de char Abrams, dans nos chambres, par les soldats disciplinés d’un grand pays démocratique. Tirs de snipers… Vous verrez que la prochaine fois, le ou les journalistes assassinés, – c’est le mot, non ? – seront accusés de leur avoir jeté des pierres. L’idéal, pour le Pentagone, serait qu’on ne soit pas là, à compter le nombre incroyable de civils que la méthode de progression américaine a envoyé aux urgences d’hôpitaux-mouroirs. Alors, il est vrai que j’ai eu du mal à accueillir avec joie les Abrams ce soir qui ont pris position devant l’hôtel. Cela n’a rien à voir avec l’antiaméricanisme, péché mortel, dont on nous rebat les oreilles. Seulement avec le fait que j’en suis déjà, en vingt ans à plusieurs copains, blessés ou tués par des soldats américains en campagne, hommes de guerre qui tirent avant de réfléchir, font peu de cas de la vie d’un journaliste non-américain, autant dire un Bantou, et croient faire leur devoir en assassinant, en toute impunité. Seulement avec le fait, pardon, que je n’arrive pas à dormir cette nuit, malgré le calme revenu, parce que je revois ce visage d’où la vie s’en allait, son ventre ouvert et mes mains pleines de sang. Ce n’est déjà pas facile mais quand un général ou un porte-parole du Pentagone affiche un tel mépris pour la vie de cet homme que je ne connaissais pas, cela devient insupportable. Il s’appelaitTaras. Madame, retenez ce nom… Taras.

PS : Rassurez-vous madame Pentagone, je n’ai aucune sympathie pour le système que vous venez d’abattre. Vous savez pourquoi ? Je le connais mieux que vous. Tenez, un exemple, un seul : une fois le caméraman déposé à l’arrière d’une voiture vers l’hôpital, je me suis retrouvé dans le hall, un peu sonné, à me persuader qu’il fallait que je reprenne l’écriture de l’article hebdomadaire que mon journal attendait impérativement dans la journée. A ce moment, un responsable de l’information irakien, plutôt débonnaire à l’habitude, un de ceux qui ont filé le lendemain, m’a tapé doucement sur l’épaule en regardant mes mains fraîchement ensanglantées. Quand je me suis retourné, il m’a montré le caissier qui l’accompagnait et perçoit les deux cent vingt-cinq dollars quotidiens des droits d’accréditation exigés par le ministère de l’information.
Et il m’a demandé de passer immédiatement à la caisse.

VENDREDI 11 AVRIL

– Anges gardiens.

Ils ont disparu. Envolés, les responsables de l’information qui nous flanquaient de « guides», petits flics à la solde du régime ! Venir jusqu’à Bagdad, recevoir une accréditation sans laquelle rien n’était possible, faire desceller son téléphone bloqué au centre de presse, sortir, une interview, une visite, une photo… tout était matière à autorisation, problème, discussion et à bakchich. J’ai rarement vu un département d’Etat aussi corrompu. Pour un reportage, il fallait déposer une demande écrite, obtenir ensuite un papier à en-tête du ministère, le remplir, le faire signer, plaider, convaincre la bonne personne, attendre la réponse, faire signer la réponse à l’étage supérieur, la faire avaliser et, peut-être ensuite, réussir à travailler. Epuisant. En cas de protestation, le directeur nous menaçait d’expulsion. Régulièrement, des journalistes étaient effectivement poussés dans une voiture pour la Jordanie. Certains ont même disparu, enlevés à trois heures du matin dans leur chambre par des « inconnus», – des Moukabarat, membres des services secrets -, et se sont retrouvés une semaine dans une cellule anonyme avant d’être relâchés, blêmes et muets jusque bien après la frontière. On nous avait prévenu : le ministère de l’information ne pouvait strictement rien faire dans ces cas-là.

– Flics, indics, délateurs.

Chaque guide, chaque chauffeur, devait leur faire régulièrement son rapport, énonçant les lieux, les gens visités et les propos tenus. Gare aux bavards et imprudents ! Le plus étonnant est que quelques-uns d’entre eux, qui n’hésitaient pas à user de la force contre un caméraman indiscipliné ou à piétiner un uniforme US sur ordre de leurs supérieurs sont restés dans l’hôtel et proposent leurs services comme guide sous les yeux candides des Marines américains. Bien sûr, chaque ambassade à l’étranger épluchait nos papiers et il n’était pas rare de se faire convoquer pour répondre d’un article, d’une phrase, d’un mot. Il y avait un tabou absolu : Saddam. Son nom même était dangereux à prononcer. Du coup, pour éviter les indiscrétions en public, on l’avait surnommé : « Maurice». Il y avait aussi un système de visa limité à dix jours, façon de nous mettre sur le grill en nous obligeant à demander une extension, modulable au gré du directeur, extension elle-même à renouveler. Le pire n’était pas là. Le pire était quand il nous convoquait pour nous donner. une leçon de journalisme, nous expliquant que beaucoup d’entre nous, – parmi lesquels on comptait un gros peloton de reporters confirmés-, étaient des professionnels médiocres, lâches et menteurs. Et qu’il fallait rapporter le réel, non pas… faire la propagande ! Sans compter leurs clins d’œil obscènes et leurs invitations aux consœurs en croyant que leur puissance provisoire pouvait se transformer en arme de séduction. Humiliés, réduits au silence ou au départ, la rage au ventre, harcelés et menacés, certains ont craqué, sont partis mais la plupart d’entre nous ont fait néanmoins des acrobaties pour rester ici. Pourquoi ?
Parce qu’il fallait raconter tout cela, avant, pendant, après. Là est l’essentiel. Tout ce qui est tu est un cadeau aux dictateurs. Parce que rester ici était aussi la seule façon de parler de la population, des irakiens. Le mot peuple ne me satisfait pas : certains faisaient et font encore partie du système, d’autres étaient complices, d’autres encore subissaient, d’autres enfin se battaient en secret ne serait-ce que par leur silence, un mot lâché entre les lèvres ou un regard entendu. Il nous arrivait aussi de trouver notre bonheur à voler une interview, à écrire les choses, – parfois entre les lignes, parfois très clairement-, à braver les interdits, à berner un flic, à se battre contre le système. Oui, bien sûr qu’il fallait être là.

– Aujourd’hui.

Il faudrait plusieurs chapitres pour raconter ce monde là, glauque, brutal, corrompu. Anecdotique ? Peut-être. Dans une dictature, fonctionnaires et tortionnaires sont une constante classique. Je préfère sourire en pensant au départ du caissier. Le brave homme avait déjà eu le bout des dix doigts brûlés dans l’acide, histoire pour les Moukabarat de lui apprendre qu’on ne joue pas avec les comptes du régime. Il est parti à la dernière heure, en courant, avec un sac de sport contenant une infime partie des 225 dollars payés chaque jour par un journaliste écrit, 1000 dollars au moins pour une TV, que ces voleurs nous ponctionnaient comme droits d’accréditation les plus chers du monde. Sans compter les incontournables bakchichs. Avec deux ou trois cents journalistes présents pendant des mois, la somme finale doit se compter en millions de dollars. Peu de choses par rapport à ce qu’ils ont volé pendant des décennies au peuple irakien.

– «Allez-y, c’est gratuit !»

Tournée en ville ce matin dans Karrada. Les rues sont quasi désertes. On voit passer des gens qui poussent des charrettes chargées de frigos et de meubles. Dans Arrassat, la rue commerçante de luxe de Bagdad, des jeunes entassent sur un porte charge, des cartons d’ordinateurs neufs, de TV, de magnétoscopes. D’autres arrivent : « Allez-y, c’est gratuit ! » leur crie un des pillards. Ils ont l’allure des Chiites du quartier populaire de Saddam City, banlieue dangereuse peuplée de deux millions de gueux. Partout, on pille. Du coup, personne ne travaille, chacun reste chez soi pour essayer de protéger son bien. Les pillards n’attaquent pas encore, une kalachnikov à la main. Cela viendra.

– Anarchie.

Un automobiliste me dépasse en faisant de grands signes. Un sunnite, aisé. Il descend, en gandoura trouée et en savates, fou de rage : « C’est cela la sécurité des Américains, leur liberté ?» Sa ferme en banlieue a été cambriolée, dévastée. Il ne peut plus aller sur place à cause d’un check-point de Marines qui coupe la route. « Qui fait la police ?» Personne, bien sûr. « Avant, avec Saddam, la rue n’était pas laissée aux criminels !» Il remonte, démarre en trombe. A ce rythme, les Américains vont perdre la bataille de la société.

– Les pauvres aussi.

Que fait-elle ? Assise à l’entrée d’un terrain vague, cette femme d’une quarantaine d’années qui pleure en serrant contre ses deux gosses de quatre à cinq ans, sales et morveux. Je freine, me renseigne. Elle habite en banlieue dans un quartier pauvre. Là-bas aussi, on pille. Il suffit d’une kalachnikov et de quelques hommes. Elle a fui sa maison, marché vingt kilomètres vers le centre avec sa jambe atrophiés par la poliomyélite. Elle s’est arrêtée, épuisée, ici, devant un dépôt d’ordures. Ses gosses pleurent aussi, de faim. Les pillards attaquent aussi les pauvres ; bientôt, ils tueront et s’entretueront pour une roue de secours, une montre, une chaise bancale.

– Retour de Djamal.

Djamal, mon chauffeur, a disparu trois jours entiers. Il était allé chez lui voir son frère blessé. Je l’ai attendu. Il a fini par revenir, a rendu mon gilet pare-éclats et mon casque à l’interprète. Puis il a dit : « je reviens ». Et il n’est jamais revenu. La peur des bombardements, sans doute, et une certaine gêne à me l’avouer. Je ne lui en veux pas, évidemment. La plupart des chauffeurs ou des interprètes ont filé. Trop dangereux. Tant pis. Reste que je me promène désormais dans Bagdad avec un taxi-épave qui cale dans les émeutes et un chauffeur qui a la sale manie d’accélérer quand je lui demande de ralentir en arrivant sur les barrages de Marines US.

Vendredi 11 avril, minuit :

-Taras et le Capitaine Philip :

J’ai cherché et retrouvé l’unité de tanks Abrams qui a ouvert le feu mardi dernier sur notre hôtel Palestine et tué deux journalistes. Deux morts,Taras, caméraman ukrainien de Reuter, un autre caméraman de Télécinco, plus deux blessés, Samia, touchée à la tête et trépanée, et un photographe, blessé par de gros éclats de verre. Je suis retourné sur le pont Al-Joumhouriya d’où l’Abrams avait ouvert le feu au canon, à huit cents mètres de l’hôtel. Les chars étaient toujours là, massifs, impressionnants, surarmés. J’ai demandé le responsable de l’unité et on m’a conduit vers le Capitaine Philip Wolford, commandant la Company A, 4-64 Armor. Je lui ai dit que je venais pour comprendre pourquoi ses tanks avaient assassiné nos confrères. Il n’a pas esquivé la question et ne m’a pas renvoyé vers la langue de bois d’un Press Officer. Il m’a expliqué que, ce jour là, son unité s’est battu huit heures d’affilée dans la nuit, pour sécuriser le complexe présidentiel au bord du Tigre. Au matin, les chars doivent prendre position à l’intersection et la tenir, juste devant le palais et l’entrée du pont. Quand la colonne d’Abrams pousse un peu plus loin, sur le pont, elle est immédiatement prise sous un feu nourri venant de l’autre rive. L’asphalte est encore couvert de milliers de douilles d’obus 106 mm « high-explosive », de débris de missiles et une roquette irakienne non explosée est restée plantée dans le sol. Ici ou là, un impact, un trou dans la rambarde, un morceau de métal fondu. « On voyait mal, le temps était nuageux, bas, avec de la brume » dit le Capitaine. En face, de l’autre côté, il compte une vingtaine d’équipes de trois ou quatre hommes, RPG (lance-roquettes) sur l’épaule qui tirent constamment, essayent de descendre sur la rive ou montent dans des bateaux pour atteindre le dessous du pont. Il dit que c’est la résistance la plus importante qu’il ait rencontrée à Bagdad. En face, il y a des Volontaires Arabes Etrangers et l’unité des « Fedayins de Saddam » tout de noir vêtus. Le plus inquiétant pour le Capitaine est un type de missile russe anti-tanks 14, « Kornet ». Ce jour là, il y en a un sur le pont, deux autres à gauche sur le pont Al-Sinnaq et un troisième à l’extrême droite, après les immeubles du Palestine et du Sheraton : « Face à nous, sur 180°, on voyait crépiter des flashs rouges et blancs.» Il montre un canon de char écorché, une lunette brisée et des traces noircies sur les coques : « Chacun de mes Abrams a reçu au moins un impact. Deux de mes hommes ont été blessés.» Après deux heures de combat, le Capitaine retire ses chars et demande un tir d’artillerie qui explose la première ligne d’immeubles sur l’autre rive. Moi, Je me souviens de cette tourelle qui pivote vers nous, ce tir posé et le balcon du 15ème étage qui éclate. Le capitaine Philip W. dit que ses hommes avaient repéré des départs de missile et de RPG, à droite de l’hôtel, sans savoir s’ils partaient de la berge ou d’une hauteur. Quand les obus montent vers le pont, on ne sait pas d’où ils viennent. A ce moment, un homme repère des « éléments hostiles » sur des balcons d’un immeuble. Ce ne sont que des journalistes, caméra sur l’épaule. « Quand nous sommes l’objet de tirs hostiles, la règle est de retourner le feu et de détruire les cibles l’une après l’autre. Mes hommes ont été formés pour cela. » Le Capitaine est juste derrière le char et le tankiste ouvre le feu, comme il l’a fait des dizaines de fois ce matin là. Au 15ème étage, deux cameramen s’effondrent ; l’un, le ventre ouvert, l’autre, la cuisse déchiquetée près de la hanche. Vingt minutes plus tard, le Capitaine Philip W. apprend par radio la nature exacte du « commando ennemi » sur le balcon du Palestine. Je lui ai décrit la mort de Taras et du caméraman espagnol, son ventre ouvert, blanc, comme un animal éviscéré par un boucher, son sang sur mes mains et sa mort, trois minutes avant d’arriver à l’hôpital. Quand j’ai tapoté l’acier du blindé responsable de la mort de mes collègues en lui demandant quel était son sentiment, le Capitaine Philip W. m’a invité à s’asseoir sur un bloc de béton noirci par le feu. Ce n’était plus le professionnel qui parlait. Il a dit : « Je me sens mal après cette histoire. Mes hommes se sentent mal. » Quand je lui ai demandé s’il savait, avant d’ouvrir le feu, qui occupait cet hôtel, signalé cent fois par des diffusions télé et radio, des dépêches d’agence et dont la description, la localisation et les coordonnées GPS avaient été transmises aux ambassades, à l’armée US et au Pentagone, il m’a avoué… qu’il ne le savait pas ! J’ai insisté : ainsi, personne, ni le Pentagone, ni l’armée, ni le haut commandement ne lui avaient parlé de cet hôtel bourré de journalistes au bord du Tigre, avec éventuellement une recommandation de ne pas l’exploser au canon de char ? : « Non, personne. Pas d’instructions. Désolé.» On a parlé encore longtemps, de la bataille, de la guerre, de ses justifications, du fond de la position française et de l’avenir de ce pays. Puis je suis parti, en pensant à ceux d’en haut, – à l’état-major, au haut commandement, à Washington -, qui détenaient l’information sur notre hôtel si visible au bord du Tigre et qui s’étaient refusé à la transmettre à un Capitaine pris dans une longue et difficile bataille. En me disant que l’assassin de mes collègues n’était pas forcément celui, à l’intérieur du tank, qui a donné l’ordre d’ouvrir le feu.

Samedi 12 avril , 16 heures :

– Chaos :

A la porte de l’hôpital Al-Kindi, des barbus affublés de blouses en papier bleu de chirurgien brandissent des kalachnikovs. Ce sont des Chiites de Najaf envoyés ici par les mollahs, pleins de bonnes intentions, puisqu’il s’agit de monter la garde contre les pillards… qui ont déjà dévasté tout l’hôpital. Plus un blessé, plus un médecin, mais des hommes enturbannés qui expliquent tous à la fois que l’Imam Assistani avait autorisé seulement les pillages contre les biens de Saddam. A condition de demander d’abord l’autorisation à un religieux. Devant l’ampleur des pillages, l’imam a demandé qu’on dépose les biens volés dans les mosquées en attendant de les restituer. Et ce camion plein de médicaments qui quitte l’hôpital ? On nous assure qu’il part vers un établissement encore ouvert. A moins qu’il ne parte vers les hôpitaux chiites de Najaf.

– Un trou dans la tête :

A l’intérieur de l’hôpital neurologique de Bagdad, c’est l’horreur. On patauge dans le sang, de grosses flaques que personne n’a le temps de nettoyer. Un seul médecin est là nuit et jour depuis trois semaines. Il fait ce qu’il peut, – c’est à dire pas grand-chose sans médicaments -, avec des gestes devenus mécaniques. Là, il bande la tête d’un homme qui râle, inconscient : une balle dans la tête, tirée par des pillards, pour une montre ou une voiture. A côté, un grand corps recouvert d’un drap blanc : une balle dans la tête, tirée par des Marines à un check-point, parce que le défunt ne s’est pas arrêté assez vite. Dans la salle de réanimation, des hommes, des gosses, des femmes. Mêmes causes, mêmes effets : pillards assassins irakiens et Marines US obéissant aux ordres. Ensemble, ils ont rempli l’hôpital de morts en sursis.

– Des rats dans le musée :

Je reviens du Musée archéologique du centre de Bagdad. On craignait qu’il reçoive des obus, c’est fait. On redoutait les pillages, c’est fait également. Sur le fronton, bien au centre, un trou d’obus de char. A l’intérieur, on marche pendant des centaines de mètres sur les débris de statuettes, de poteries, d’amphores, de sculptures. On marche sur des trésors archéologiques détruits à tout jamais. Les pillards ont pillé, volé, emporté tout ce qu’ils pouvaient. Puis ils ont brisé et détruit tout ce qui leur résistait, trop lourd ou trop volumineux. Le reste ? Il a été jeté au sol et piétiné dans une danse macabre. « Cela fait aussi mal à voir que les blessés dans les hôpitaux » a dit quelqu’un. Ici, une jolie tête en pierre, oubliée, jetée sur le sol ; là, une statue cassée en deux ; un peu plus loin, une vitrine contenant un squelette très ancien qui était entouré de sa vaisselle mortuaire et d’amulettes. Dans le sable, on voit encore la trace des ongles qui ont raclé la couche de la dépouille. Des rats, ce sont des rats, avides, ignorants, haineux. Ils ne sont pas très loin. Témoin cet homme très excité, armé d’une kalachnikov, qui se prétend « gardien » et nous met en joue. On sort. Dehors, rencontre avec une femme, ingénieur au Musée, dont l’appartement a été pillé et mis à sac. Début d’entretien avorté. Un homme surgit, un gros calibre à la main, nous met son canon sur la poitrine et hurle de partir immédiatement. Impossible de dire un mot, il est sur le point de tirer. Il crie : « je suis un Fedayin de Saddam ! » En plein centre ville, dans les ruelles, ils sont encore là. Mélangés aux pillards. A deux pas des marines américains. Sur le pont Al-Joumhouria, passe une cohorte de pillards, chiites venus de Saddam City, qui déménage la rive Ouest. Le butin est chargé sur des camions, des charrettes à âne, des monte-charge, le capot d’une voiture, des vélos, voire portés sur le dos. Au milieu des restes de voitures calcinés et des ruines des bombardements. Le chaos.

– DIMANCHE 13 AVRIL

– Enrico, Laurent et les Marines :

Enrico Dagnino raconte avoir rencontré les Marines sur l’aéroport de Bassorah, combattants épuisés par une nuit de combats. Enrico est reporter-photographe, comme son ami Laurent Van Der Stockt, et il fait partie du petit groupe de journalistes qui a suivi heure par heure l’offensive du corps des « 3/4 Marines ». Ce sont tous des journalistes expérimentés et fiables. Grâce à eux, je peux reconstituer la progression des Marines, les faits, les lieux, la méthode. Dans un coin du salon du Palestine, autour d’une table encombrée de café noir, de paquets de cigarettes, d’une carte, d’un agenda et de carnets de notes, j’écoute son récit et nous reconstituons l’histoire, jour par jour, heure par heure. Au début, très vite, ils comprennent que les Américains négligent les villes pour foncer dans le désert. Parfois, ils sondent une agglomération, attirent le feu de l’ennemi pour mieux le détruire. Le quatre avril, les Marines sont déjà au centre de l’Irak et passent le pont de Diwaniyah, couvert de cadavres mangés par les chiens. Plus au nord, quelques milliers de «réfugiés» jeunes, cheveux trop courts et en tee-shirt lèvent les mains : des soldats qui ont abandonné leurs uniformes. La nuit, un tir massif d’artillerie a cloué les hommes dans leurs tranchées. Le reste est taillé en pièces : « Qu’ils se rendent, nom de Dieu» s’énerve un Marine, « Moi, j’en ai marre de les tuer, ces p… de soldats irakiens !»

– L’obsession des kamikazes :

On avance de plus en plus vite et l’atmosphère a brutalement changé depuis qu’une attaque-suicide a détruit un tank. Désormais, officiers et soldats vivront dans l’obsession des bombes humaines et des voitures piégées. Le cinq avril, Enrico découvre la banlieue éloignée de l’Est de Bagdad, un immense quartier de garages, de rideaux de fer et d’ateliers de mécanique. Il fait plus de quarante degrés. Le six avril au soir, après des semaines de sable, les Marines écarquillent les yeux devant les allées d’une Académie militaire, plantée d’arbres et de massifs de fleurs. « Dès que nous sommes partis, les Irakiens ont commencé à piller. Dans la minute ! » dit Enrico, « Le pillage a suivi pas à pas la progression de notre unité. » On avance en croisant quelques cadavres sur le sol, dans une voiture carbonisée ou un officier à demi nu, agenouillé et interrogé, son short souillé par la peur. Trois civils sont relâchés, un Egyptien et un Soudanais capturés sont emmenés vers l’arrière.

– Machine de guerre :

Des premières maisons partent des coups de RPG et des tirs de snipers. Un millier de Marines poussent, tous ensemble, sur un kilomètre et sécurise l’avenue principale et les rues environnantes. Soudain, loin devant, un énorme champignon de fumée noire sur un pont encore invisible : le « Bagdad Highway Bridge », large de cinquante mètres, qui enjambe un canal et va devenir l’objet de quarante-huit heures de combats. Les snipers ont reçu l’ordre d’abattre tout ce qui avance sur eux, même les ambulances, depuis qu’on a découvert qu’une d’entre elles transportait des combattants en armes. « Ici, j’ai vu une bonne quinzaine de civils se faire abattre par les Marines» dit Enrico, choqué. Il découvre les alentours du pont : à gauche, quelques maisons avec toits en terrasse et une sorte d’école aux fenêtres fortifiées par des sacs de sable ; au milieu, la berge et deux ponts côte à côte, l’un pour les véhicules, détruit et l’autre pour les piétons, endommagé ; à droite, une mosquée, un bâtiment officiel et un grand terrain vague. Un tank s’avance, ouvre le feu et les Marines s’enterrent sur la berge… « Ils arrivent à creuser un trou individuel en moins de deux minutes, à une vitesse effarante » dit Enrico, « individuellement, ils n’ont rien d’exceptionnel ; en groupe, obéissants, disciplinés, programmés, ils forment une extraordinaire machine de guerre. »

– Plus vous êtes cruels… :

Juste avant la nuit arrive une Land-Rover, par la droite, sur le chemin de digue. La fusillade lui fait faire plusieurs tonneaux en contrebas vers le canal. Du véhicule, les roues en l’air, sortent deux femmes en noir et un gosse d’une dizaine d’années qui courent se réfugier dans une petite maison à cinquante mètres de là. « Stop the fire ! » Crie un sniper avec des jumelles. Au même moment, un obus de tank pulvérise la petite maison et ses occupants. En face, sur le pont, un camion avance en sautant sur l’asphalte à moitié détruit. Les Marines ouvrent le feu, le camion est stoppé net ; Une voiture blanche suit : « Light up ! » crie un officier. Une rafale, la voiture brûle. A la nuit, le Colonel McCoy briefe ses hommes : « Ce pont est vital. Un autre pont au Nord a été détruit. Il nous faut celui ci pour faire passer nos troupes. » L’endroit deviendra désormais une Killing Zone, ( zone de mort). Les Marines sont sous pression : les attaques-suicides, la menace des gaz, les soldats habillés en civils, les combattants dans les ambulances et la phrase d’un officier : « Plus vous êtes cruels, plus vite vous serez de retour chez vous !»

– Civils abattus :

Le sept avril à l’aube, Enrico gare sa voiture près de la mosquée en retrait et se poste près d’un marché en flammes. Des obus pleuvent, ce sont bien des 155mm irakiens, un APC (transport de troupes blindé) est touché de plein fouet : deux marines sont tués, quatre autres sont blessés. Offensive : on déclenche un feu nourri contre la berge opposée ; les Marines traversent le pont en courant, enjambent un cadavre de civil irakien abattu la nuit par les snipers. Le génie jette des plaques de métal sur les trous du pont. Enrico retrouve le camion touché la veille avec son conducteur, un vieil homme tué au volant. La voiture blanche est complètement carbonisée. De l’autre côté, une palmeraie et des paquets de maisons brûlent. A trois cents mètres de là, une passerelle enjambe l’autoroute, un portrait de Saddam Hussein est flanqué de bunkers, les snipers se postent sur les toits des maisons de chaque coté de l’avenue. Une première voiture, prise immédiatement sous le feu, explose. Un mini-van passe la limite de passerelle. Tir de sommation. Mais comment, pour un conducteur civil terrorisé, comprendre un tir de sommation, dans le vacarme environnant, fait par des Marines enterrés dans leurs trous ? Le véhicule est criblé de balles. Un troisième véhicule, un pick-up, apparemment civil avance, suspect.
Tir de sommation. Il ne ralentit pas. Fusillade. Dans le pick-up, on découvrira deux hommes morts, en keffieh de combattant, l’un d’eux avec une kalachnikov à ses pieds, l’autre avec un pistolet à la ceinture. Cette fois, la résistance armée a beaucoup faibli mais les consignes n’ont pas changé.

– La canne et le vieillard :

Un homme arrive, à pied, sur le trottoir : « Il avait soixante, soixante-dix ans et marchait une canne à la main» se rappelle Enrico. Tir de sommation. Le vieillard effrayé recule, se met une minute à l’abri d’une maison puis reprend sa marche. Il est abattu. Juste avant qu’une autre voiture, qui n’a pas ralenti assez vite, soit détruite. Plus tard, c’est une voiture marron qui est mitraillée ; quatre hommes en sortent, l’un d’eux blessé en boitant, courent vers une maison. On trouvera le blessé mort d’une hémorragie pendant la nuit. C’était un employé du restaurant de l’hôtel Rachid que des amis courageux étaient venus chercher, pour l’emmener à la campagne et le mettre à l’abri des bombardements de la capitale. « Les marines ont fait beaucoup d’erreurs…» dit Enrico. Témoin ce père, dans la rue, qui crie que ses enfants sont touchés. Laurent et Enrico se précipitent. Un homme paniqué tient sa fille de six ans blessée au bras. L’autre gamin, un garçon de dix ans, est blessé au ventre : « Pourquoi eux ? » demande le père. Il fait signe qu’il marchait en les tenant par la main. « Pourquoi pas moi ? Pourquoi mes enfants ! » Un hélicoptère américain emporte le garçon. C’est une constante dans cette guerre : on tire puis on soigne les survivants. Enrico et Laurent emportent la fille dans une voiture vers l’arrière. Tout autour, les maisons flambent, les balles fusent, le ciel est noir de fumée : « J’étais transformé en statue de sel avec cette gosse dans les bras. Elle devenait de plus en plus pale. » Au volant, Laurent répète : «Vite ! Vite ! Elle va pas s’en sortir. Putain ! Va pas s’en sortir ! » On dépose la gosse à l’hôpital. Elle s’en sortira.

– Les chiens :

Retour sur le front. Enrico se réfugie sur une terrasse, boit de l’eau, grignote un peu beurre de cacahuètes et ne sait plus quelle heure il est, tant la lumière ce jour là est uniformément grise. A côté de lui, un noir américain éclate en propos incohérents : « Il parlait tout seul de vidéo-game, de ses copains morts et des Irakiens massacrés, disait qu’il n’était pas venu ici pour tuer des civils. Et qu’il ne pourrait jamais, jamais raconter tout ça à sa mère.» Heureusement, il y a Doug, un Marine formé à l’école des snipers. Ce jour-là, il a sauvé les occupants de quatre véhicules. Le premier tir de sommation fait sauter l’asphalte sous le nez du conducteur. Le deuxième touche le moteur. Le dernier crève un pneu. Tous les conducteurs ont fini par comprendre et faire demi-tour ! Ecœuré par ce qu’il a vu, Doug a avoué qu’il allait abandonner l’armée et reprendre des études d’informatique dès son retour au pays. Enrico, Laurent et les autres ont arrêté d’envoyer des photos de cadavres à des rédactions saturées de mort. Ils ont progressé en ignorant des débris de véhicules remplis de morceaux de corps, brûlés, dévorés par les chiens.

– Mac Coy :

Assis à une table du café de l’hôtel Palestine, l’homme qui commande le 3/4 Marines, le Colonel Bryan P. MacCoy balaie la critique du revers de la main : « Non, nous n’avons pas abusé de la force ». Enrico et Laurent m’avaient parlé de ce soldat au physique d’acteur de cinéma, d’un calme à toute épreuve et obsédé par la sécurité de ses hommes. D’abord, il s’était montré méfiant avec cette bande de rebelles, photographes indépendants qui couraient le désert sans avoir été affectés et pris en charge, donc contrôlés, par une unité américaine. Ils ne faisaient pas partie des journalistes « Embedded », que je traduis, – à tort -, par « Au lit avec ». Le Colonel avait tenu les photographes à l’écart quelques jours, le temps de les jauger. Puis il les avait adoptés, nourris et protégés. Grâce à McCoy, Enrico et les autres ont pu suivre les combats en première ligne. Un type bien, sur ce point. Mais inflexible sur le reste. Les civils abattus ? « Pas de notre responsabilité… Demandez plutôt à Saddam qui a choisi de mêler ses soldats à la population. » Il évoque longuement l’histoire des ambulances, des attentats-suicides et de combattants en civil. L’ennemi était donc si redoutable ? Il secoue la tête : « Non… il y avait une armée et une milice démotivée. Et des Fedayins de Saddam très déterminés, eux, avec une bonne tactique mais une très mauvaise exécution . Peu puissants, pas adroits, faibles. » Quand je lui dis que sa méthode ressemble à celle d’une armée qui veut aller vite, trop vite, il me regarde, sans ciller, droit dans les yeux, – c’est vrai qu’il a une belle gueule d’acteur ! – puis il répond tranquillement qu’il a l’habitude de ne pas laisser souffler l’adversaire et reconnaît avoir reçu des consignes du QG pour accélérer la progression.

LUNDI 14 AVRIL

– Hôtel Mansour.

Je me suis fait braquer trois fois en trois jours. Cela devient lassant. Je voulais revoir mon hôtel Mansour, un truc en béton russifiant, glauque et sans grand confort. N’empêche, j’y ai passé trop de temps pour le laisser tomber après l’orage. Il est superbement bien placé au bord du Tigre, autrefois entouré du ministère de l’Info, du siège de la TV, du ministère du Plan et d’une batterie de DCA, le tout réduit depuis à l’état de ruines, dévasté, fouillé, dépouillé, carbonisé par les incendies allumés par les pillards. J’ai passé de longues heures au balcon à regarder le fleuve et la ville éclairée par les raids en pleine nuit. Les flics en civil qui campaient dans tous les établissements avec étrangers m’ont un peu énervé quand ils sont venus, en mon absence, découper discrètement le cadenas qui fermait mon sac pour fouiller mes affaires. Et j’ai du quitter le Mansour quand les raids ont défoncé la porte de ma chambre et fait tomber les rideaux et le récepteur de télé. Je voulais voir ce qu’il en restait. En m’approchant, dans une zone contrôlée par les Américains, j’ai vu un incendie qui ravageait le siège des studios de télé en face. La guérite d’entrée était démolie. Pas de gardien. Seulement des éclats de verre et des ordures sur le parking. J’ai fait arrêter la voiture à trente mètres du hall d’entrée. La façade a été touchée par plusieurs obus, les murs, les fenêtres et les balcons sont crevés, noircis. Pas un membre du personnel sur place. Seulement des pillards qui amassaient leurs prises. « Hé ! Mister ! …. Come, come !» Les types souriaient, m’invitant à m’approcher, amicaux avec mon chauffeur, faisant signe que toute cette destruction était terrible et qu’il voulait m’en parler. Coup d’œil à mon chauffeur qui me répond d’un signe de tête : il ne les connaît pas. Au Musée, déjà, on a échappé à un homme armé d’un gros calibre. Je recule en souriant, gardant une distance de sécurité, le chauffeur met le moteur en marche, les pillards se groupent s’approchent, l’œil rivé sur mon sac, l’un d’entre eux court se saisir d’une arme. Plus personne ne sourit. Je saute dans la voiture, ils courent, trop tard, on est dehors, ils enragent. A vrai dire, je ne risquais par grand-chose, c’est arrivé à d’autres. Quelques coups de poings et de crosse, un sac volé, – impossible de le laisser à l’hôtel, peu fiable-, peut-être la voiture aussi, mon argent, mes papiers, mon passeport, mon carnet de notes… un paquet d’ennuis et de temps perdu en perspective. Rien de plus. Sauf si on leur résiste. Et il est vrai que la colère me prend à l’idée de me faire dépouiller par ces rats des villes. Je crois que je préfère encore affronter les raids et les combats.

– Le «Cirque».

Là aussi, c’est un classique du genre. On l’appelle le «Cirque», plusieurs centaines de journalistes, dont beaucoup d’Américains, qui arrivent après la bataille, frais et roses, leurs valises bourrées de dollars et de nourriture, d’eau, de café, d’électronique flambant neuf. A Bagdad, un millier d’entre eux ont débarqué, envahissant les hôtels, faisant tripler le prix d’un interprète, décuplant le prix d’un simple café ou d’un paquet de Malboro, s’arrachant le moindre service à coups de liasses de billets. Le parking est complet et des voitures émettrices de télé envahissent les rues sur cent mètres à la ronde, servies par des journalistes qui, face à la caméra, ne quittent pas leur gilet pare-balles dans un environnement déjà totalement sécurisé par une armée de Marines. On avance dans le hall bondé de l’hôtel comme au milieu du Midem de Cannes, heureux parfois de retrouver un visage ancien, parmi ceux avec qui on a vécu avant l’arrivée du « Cirque». C’est ainsi. Et c’est normal. Chaque télé, radio, journal veut un envoyé spécial à Bagdad. Ils ne font que leur travail. L’amusant est qu’ils embauchent parfois à prix d’or d’anciens flics des services du ministère de l’info parmi ceux qui nous ont dénoncé, surveillé et harcelé pendant des mois. Et que chaque incident devient une véritable affaire ! Hier soir, un gardien de parking a marché sur une balle qui a détoné. Les Marines d’en bas, obsédés par la possibilité d’une attaque-suicide, ont ouvert le feu à la mitrailleuse dans l’obscurité, lancé des fusées éclairantes et failli buter les deux gardiens d’un club de loisirs d’à côté. Il est vrai que l’un d’eux s’est approché des Marines, en pleine lumière, sa kalachnikov à la main, pour leur expliquer qu’il n’y avait pas de quoi s’alarmer. J’ai cru, pendant une minute, qu’ils allaient le transformer en chaleur et poussière. On les a retrouvés devant l’hôtel, le visage en sang. Chanceux. Ce matin, un reporter tout frais m’a expliqué qu’il avait réussi à filmer « les combats de cette nuit.» Au fait, si vous entendez parler d’une terrible «Bataille à l’hôtel Palestine». surtout, ne vous inquiétez pas.

– Défilé.

Ils arrivent les uns après les autres. Les chefs de la police de l’ancien régime, – en uniforme vert olive du parti Baas- , pour offrir leurs services et leurs hommes aux Américains, histoire de remettre un peu d’ordre dans le chaos de la ville. Les anciens hauts fonctionnaires de la ville, – en costume chic-, qui viennent faire allégeance et proposer leurs compétences pour faire redémarrer une cité paralysée. Et les dignitaires religieux, – imams enturbannés façon Qom l’Iranienne-, qui remercient les Américains et viennent leur rappeler qu’il faut désormais compter avec la communauté chiite de Bagdad. Chaque visiteur est accueilli à l’hôtel par une escorte de Marines et une volée de regards noirs, de lèvres et de poings serrés et de colère contenue. Ceux des citoyens qui détestent les flics de Saddam, ceux des opposants qui reconnaissent les cadres du régime et ceux des sunnites qui voient les chiites reprendre du pouvoir. Le plus réjouissant sont les « FIF », ( Freedom Iraki Fighter) un peloton de « Combattants Irakiens de la Liberté » venus de l’étranger dans les valises des militaires américains et déguisés en Marines, sexagénaires cacochymes écrasés par le poids de leur casque et de leur gilet de combat. Ceux là font la guerre autour d’un thé et jouent les intermédiaires politiques avec des Bagdadis à la recherche d’une faveur, d’un emploi ou d’un laissez-passer… L’après-Saddam tient déjà ses promesses. Un peu comme l’ex-Yougoslavie après la mort de Tito. Pendant ce temps-là, devant les barbelés qui entourent le QG des Marines, la foule se masse et entonne des slogans en levant le poing. Au début, c’était « Nous voulons la Paix». Puis les cris sont devenus plus mobilisateurs : « Avec notre sang, avec notre âme, nous nous sacrifierons pour toi Sadd… heu ! non… pour toi, l’Irak !» Et maintenant, on est passé au plus classique : « Allah Akbar ! » (Dieu est grand). Le final et très attendu « US go home ! » ne devrait plus tarder.

MARDI 15 AVRIL

– Vinaigre.

On attendait les premières manifestations anti-américaines… C’est fait. Ce matin, en écrivant, j’ai entendu les slogans classiques se transformer en un autre encore inédit : « No ! No ! America ! » Le traditionnel « A bas l’Amérique ! » est au bord des lèvres, à Bagdad. A Mossoul, on a brûlé les étapes. Les Américains ont présenté un gouverneur choisi par leurs soins. Il a parlé à la foule, demandé qu’on aide les soldats, promis l’eau, l’électricité et la démocratie. Discours accueilli par des huées d’abord, des cris «Dieu est grand et Mohammed est son prophète ! » puis les premières pierres ont volé. Des coups de feu aussi, disent les Américains qui ont tiré dans la foule. Bilan hospitalier : au moins dix morts et cent blessés. Cette histoire irakienne va tourner vinaigre, d’abord pour les « occupants » Américains ensuite pour tous les occidentaux. Déjà, des jeunes ont proclamé : « Nous sommes la nouvelle Palestine.» Pas l’hôtel. Le volcan.

– Boules de feu.

Contre quoi est-ce qu’ils tirent ? Ce matin, un tank s’est avancé sur l’avenue au bord du fleuve Tigre et il a ouvert par deux fois le feu au canon sur un immeuble. Ce soir, à droite de ma mosquée favorite, à quatre ou cinq kilomètres au sud, sud-est, trois grosses boules de feu et autant d’explosions. Je croyais que le bon temps des bombardements était fini. Apparemment, non. D’ici que le muezzin se remette à chanter la nuit…

– Cafard.

J’ai eu mon éditrice au téléphone et pour lui demander des nouvelles de « La Nuit Algérienne », mon livre qui vient d’être republié. Elle m’a dit que tout était en crise et qu’il n’y avait personne dans les librairies. Il n’y a pourtant pas la guerre en France, non ? Je sais qu’elle abîme tout. Mais j’ai du mal à imaginer les librairies de Paris, vides, désertes. Quelle tristesse.

– Méthode Américaine.

«Taras Protsyuk, un cameraman ukrainien… », je suis en train d’écrire ces mots, il est cinq heures trente du matin, heure de Paris, quand la porte de ma chambre, forcée, s’ouvre. Des hommes en armes font irruption. Ils ont des casques, des lampes frontales, des cagoules et des fusils à l’épaule : « Down! On the ground! Now! » (« A terre ! Sur le sol. Maintenant !») Ils me tiennent en joue. Des Américains. Surtout ne pas discuter. Au moindre signe de nervosité, d’irritation ou de résistance, ils ouvriraient le feu. Je l’ai déjà vu, je le sais. Je m’allonge à plat ventre, les bras bien écartés sur la moquette sale de ma chambre et leur décline en anglais mon nom, nationalité, profession, nom de mon hebdomadaire. Cela ne suffit pas « Stay on the ground ! Don’t move. » (Restez au sol, ne bougez pas.) Je ne bouge pas. Ils me demandent une identification, m’autorisent -, « lentement, très lentement» , à ouvrir mon sac et à montrer ma carte de presse. Vérification faite, ils demandent si j’ai vu « des hommes en armes dans l’hôtel ?» A part eux ? Non, personne. Ils expliquent rapidement qu’ils ont des informations sur « une possible attaque à la bombe ». S’en vont. Puis un autre Marine, membre de la même unité, de ceux qui n’auraient pas hésité à lâcher une rafale, vient très poliment contrôler à nouveau mon identité, fouiller ma chambre et s’excuser du dérangement. Méthode américaine. Je reprends l’écriture de mon papier. En laissant la porte de ma chambre ouverte. Au cas ou..

JEUDI 17 AVRIL

– Transhumance.

Le « Méridien Palestine », – qui ne mérite aucun de ses deux noms -, était déjà un hôtel vieilli et médiocre avant la bagarre ; il était devenu dégoûtant pendant la guerre ; il est aujourd’hui carrément infect. Pas tellement parce qu’il y a peu d’eau, un ascenseur erratique, pas d’électricité, pas de laverie, pas de ménage, pas de draps propres, pas de service d’étage, une baignoire sale avec un seau pour la toilette du matin, un restaurant fournisseur attitré d’un service d’urgences de gastro-entérologie, des employés qui tendent la main avant de savoir ce dont vous avez besoin, un réceptionniste immobile, débordé et corrompu, une moquette sale, des murs lépreux, des toilettes bouchées, des couloirs encombrés d’ordures, des cendriers pleins, des gosses mendiants jetés par des portiers au grand cœur, un petit-déjeuner, – olives, un triangle de vache qui rit, un carré de beurre, du pain- qui coûte l’équivalent d’un repas en ville, un caissier, ancien cadre du système, qui vous voyant grimacer, vous précise que vous pouvez f.. le camp si cela ne vous plait pas ! Tout cela, passe encore. Le lecteur aura compris que Bagdad n’est pas un camp de vacances. Le rédacteur, lui, l’avait déjà perçu.

– Atmosphère.

Reste le plus embêtant. La composition de la foule qui occupe en permanence le hall du Palestine. Les anciens flics en civil, reconvertis en guides pour chaînes de TV, les cadres du Parti qui reviennent, l’air toujours aussi sûr d’eux-mêmes, les ex-profiteurs de guerre devenus les nouveaux profiteurs d’après-guerre, les nouveaux reporters équipés d’un gilet pare-balles sans quitter le hall de l’hôtel, les gosses sales aux pieds nus qui ciraient chaussures avant et qui les cirent toujours, et les dizaines de Marines, casqués, bottés, torses blindés, armés de Shot Gun, de fusil à lunettes, de fusil-mitrailleur, de colts, de grenades, qui occupent une grande partie de l’espace vital. Ceux-là craignent une attaque-suicide, une voiture piégée, un kamikaze. Ils ont parfaitement raison. Ce n’est qu’une question de temps. Du coup, ils ont transformé le Palestine en Fort Knox. Avec snipers sur les toits, chars Abrams à chaque entrée, rouleaux de barbelés en travers de chaque rue adjacente, blocs de béton, fouille au corps et sentinelle qui met son M-16 en joue au moindre signe d’indiscipline ou de nervosité du quidam qui s’approche. Reste qu’il faut environ dix minutes pour pouvoir quitter l’hôtel, vingt minutes pour y pénétrer et une bonne heure si vous voulez y accéder en voiture. Fuyons !

– Paradis.

Il m’a fallu à peine six heures pour réussir à faire mes valises, les faire descendre jusqu’au rez-de-chaussée, obtenir ma note d’hôtel, faire rectifier les nombreuses erreurs, faire passer à pied mes bagages aux barrages, les charger dans un taxi et gagner un petit hôtel dans le quartier Karrada. En partant, je regrettais la vue superbe sur le fleuve Tigre, le point d’observation exceptionnel du balcon sur les combats et les bombardements, le souvenir de ce que nous avons vécu ici, le lever du soleil dans la brume et ces nuits où Bagdad scintille, métallique et blanche sous la pleine lune. Toutes mes hésitations se sont envolées en arrivant dans mon nouvel hôtel. Vous ne me croirez pas : il n’y a qu’un seul gardien avec une Kalachnikov, les gens sont gentils et… il y a de l’eau chaude ! Bienvenue au paradis.

– Accrochage.

Echange un peu vif, l’autre soir, avec ma rédaction. A l’autre bout du fil, mon interlocuteur, un éditeur et ami de longue date, insistait pour que mon reportage rende compte de la semaine à Bagdad, des pillages, de l’absence de la police, de la montée en puissance des Chiites et des différents points de tension, voire du pourrissement de la situation. Tout cela est parfaitement exact. Pourtant, j’ai choisi de ne pas en dire un mot. Parce que je voulais traiter deux thèmes : l’ « abus de force », – c’est le terme consacré -, des soldats américains qui ont abattu des centaines de civils, jeunes, adultes, hommes, femmes, enfants, en voiture ou à pied, considérés à priori comme hostiles ; et l’enquête sur l’obus qui a touché l’hôtel Palestine, blessé trois de nos collègues et tué deux autres. Pas des journalistes connus, pas des vedettes de la TV, pas des reporters-photographes qui font la Une des grands magazines ! Non. Deux obscurs cameramen, l’unTaras, de l’Agence Reuters, un Ukrainien vivant à Varsovie ; l’autre, José, de Télécinco, une chaîne espagnole. Des cameramen d’expérience habitués à filmer la guerre, les combats, les victimes et à ne jamais signer toutes ces images que vous voyez le soir à vingt heures. De ceux dont on ne connaît pas le nom, – Taras Protziuk, José Couso-, qu’on peut abattre sans éveiller autre chose qu’une indignation de principe, ou de très brèves excuses du porte-parole du Pentagone. Etait-ce l’actualité ? Je ne sais pas. Et, à vrai dire, je m’en fous. Je sais seulement qu’il fallait faire ce papier, tout de suite. Et que personne n’aurait pu m’en dissuader. Ecrire un reportage, c’est bien peu de choses, un bout de papier qui vit une semaine et n’est plus bon ensuite qu’à caler une table bancale, emballer la viande du chat ou encombrer la salle d’attente du dentiste. Le reste est prétention. N’empêche. Ecrire, c’est inscrire, disaient les Mésopotamiens qui ont inventé la première écriture en Mésopotamie. Ecrire le nom des morts, c’est perpétuer leur mémoire, leur assurer leur part d’éternité, croyaient les Egyptiens en gravant celui des pharaons sur les pyramides. Ecrire l’histoire des victimes de la guerre, c’est refuser que leur mort ne soit qu’un détail. Au téléphone, avec Paris, l’échange a viré à l’engueulade. Au bout du fil, l’ami avait des arguments cohérents mais on ne parlait pas de la même chose. Il a fini par céder. Qu’il en soit remercié. Adieu pillards, chiites et tensions politiques! Et j’ai raconté sur plusieurs pages l’histoire de la mort de Taras l’Ukrainien, de José l’Espagnol et de ces civils irakiens innocents, anonymes, terrorisés, morts parce qu’ils avaient fait quelques pas de trop dans la guerre.

– 0h00. Epuisé.

Explosé le générateur électrique, éprouvantes les navettes à pied du rez–de-chaussée au seizième étage de l’hôtel, asséchée la réserve d’eau dans la baignoire, vidées les piles de ma lampe torche, épuisée ma batterie de téléphone satellite. Il faut donc réduire les communications au strict minimum. Mais éclatante et éblouissante la lumière de la pleine lune sur Bagdad. Je reprendrai les «Carnets» dès le retour du courant électrique.
Demain… Inch’Allah !

PS: Il paraît que la guerre est finie ? Ah ! bon…

samedi 19 avril

– Route de banlieue.

Soixante-dix kilomètres pour essayer de trouver un écrivain en banlieue chiite. Pas de téléphone. L’homme n’est pas chez lui. A l’aller, j’avais vu des gamins chevaucher le canon bi-tube d’une batterie anti-aérienne et une série de chars irakiens, des T-52 ; certains carbonisés par des roquettes d’hélicos tueurs de chars, d’autres flambants neufs, avec toutes leurs munitions, tourelles ouvertes, déserts. Tous avaient leur canon tournés vers Bagdad, stoppés net dans leur fuite, dos à l’avance américaine. Ceux-là ne se sont pas battus. Comme beaucoup. Au retour, au même endroit, une énorme explosion, gerbe de feu et colonne de fumée noire, coupe l’autoroute. Un char vient d’exploser. Sûrement parce qu’un révolutionnaire de la vingt-cinquième heure ou marmot a cru bon de mettre le feu au monstre blindé. Sale manie d’incendier tout ce qui ne bouge plus. Du coup, les obus et les roquettes explosent un à un, sans prévenir. Forcer le passage, c’est s’exposer à sauter à la hauteur du blindé ; attendre, c’est rester paralysé deux à trois heures, le temps que le T-52 ait vomi toutes ses munitions. Les centaines de véhicules qui s’accumulent, tentent d’avancer, reculent, paniqués, à chaque déflagration, piquent sur le bas-côté, soulèvent des nuages de poussière, se croisent, se gênent, s’immobilisent… à vingt mètres du char en fusion. La panique. Explosions, poussière dans l’air, cris des femmes et des enfants, klaxons, phares allumés… la scène tourne à l’exode de guerre. Je me précipite pour informer un convoi de blindés de Marines qui arrive par hasard et pourrait être surpris par une explosion. Seraient capables de croire à une attaque et d’ouvrir le feu au canon ! Ils poussent sagement leurs grosses chenilles à travers champs, évitant le tank en feu et l’immense embouteillage. Finalement, des véhicules prennent leur élan et se lancent à fond sur l’autoroute, espérant passer entre les déflagrations dont le rythme diminue. Chaque fois, une famille entière ou un bus de passagers frôlent la bombe du T-52. Allah est grand, non ?

– Plan de métro.

La direction des services de sécurité, – les terribles «Moukabarat »-, a été régulièrement martelée par les Tomahawks. A l’intérieur, l’immense complexe de bâtiments a été écrasé. On marche des centaines de mètres entre des toits aplatis sur le sol et des blocs de béton soufflés comme des feuilles mortes. En grimpant des escaliers branlants dans les décombres, on atteint des bureaux dévastés et brûlés par les inévitables pillards. Que peut-on voler chez les flics à part quelques ordinateurs, du mobilier sans grâce et des tonnes de dossiers ? Ici, chacun avait sa fiche, les citoyens, les opposants, les suspects, les innocents et les ambassades. Autrefois, c’est à dire il y a quinze jours à peine, le simple fait de passer en voiture devant la façade donnait le frisson à tout Irakien. Un univers policier avec des numéros de code inscrits sur des tableaux, de la documentation technique sur le matériel d’écoute, de filtre et d’espionnage, un atelier de réparations, de pièces détachées, des catalogues de photos d’immeubles, une librairie, en arabe, en français, en anglais, en chinois, les cartes de tous les pays, de Barcelone, Varsovie, New York, Moscou et même, pour les agents en voyage dans notre capitale, un plan de métro parisien offert par la RATP. En cherchant bien, j’aurais pu sans doute trouver une carte Orange. Mais j’ai préféré filer. Cet endroit puait trop la mort bureaucratique.

– Les sauvages et l’apparatchik.

Ballade sur les bords du Tigre. Tout le quartier était interdit sous Saddam. Ici était la maison de Oudaï, fils du dictateur, fasciné par Internet, les photos de femmes nues et la torture. Plus loin est la maison de Tarek Azziz, le diplomate du régime, un chrétien cultivé et polyglotte. Sa villa a évidemment été pillée. Ils ont arraché jusqu’aux cuvette des toilettes, les appliques électriques et les prises. Avant de renverser de grandes jarres de fleurs et d’étaler la terre dans toute la villa de dix-huit pièces. Tarek Azziz avait du goût, une belle piscine, un jardin d’hiver, des céramiques sur les murs et de belles librairies bourrées d’ouvrages de politique étrangère, de littérature et de philosophie en trois langues. Les vandales ont ignoré les beaux livres ou les ont souillés, pour le plaisir gratuit de tout abîmer. Brutes sauvages contre apparatchik cultivé d’une dictature… A chacun sa barbarie.

– Mollah est grand !.

A la Mosquée Al-Cheroufi, dans le quartier populaire d’Al-Chaab, la fin de la prière jette la foule sur les trottoirs. Le Mollah a rappelé, un peu tard, aux fidèles chiites que le pillage indiscriminé était déclaré « Haram », ( Péché ). D’ailleurs, depuis quelques jours, les chiites entassent dans la cour de la mosquée une partie des biens volés dans les ministères, les garages, les parkings, les entrepôts, les magasins, les villas, les appartements et les banques, – heu!… non, pas les banques. Une foire à la brocante où on empile des sacs de farine, de lentilles rouges, de sucre, de thé, des moteurs de frigo, des appareils d’air conditionné, des meubles et des tapis sous l’œil sévère de militants chiites armés de kalachnikovs. Dehors, sagement alignés, un tracteur, quatre bus, deux camions, dix voitures neuves et une pelleteuse. Même cause, mêmes effets. La main sur le cœur, le mollah assure que tout cela sera rendu à leurs propriétaires dès qu’ils auront été identifiés. En attendant, d’autres mollahs-stagiaires distribuent un sac de provisions aux familles les plus pauvres qui inscrivent leurs noms sur un grand registre. La mosquée, transformée en entrepôt, démontre que les religieux chiites sont garants de l’ordre moral et social, puissants et disciplinés, riches et charitables. Et que ses affidés chiites peuvent et doivent compter sur eux. Allah est grand ! Et Mollah est riche.

– Mai 68.

Au départ, il s’agit d’une rencontre d’intellectuels, de profs et d’écrivains dans une salle de l’université dévastée, – encore ! -, par les pillards. Ils arrivent par centaines, cheveux argentés, costumes fins à l’occidentale, keffiehs ou turban blancs. Premier mouvement d’humeur quand les participants s’aperçoivent que les soldats américains surveillent l’entrée : «les Américains dans ma fac… c’est un cauchemar ! » grince un étudiant. Dans l’amphithéâtre bondé, un orateur salue la première « Conférence des Intellectuels Irakiens Indépendants». On applaudit une affiche « L’Irak aux Irakiens !» Quelqu’un demande qu’on renonce à applaudir parce que c’était une obligation dans les réunions du Parti Baas. On se lève, on prie. L’orateur, sans micro, donne les grandes lignes : contre l’occupation, contre le régime d’antan ; pour le retour de la démocratie, de l’eau et de l’électricité ; pas d’Irakiens exilés au pouvoir, ni chiites, ni sunnites, ni kurdes : tous Irakiens ! Un membre de l’assemblée bondit, conteste. Deux autres sont déjà debout et crient le contraire. Une minute plus tard, toute la salle s’invective. Les uns accusent les autres d’être des membres du Parti Baas voulant saboter la réunion. Une, deux, dix discussions violentes éclatent dans l’assemblée. Quelqu’un hurle que chacun est libre de rester ou de partir. Un vieux professeur aveugle, debout, tape de sa canne sur le sol en grommelant : « Je proteste ! Je proteste énergiquement ! » Des femmes-professeurs ajustent leur voile et se glissent vers l’extérieur. Tout le monde s’invective. Le chaos, version Mai 68 sans étudiants mais avec profs. Dehors, assis sur une table noircie par l’incendie, un homme en chemise écossaise rouge lève les bras au ciel : « J’arrive pas à y croire ! Ce sont les mêmes qui, pendant trente-cinq ans, ont loué Saddam Hussein. Et aujourd’hui… virage à 180°… ils se transforment en grands libérateurs !» Surgit l’orateur, rouge, en sueurs, vaincu et aphone, qui vient de prendre sa première leçon de démocratie. Où il est dit que le meilleur tribun du monde ne vaut pas un simple micro avec haut-parleur !

– Poème.

Ecrit à la main à l’entrée d’un amphi de l’université :
« Le chagrin a recouvert ton visage
Où les larmes coulent sans cesse !
Mais la mort est ton ennemie
Ô Bagdad, Ô Bagdad
Quels crimes voyons-nous !
Ces crimes qui recommencent
(comme lors de l’invasion Moghol) !
Ils ont volé et pillé nos musées
Et massacré notre histoire.
La plaie saigne, toujours béante
Il ne reste que les larmes
Qui sont le seul remède.»

DIMANCHE 20 AVRIL :

– Hamid, le poète :

« Un régime de bouchers » dit Hamid. Il sort un carnet de sa poche, l’ouvre et lit : « J’ai mis mes pas dans l’ombre des bois/ Ils ont replié mes ailes/ Ont écrasé mon corps à coups de câbles/ Mais ils n’ont jamais pu atteindre mon âme». Il a quarante-cinq ans, un chiite pieux, maigre, aux yeux bleus, coiffé d’une casquette bohème en laine qu’il ne quitte jamais. Hamid Al-Mokhtar écrit des poèmes. Il en a toujours écrit. Même quand il était journaliste à « Al Thaura », un quotidien de Bagdad. Jusqu’alors, Hamid faisait partie d’un groupe de jeunes écrivains qui passaient leur temps à refaire le monde dans les théâtres, les cinémas et les cafés au bord du Tigre… C’était il y a vingt-trois ans. La guerre Iran-Irak vient d’éclater, un de ses amis déserte, se réfugie dans un hôtel populaire et se fait dénoncer par le gérant, membre du Parti Baas. Hamid ne l’a plus jamais revu. Lui aussi déserte, se fait arrêter mais s’en sort, grâce à sa carte officielle de journaliste qui lui permet de passer les barrages. Après la guerre du golfe, il rejoint les insurgés chiites de la ville d’Amara. La révolte gagne et les villes du Sud tombent une à une. Hamid fait le coup de feu et écrit « La descente aux enfers ». Quand la répression, impitoyable fait plus de cent mille morts, il s’enfuit à pied et croise sept soldats blessés, de retour du front du Koweït. Sa kalachnikov à la main, Hamid arrête un camion et fait monter les plus gravement atteints. Au barrage suivant, l’un des blessés le dénonce. Prisonnier au rez-de-chaussée d’un immeuble, Hamid voit les Moukabarat remplir une fosse commune de cadavres d’insurgés. Par chance, l’officier militaire qui l’interroge habite près de chez lui : Hamid est libéré.

– Neuf années de silence :

De retour dans la banlieue de Bagdad, Hamid se terre, silencieux, pendant neuf ans. En 1999, lors d’une conférence des écrivains irakiens, il lit quelques vers d’un de ses poèmes : « Témoignage du temps des ruines.» Dans la salle, Hani Wahaïeb, le premier secrétaire de Saddam Hussein, se lève d’un bond. Le poète fuit, vend sa télévision, achète un revolver et rejoint « Les partisans de Sadr », groupe clandestin du nom d’un célèbre imam chiite assassiné par Saddam Hussein. Entre deux tentatives d’attentat, les rebelles gonflent des ballons, les bourrent de tracts, -« Libérez les cheiks et les prisonniers politiques ! », – et ils les font éclater dans le ciel de Bagdad. Un militant est arrêté, il parle, la maison d’Hamid est investie à l’aube et les Moukabarat l’emmènent, avec Zeïd, son fils de quinze ans. Au centre de sécurité de Jaddriya, non loin des luxueuses villas du fils de Saddam, Oudaï Hussein et de Tarek Azziz, Hamid est livré aux tortionnaires. Il se rappelle l’un d’eux, « en me frappant à coups de câble, il fredonnait toujours une chanson très populaire, avec ce refrain : « je cherche le chemin de la gare ! » Et de Rahed, un gardien illettré, épris d’une jeune fille, qui lui avait demandé de lui écrire une lettre d’amour : « Le lendemain, pendant la séance de torture, il était là… je l’ai vu sous mon bandeau !» Les bourreaux font venir Zeïd, son fils, le matraquent sous ses yeux et menacent de violer sa fille : le supplicié finit par craquer. Il signe une confession déjà écrite et reconnaît des « actes de sabotage». Six mois plus tard, un tribunal spécial le condamne à huit ans d’emprisonnement.

– Abou Ghreib :

Aujourd’hui encore, il suffit de prononcer ce nom pour voir la peur dans les yeux des Irakiens. Abou Ghreib n’est pas une prison, c’est une ville, un univers concentrationnaire avec ses avenues, ses quartiers, ses murs d’enceinte et ses miradors. Pour y parvenir, il faut quitter Bagdad, passer un pont détruit par les bombardements et rouler trente-cinq kilomètres vers l’Ouest. Au bord de l’autoroute, des dizaines de tanks, des T-72 flambant neufs, tourelle et portes ouvertes, abandonnés, avec leur canon intact, tournés dans le sens de la fuite, leur magasin d’obus plein et leurs missiles. Ceux-là ne se sont pas battus. Les autres gisent ici ou là, noircis, carbonisés, leurs tonnes de blindage soufflées comme des feuilles mortes. Dans la ville d’Abou Ghreib, le marché propose quelques légumes, des camions de munitions et de kalachnikovs toutes neuves, pillées dans les casernes, à quatre-vingts dollars pièce, qu’on essaie sur place en tirant en l’air. La prison est à trois kilomètres plus loin, immense et terne, entre deux autoroutes crevées par les raids aériens. Le ciel est bas et gris, bouché par un vent de sable. On étouffe. Devant le portail effondré, au moment de pénétrer dans l’enceinte, Hamid a un mouvement de recul. Il hésite, souffle fort puis se décide : « Allez ! On y va…»

– Le Lion de Badouch :

A l’intérieur, livré aux pillards en armes, des paysans traînent leur butin, de longues tiges de ferraille de chantier, une carcasse de bureau, une chaise : « Ici, c’était l’unité des courtes peines. Moins de dix ans.. ». On parcourt des kilomètres de couloirs, de portes blindées, de petites salles à demi aveugles. Les détenus s’entassaient là, à trente-cinq par cellule, sur trois rangées de lits superposés. A son arrivée, le poète s’endort par terre, sous un sommier et se réveille terrifié par d’énormes rats qui essayent de lui manger les pieds. Tous les détenus souffrent de gale et de piqûres de tiques qui leur donnent la fièvre. Rien ou si peu à boire. Des hommes deviennent fous, se promènent nus, guettent l’arrivée des nouveaux pour boire leur urine. La drogue circule, celle qui rend dingue, ou celle qui vous plonge dans une profonde torpeur pendant trois jours. Les jeunes détenus sont drogués, violés et revendus par des caïds qui font la loi, encouragés par les matons et la direction. Le reste se règle à coups de lame plantée dans un manche de plomb. Hamid se souvient d’Athmane Kurdi, surnommé « Le Lion de Badouch », un criminel endurci qui a voulu ravir le pouvoir au caïd d’Al-Thaura : « Je l’ai vu se faire découper par quatre détenus, là, dans la cour, devant moi. Il était gros, il a beaucoup saigné. »

– Liste d’attente :

Pour punir les détenus, on les promène à coups de câbles, nus, avec un panneau : « Je suis une femme. » Les homosexuels notoires sont sodomisés avec un tube chauffé à blanc et les survivants jetés à l’hôpital. Bien sûr, chaque unité d’Abou Ghreib dispose de plusieurs Moukabarat et d’une salle de tortures. Dans l’une d’elles, au-dessus de notre tête, reste un crochet qui servait à suspendre le supplicié tête en bas. Sur le mur, comme partout ailleurs dans ces lieux, l’effigie de Saddam Hussein, celle-ci sculptée dans la pierre, avec un cou puissant, une mâchoire massive et un visage de colère, placé à un mètre à peine des yeux des suppliciés.
Le mercredi était jour d’exécution capitale : «un jour, un gardien nous a dit qu’il y avait quatre cents noms sur la liste d’attente. » Personne ne sortait vivant de cette unité fermée. Tous les détenus savaient qu’il fallait donner un gros bakchich au bourreau, pour qu’il place le nœud coulant très haut et brise la colonne cervicale. Sans argent, le nœud placé plus bas promettait une mort lente, par asphyxie. « Sans mes amis et Youssef… je serais devenu fou » dit Hamid.

– Youssef et René Char :

Youssef est chiite et poète, lui aussi. Dans l’obscurité, l’ancien prisonnier trace un rectangle dans la poussière du sol : « ici, c’était mon lit.» A l’autre bout de la cellule, Youssef fait la même chose : « Là, c’était le mien. » Le soir, ils parlaient longuement de poésie, par-dessus la tête des criminels. Youssef écrivait des poèmes et Hamid lui faisait l’honneur de les préfacer. Personne ne dormait jusqu’au matin, pour éviter les attaques nocturnes. Quand ils sont transférés à l’Unité des Politiques, le régime se durcit encore : pas de radio, pas de papier, pas de crayon et beaucoup d’indics. Chaque erreur est punie d’une séance de Falaqa, ces coups de câbles sous la plante des pieds : « Je vois le bourreau dessiner un autre corps que le mien / Et je n’entends pas l’herbe crier sous ses pas» écrit le poète, caché sous son drap, pendant que Youssef fait le guet à la porte. Dans l’unité, il y a un ex-ambassadeur d’Irak aux Philippines, un célèbre journaliste de « Babel », le quotidien d’Oudaï, fils de Saddam, des médecins, des avocats, des écrivains et des peintres. La nuit, en cachette ou en soudoyant les gardiens, on organise des soirées poétiques ; le jour, on essaie de donner des cours, d’arabe, de morale, de droit. A chaque visite de sa femme, Hamid réussit à faire passer à l’extérieur des extraits des deux recueils qu’il a écrits à Abou Ghreib : « Le désert de Nassabour» et « L’eau et le Serpent», inspiré d’un thème de René Char, son poète français préféré. Ses poésies carcérales commencent à être publiées dans les Emirats, en Espagne, en Hollande. Un jour, à la fouille, un Moukabarat découvre un texte destiné à l’extérieur. Il le convoque, sévère : « Pourquoi écris-tu pour l’étranger, mécréant! Au lieu d’utiliser ton talent pour louer notre président Saddam Hussein ! » Hamid sait ce qui l’attend, il se prépare à une séance de Falaqa. Le lendemain, à l’aube, des cris aigus, fous, une étrange clameur envahit les murs d’Abou Ghreib : « On faisait la prière du matin. Quelqu’un est arrivé en courant, très excité. Il a voulu parler… mais s’est évanoui d’émotion. On a expédié la prière.» Après le référendum qui a offert cent pour cent de oui à Saddam Hussein, le raïs régale les prisonniers condamnés à moins de dix ans d’une libération exceptionnelle… L’amnistie ! « On s’est embrassé comme des enfants. La guerre approchait. On était libres ! »

– Si je t’oublie Abou Ghreib ! :

Hamid, une fois libéré, a fait ce que font tous les prisonniers du monde : il a marché des jours entiers, le long des rues, des avenues de Bagdad, au bord du Tigre, dans le quartier des cafés littéraires, pour se réapproprier sa ville et «avaler la vie » qu’on lui avait volé. Puis il est revenu à Saddam City, ce quartier misérable de deux millions de chiites où chaque maison compte un prisonnier, un exilé, un condamné à mort ou un martyr. Avec la fin de la guerre, l’opposant a créé un parti politique, le « Mouvement Islamique Irakien », ouvert à toutes les confessions, chiites, sunnites et kurdes. Il n’est pas opposé aux Américains qui ont abattu le régime de Saddam Hussein : « Ils disent qu’ils vont rester deux ans ici. On verra. S’ils se transforment en nouveaux occupants, je reprendrai les armes. » Déjà, il se dit choqué par la réponse d’un officier américain quand un Bagdadi lui a signalé que le policier recruté était un ancien bourreau du régime : « Son passé ne m’intéresse pas » a dit le militaire US. Comme si Abou Ghreib, les centaines de centres comme Hakimya, les dizaines de milliers de tortionnaires de Saddam Hussein ne méritaient pas un tribunal international et un devoir justice. Comme si la masse des torturés, des morts et des disparus pouvaient être effacés d’un simple coup de gomme de l’histoire. Hamid Al-Mokhtar, lui, n’a rien oublié. Comment le pourrait-il ?

mardi 22 avril

– Reportage.

Celui-ci m’a vidé, essoré. Pardon pour l’expression. Mais c’est adapté à ce que je ressens. Pourtant, je tenais à faire ce reportage : travailler sur les prisons de Saddam. Il a d’abord fallu trouver des anciens détenus politiques, les écouter pendant des heures et reconstituer leur parcours, leur calvaire. Puis aller avec eux jusqu’à leur ancienne prison, revoir les lieux, les couloirs, les portes blindées, la salle de tortures, les regarder se pencher sur le sol et tracer avec un caillou dans la poussière les limites de leur paillasse. Pendant huit ans. Les regarder trembler après coup, voir ces hommes solides, convaincus, intellectuels brillants, blêmir, vaciller, au souvenir de toutes les saletés endurées. Je voulais faire ce reportage sur les geôles d’une dictature. Avec la guerre, les raids, la libération… on peut finir par repartir en oubliant de dire ce genre de choses. Or, cela aussi, il faut l’inscrire dans l’Irak nouveau. La mémoire, la terreur passée, les cicatrices encore fraîches, la justice à exiger, l’oubli interdit. Parce qu’on ne peut pas gommer autant de douleur sous prétexte qu’elle appartient au passé. Parce que c’est inscrit dans l’histoire, le passé proche, et que le futur en sera imprégné. L’oublier n’est pas seulement une insulte aux victimes, c’est une faute politique. Et journalistique. Il fallait que je m’acquitte de cette chose là. J’ai donc revécu une semaine, une toute petite semaine, leur martyre. C’est normal, c’est le travail, tous les autres font la même chose. Pourtant, je me suis fait surprendre. C’était à «Hakimiya », dans un immeuble banal, au deuxième étage du service de sécurité des sinistres Moukabarat, un centre de tortures. J’étais seul avec ma lampe de poche à fouiller les étages. Tout était obscur. J’ai cru que je ne trouverai rien de particulier. Des bureaux, un bout de cellule et quelques pillards. Puis il y a cette porte au bout du couloir. Et un autre couloir. Et une autre porte. Je grimpais des escaliers étroits, courbé en deux. Ma tête a cogné un plafond devenu soudain très bas. La lampe de poche faiblissait. J’ai progressé quasiment à tâtons. Et derrière la porte, dans un couloir étroit, interminable, une cinquantaine de cellules blindées, des coffres-forts pour être humains, emmurés vivants, isolés, oubliés du monde extérieur. Evidemment, tout était vide. Mais à l’intérieur, seul, dans le silence étrange et l’obscurité, j’ai pris de plein fouet toute l’angoisse, la douleur et le désespoir de ces gens oubliés de tous, livrés à des brutes qui les découpait en morceaux pour leur arracher des aveux de circonstance. Pendant un instant, un instant seulement, la main contre ces murs et ces portes blindées, j’ai cru toucher une infime parcelle de ce qu’ils avaient enduré, l’humiliation, la peur, l’électricité, le viol, les coups de câbles sous les pieds, les supplications des torturés et leur désespoir, surtout le désespoir. Alors l’angoisse m’a suffoqué. Et la colère m’a pris. On ne peut pas faire ça à des hommes. Je savais qu’il fallait faire ce papier avant de partir. J’en ai fait d’autres sur le même sujet, en Algérie, au Chili, en Bosnie ou ailleurs. Je ne savais pas que celui-ci me coûterait autant. « Tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » a écrit quelqu’un. C’est faux. Des choses de ce genre font mal aux gens qui les subissent, les suppliciés en sortent abîmés, parfois invalides, toujours habités par des années d’angoisse, de cauchemars, de vertige à vivre. Il y a un avant et après la torture. J’ai essayé de l’écrire. Je sais, j’espère, qu’il y aura des centaines de reportages. C’est nécessaire. Pour faire passer un bout de cet irréel. Mais comment le dire ? Raconter crûment les choses telles qu’elles étaient au risque de choquer, d’être sale, vulgaire, taxé de voyeurisme ou bien employer des mots propres, lisses, convenus ? Faut-il dire qu’une femme a subi un « traitement dégradant» ou que ses tortionnaires riaient en la faisant asseoir de force sur une bouteille ? Qu’elle a gardé des « séquelles graves» ou que son ventre déchiré n’est plus celui d’une femme ? Je ne sais pas. Comme chaque fois, il a fallu écrire en naviguant entre l’horreur et la décence. Je ne crois pas avoir réussi à trouver le ton et les mots justes. Je ne sais même pas si c’est possible. On fait ce qu’on peut, comme on peut, comme toujours. Comprenne qui pourra. Après avoir écrit mon reportage et l’avoir transmis, j’ai appelé ma rédaction à Paris. Pour leur dire que c’était mon dernier papier à partir de Bagdad.

– Lumière.

Qu’est-ce qu’ils ont à tirer comme ça ! Cela a commencé dès l’aube, vers six heures, quand j’ai allumé mon ordinateur. Il est tard et les détonations continuent. Un coup par-ci, un coup par-là ; une rafale, deux, trois ; des échanges de tir à la kalachnikov, une fusillade… Impossible d’écrire en silence ! D’autant que ces balles tirées en l’air, derrière le pâté de maisons, finissent toujours par retomber. Témoin cette voiture de journalistes français qui a reçu une balle dans le coffre arrière en se garant devant notre hôtel Sultan. A Beyrouth, ce genre de plaisanterie a coûté la vie à pas mal de gens. Tout cela aurait peu d’importance, – on s’habitue à tout – s’il n’y avait cette question énervante : pourquoi est-ce qu’ils tirent ? Je sais bien que chaque rue a ses guetteurs chargés d’éloigner les pillards, eux-mêmes armés. Mais l’explication, un peu courte, ne corresponds pas à un simple tir de dissuasion, au rythme des rafales et à l’heure des pillages. On a même vu un hélicoptère américain tourner au-dessus du quartier, lâcher deux fusées éclairantes et une courte rafale. Je ne suis pas le seul que ces mystérieux coups de feu agacent ! Ce soir, – enfin !-j’ai fini par avoir une autre explication, fournie par un habitant du quartier. L’électricité est revenue. Et alors ? Alors, cela se fête. On manifeste sa joie en lâchant de temps à autre des rafales dans le ciel, histoire de saluer le retour de la lumière ! l’explication m’a fait beaucoup rire. Tiens… encore une autre série de coups de feu. Cette fois, c’est différent. Il est deux heures du matin : c’est l’heure du retour des voleurs. Moi, je vais me coucher.

JEUDI 24 AVRIL

– Manu Militari.

A côté de la prison d’Abou Ghreib, il y a un grand marché très populaire. Un marché aux armes. La Kalachnikov, neuve, est à 80 dollars et les caisses de munitions sont fournies. A la demande, on peut vous fournir quelques lance-roquettes, – RPG flambant neuf -, avec ses roquettes bien sûr. Pour essayer votre arme, le terrain vague tout proche est idéal. Les armes viennent des stocks de l’armée, des camions abandonnés et des casernes pillées. Comme si ce pays n’avait pas assez d’armes comme cela ! D’abord, celles qu’on détient par tradition, dans les campagnes et les tribus ou un homme, un vrai, doit avoir au moins un fusil. Ensuite, celles qu’on pouvait acheter dans les armureries de Bagdad, – un colt 9 mm, un revolver ou un fusil -, avant que les armureries soient-elles aussi pillées. Il y a aussi ces armes automatiques de guerre distribuées par le régime de Saddam Hussein, sûr que le peuple en armes allait se lever face à l’envahisseur américain. Un haut fonctionnaire de l’information m’avait confié que le gouvernement avait distribué dans cet esprit… dix millions d’armes. Déception : le peuple a pris les armes mais est resté sagement à la maison. On peut ajouter, à ce pays enfouraillé jusqu’aux oreilles, les armes de guerre récupérées par les anciens soldats lors de la guerre Iran-Irak et celle du Golfe en 1991. L’intérêt, avec les kalachnikovs, est qu’on peut les enterrer pendant quinze ans et les déterrer, prêtes à être utilisées : la «Kalach» ne s’enraye quasiment jamais. Ce pays aime les armes et il sait les manier. Rares sont les adultes qui n’ont pas fait au moins une guerre. Une arme plus un homme ici égal un combattant. On s’en aperçoit déjà quand les pillards rôdent dans un quartier. Dès que les choses se gâteront, ce qui ne manquera pas d’arriver, l’Irak nous promet de bien belles et sanglantes batailles. Et ne comptez pas sur les Américains pour désarmer la population. Au nom du deuxième amendement, ils considèrent que chaque citoyen peut avoir les moyens de se défendre. Donc de tuer. C’est au nom de ce grand principe constitutionnel établi au temps où les cow-boys tiraient sur les Indiens, les shérifs sur les voleurs de banque et les citoyens sur les voleurs de bétail que les militaires américains ont refusé de désarmer la Somalie. Avec le résultat que l’on sait.

– Recherche Suzanne désespérément.

Trois fois que je passe en vain au Couvent de Fatima à la recherche du Père Robert, mon moine préféré, joueur de violon et prof de métaphysique en arabe. Systématiquement, je file ensuite à l’hôpital Samaritain, près du CICR, où il avait trouvé un refuge pendant l’orage et un réfrigérateur pour entreposer son insuline. Personne. Je cogne à la porte, -impossible de sonner puisqu’il n’y a plus d’électricité-, je demande aux voisins, j’enquête. Rien. J’ai le même problème avec Suzanne, la vieille dame française qui vit en Irak depuis un demi-siècle. Djamal, mon chauffeur, savait comment retrouver sa maison perdue sous un pont autoroutier dans un quartier compliqué. Djamal n’est plus là. Il n’a pas résisté à la guerre, aux bombes, aux barrages, à la peur. Le matin, je me dis toujours qu’il va peut-être revenir. Et puis non. Je sais qu’il doit se sentir mal de m’avoir laissé tomber au plus mauvais moment. Sans chauffeur de confiance dans ces journées noires, après deux mois passés ensemble, cela n’a pas facilité ma tâche. J’ai dû travailler avec des chauffeurs de passage, un fou furieux qui accélérait en arrivant aux barrages US, un autre très sérieux dont la boîte à vitesse automatique nous a lâché une bonne douzaine de fois, puis un sunnite qui détestait les chiites et un chiite qui s’arrêtait net à l’heure de la prière cinq fois par jour. Sacré Djamal ! Mais bon, je comprends. Du coup, honteux de sa faiblesse, il n’est pas revenu, mon fils de cheikh en Toyota blanche… Et je n’arrive pas à retrouver Suzanne, ma vieille dame amoureuse de son piano. Un jour, je les réunirai, le Père Robert au violon, Suzanne au piano et Djamal à l’accordéon ! Pour l’heure, la petite musique de Bagdad est un peu triste. Avec la guerre, les hommes se perdent.

– Rage.

J’ai reçu un e-mail d’une amie qui me disait qu’« il y avait du nouveau sur l’affaire de l’obus américain tiré sur l’hôtel Palestine». Celui qui a tué deux journalistes. A l’appui, elle m’a joint une dépêche d’agence toute fraîche informant que l’hôtel Palestine avait failli être bombardé par avion le même jour. J’étais un peu étonné de voir une dépêche, datée de Berlin, dire ce que j’avais écrit une semaine plus tôt dans l’Obs. Au moins, une deuxième source confirmait-elle mon histoire. J’avais raconté dans mon papier que la nouvelle de la mort de nos deux collègues, transmise aux militaires US, les avait alertés sur la présence d’un hôtel, le Palestine, bourré de 350 journalistes. Du coup, l’avion avait largué sa bombe sur un autre immeuble près du pont Al-Joumhouria, alors en pleine bataille. C’est ce que m’avait affirmé le Capitaine Philip Wolford, le responsable de l’unité de chars Abrams qui avait ouvert le feu sur notre hôtel. Et je faisais remarquer qu’un raid aérien sur le Palestine aurait fait probablement plusieurs dizaines de morts. La mort de nos deux collègues avait sans doute évité une autre tragédie. Pris d’un doute, je donne un petit coup de téléphone à Paris pour me faire renvoyer mon papier tel qu’il a été publié et -surprise – je réalise que cette partie de l’histoire a été… supprimée de mon article. Oh! Pas du tout par volonté de censure. Simplement parce que le texte imprimé était un peu trop long pour le nouvel espace, prévu sous la forme d’encadré d’une page, et que dans l’urgence, un petit coup de ciseau réducteur de quelques lignes l’avait mis à la longueur nécessaire. En supprimant… l’information sur le raid aérien ! Cette information, que personne n’a donc pu lire, mais qui été donnée une semaine plus tard, par la fameuse dépêche d’agence que mon amie vient de m’envoyer. Cette nuit-là, je l’avoue, j’ai tourné longtemps dans ma chambre, en massacrant un de mes derniers cigares, incapable de trouver le sommeil, en pensant tout haut des choses que la courtoisie m’interdit de vous révéler.

– Sacré dinar…

Pour éviter de transporter des sacs de billets de banque, les célèbres «Rouba», «papiers» bleus de deux cent cinquante dinars, tout l’art du client qui veut convertir ses dollars consiste à trouver le bureau de change qui détient une denrée rare : des billets oranges de dix mille dinars. Bien sûr, il faut négocier, convaincre l’employé de vous avouer qu’il possède la denrée rare, obtenir qu’il vous la cède, le menacer d’aller voir ailleurs et discuter le montant de la surtaxe. Puisque, évidemment, le billet de dix mille dinars, rare, est forcément plus cher à l’achat. J’avais réussi tout cela : une belle liasse de billets de dix mille, assez mince pour tenir dans mon sac, assez épaisse pour survivre un moment, à un prix négocié comme un marchand de tapis du souk de Mustansiriya. Hier, j’ai voulu payer un mauvais repas avec un de ces beaux billets. Refus. J’examine la coupure, elle n’est pas fausse… Nouveau refus. J’en propose une autre… c’est un non catégorique. Discussion, enquête et, enfin, explication : les pillards ont réussi voilà quelques jours à cambrioler l’imprimerie nationale et à emporter des camions entiers de billets de dix mille dinars. Classique. Le seul problème est que ces billets n’étaient pas complètement achevés. Il leur manque le numéro de série. Qu’importe ! Les «Ali Baba» -surnoms donnés ici aux voleurs- ont trouvé des ordinateurs, des imprimantes et ont apposé des numéros de série vraisemblables sur des tonnes de coupures. Dans le doute, les commerçants les refusent désormais. En attendant le jour lointain où il sera possible de séparer le bon grain de l’ivraie. Et moi… qu’est-ce que je fais de ma liasse de beaux billets ?

VENDREDI 25 AVRIL

– Quitter Bagdad.

Il est tôt. La ville est déserte. On slalome entre les rues barrées par des parpaings, des sacs de sable ou des troncs d’arbre. Il faut chercher son chemin dans une capitale meurtrie, recroquevillée, morne et poussiéreuse. Traversée du pont Al Joumhouriya, marqué par les impacts des roquettes et des balles, l’asphalte noirci, brûlé, les carcasses de voitures incendiées. De l’autre côté, le grand palais de palais de Saddam, en ruines, et l’hôtel Mansour, ou ce qu’il en reste, et le ministère de l’information, criblé d’impacts et incendié, avec les signes des travaux d’agrandissement que ce régime buté, sûr de lui, aveugle, s’obstinait à poursuivre alors que les premiers raids frappaient déjà Bagdad. Du coup, au centre de presse, on a marché des semaines dans la poussière des chantiers avant la guerre, dans la poussière des bombes pendant la guerre, dans la poussière des débris après la guerre. Avant de finir par quitter ce « centre de presse» aux fonctions de centre de désinformation et de censure. J’entends encore le directeur de l’info nous dire qu’il détestait… la propagande ! Et le ministre de l’info, personnage grotesque sorti tout droit d’un mauvais film, promettre un « Dien Bien Phû aux Américains tombés dans le piège de la prise de l’aéroport… » Un bâtiment officiel, le service des passeports, un café, un restaurant dévasté, une inscription sur un mur, un portrait de « Maurice », une statue déboulonnée, un trou béant dans une façade… tout vous renvoie à un passé si proche mais qui semble appartenir déjà à une civilisation disparue.

– «Agence Damas».

Pour faire la route, délicate, il me semblait logique d’aller chercher une bonne voiture et un bon chauffeur à l’Agence « Damas », située près du Musée Archéologique de Bagdad. Quelques semaines auparavant, en traînant dans ce quartier d’où partent quotidiennement des bus et des taxis pour la Syrie et la Jordanie, j’avais rencontré des voyageurs et des agents de voyage. Quelques heures sur place, des entretiens, un bout d’enquête m’avaient servi à alimenter un reportage sur l’exode des Bagdadis avant l’orage. Dans la plus grosse agence, « Damas», le patron m’avait offert un thé et donné des chiffres de voyageurs, leurs motivations et les prix aller-retour. Naturellement, et assez bêtement, je suis allé lui demander de m’organiser un départ. La rue, autrefois très animée, était vide, sans bus, sans taxis, les vitrines brisées, les agences saccagées et le bureau du patron déserté. Tout a été pillé, évidemment. Je suis reparti en grommelant, un peu dans l’état d’esprit d’un habitant de Bagdad, irrité qu’on ait détruit mon agence préférée, dans ma rue, en abîmant une partie de « ma ville ».

– Graffiti.

C’est celui que je préfère, inscrit sur la façade de l’immeuble le plus troué de balles et d’obus de Bagdad, celui du «Département de la Jeunesse », face au pont Al Joumhouriya, utilisé par les « Fedayins de Saddam » et les « Volontaires Arabes Etrangers » pour attaquer les chars américains qui arrivaient de l’autre rive. A la peinture, en grosses lettres rouges, avec quelques fautes d’orthographes, une main a tracé récemment : « Viva la communa de Paris ! »

– Banlieue.

On roule dans un cimetière d’épaves de tanks calcinés et de chars tout neufs abandonnés par une armée régulière qui ne s’est pas battue aux portes de Bagdad. Ici ou là, des tas d’ordures brûlent et empuantissent l’air. Des camions commencent enfin à emporter des montagnes de déchets. Début de normalisation. On roule. L’autoroute est lisse, large, deux fois trois voies, jalonnée d’aires de pique-nique et clôturée sur cinq cents kilomètres par un impeccable et hermétique grillage métallique construit sur ordre du président… Sacré Saddam !

– Désert.

Gris, plat, terne, fait de morceaux de pierre, de terre meuble, de gravier, c’est à coup sûr le désert le plus laid que je connaisse. Et le plus monotone. On roule vite, trop vite, sur une route trop droite pour vous distraire. Témoin ces trous réguliers dans le rail de sécurité provoqués par les camions ou les taxis dont les conducteurs se sont endormis avant d’aller percuter la barrière à cent soixante à l’heure. Il y a quelques jours, un journaliste argentin s’est tué de cette façon. Survivre à la guerre et mourir d’un accident de la circulation, c’est absurde. Même si je ne connais pas de manière de mourir dite intelligente. A l’arrière de notre véhicule, un bidon d’essence renversé dès le départ emplit l’habitacle d’une forte odeur d’essence. Résultat : douze heures de route dans la puanteur, la nausée et un solide mal de tête. On roule en guettant d’un œil morne l’apparition des bandits d’autoroute, armés de voitures rapides et de kalachnikovs. Un pont, cassé en deux par les bombes, laisse un petit passage entre deux cratères. La frontière approche et on s’arrête à la seule station service encore disponible : un amas de jerrycans en plein soleil. Le chauffeur en choisit deux, les met en hauteur, les relie par un tuyau au réservoir et aspire pour faire un appel d’air. A raison de quatre-vingts litres à transvaser, il lui faut un estomac en béton.

– Avidité :

Voici la frontière… d’abord un simulacre de contrôle irakien, un homme en uniforme d’hiver malgré la chaleur, un insigne militaire en papier surmonté d’une tête de voyou. Il y a un peu plus de deux mois, ce genre de fonctionnaire, corrompu et tout puissant, nous rackettait au passage. Il fallait se taire, baisser la tête, ruser, négocier pour ne pas se faire trop saigner. A tous les sens du mot d’ailleurs ! Le gouvernement irakien avait décidé d’imposer aux étrangers un test du Sida. En général, le camarade-médecin qui vous prenait une bonne pinte de sang «pour examen », avant de le jeter à la poubelle, s’arrangeait pour troquer la seringue propre que vous lui tendiez pour la remplacer par une aiguille usée par des semaines de service. Le test, dont jamais personne n’a connu le moindre résultat, coûtait officiellement cinquante dollars et le médecin d’abord, puis le fonctionnaire scribouillard, n’oubliaient jamais, une fois l’opération terminée, de tendre la main avec un grand sourire : « Bakchich, sir !» Ici, l’argent est le pouvoir, tout le pouvoir, un dictateur aussi puissant que Saddam. Ce pays est corrompu jusqu’à la moelle des os. Flics, militaires, douaniers, directeurs d’hôtels, réceptionnistes, hauts fonctionnaires costumés et cultivés du Ministère de l’Information, – surnommé par dérision « Le Ministère de la Vérité »-, guides-indics et interprètes officiels, responsables des visas, des téléphones, d’un petit tampon ou d’un simple papier à en-tête… tous se remplissaient les poches ! Plus la guerre approchait et plus ils étaient avides.

– Dernière image.

Juste avant la ligne de démarcation, un dernier portrait peint en couleurs et miraculeusement préservé, intact, sauf le nom qui a été barré. Le personnage me regarde de son œil présidentiel, paternel et sévère, sourire en coin, une écharpe en travers de la poitrine, un sceptre à la main, sûr de lui, comme toujours… Vous ne me croyez pas ? Et pourtant, oui, c’est bien lui !
Les soldats américains nous font un signe, la voiture s’avance dans le no man’s land… Adieu l’Irak.

NUIT DU VENDREDI AU SAMEDI 26 AVRIL

– Bienvenue en Jordanie.

Cela commence dès la frontière entre l’Irak et la Jordanie. Au début, on souffle. La traversée de l’Irak s’est bien passée. La Jordanie est en paix. Au poste frontière, la file d’attente des voitures, taxis ou journalistes, s’étire sur deux cents mètres. Un seul fonctionnaire fouille les bagages au rythme d’un douanier en pleine grève du zèle, voyager après voyageur, voiture après voiture. Devant moi, un flic en civil. Mes deux sacs passent aux rayons X. Le flic m’ordonne d’ouvrir mes bagages. Surprise… Il commence à sortir mes documents, – notes, articles journaux, plans de Bagdad, documents de travail, – les déplie, les étudie longuement, les lit et déchire une carte en la manipulant, sans la moindre excuse. Je lui demande ce q’il cherche, il me regarde avec l’air d’un de ces Moukabarat ( agents de la police politique) qui nous harcelaient, quinze jours plus tôt en Irak. Il trouve un paquet de pellicules photos, confié par un reporter pour son agence à Paris, et me demande pourquoi… j’ai ces pellicules. Je lui répète que je suis journaliste. Il veut savoir ce qu’il y a sur ces photos, ouvre le paquet, le repose, défait mes affaires, les pose sur le tapis mécanique plein de graisse. Cela dure une demie heure de plus. Je conclue à une mauvaise rencontre avec un imbécile. Et j’oublie. Le lendemain matin, à l’aéroport, le manège reprend. Au menu, fouille des sacs avec les mêmes méthodes. On saisit mon casque de protection, peint en blanc, et d’un reste de cigares, pour examen. Là, je demande fermement une explication. Il paraît que les Jordaniens doivent s’assurer que nous, journalistes occidentaux, ne sommes pas en train de piller l’Irak ! Il est vrai que des militaires et certains journalistes anglo-saxons ont été surpris avec des souvenirs de valeur appartenant au régime de Saddam. Certains soldats ont même emporté des épées, des poignards d’apparat et une kalachnikov, un fusil d’assaut AK-47, plaqué or ! On comprend qu’une fouille soit nécessaire. Sauf quand la police commence à lire mes documents, retient mon casque blanc de protection et fait mine de croire que mes derniers cigares viennent de la réserve personnelle de Saddam Hussein… Des flics en uniforme vident mes sacs, exhibent leurs « découvertes», me font enlever ma ceinture, manipulent mon portefeuille et déposent tout sur le sol du hall de l’aéroport : cela tourne au harcèlement. Ou à la démonstration. Du coup, au risque de rater l’avion, je décide de ne pas partir jusqu’à ce qu’on m’ait rendu la totalité de mes affaires « suspectes». D’autres n’ont pas eu cette chance. On leur a confisqué, – sans reçu, évidemment-, un poster de Saddam, un livre d’architecture, des cassettes vidéo de reportage voire des pièces de monnaie anciennes achetées… dans un magasin officiel à Pétra, en Jordanie. Or, à ma connaissance, ce sont les Irakiens qui ont pillé de manière industrielle le musée de Bagdad, le site de Babylone, les palais du régime, les ministères, les hôpitaux, les banques, les commerces, les villas, etc. Et lors de ces semaines de chaos et de pillage, je connais certains reporters qui ont été frappés à coups de crosse et dévalisés, – argent, passeport, ordinateur, appareils photos, téléphone satellite-, par des hommes en armes. Pratique ensuite pour les Jordaniens d’afficher un zèle suspect, d’humilier et de faire passer les étrangers-infidèles-humanitaires- journalistes pour des charognards venus de l’occident dépouiller une grande nation arabe sœur !

– Vingt-sept millions :

J’ai fait la route avec Stéphane, un français membre d’une ONG. Son travail, spécialisé, consiste à analyser la situation politique du pays, les nouveaux réseaux en place et la façon de travailler dans un pays en crise. Ensuite, muni de son rapport sur le contexte politique, l’ONG peut envoyer ses équipes humanitaires, médecins, chirurgiens, logisticiens, nutritionnistes, chargées de passer à l’action. La méthode d’évaluation politique préalable permet ainsi de trouver les bons relais dans le pays, d’éviter de jeter des équipes droit dans la gueule des preneurs d’otages ou de se faire piller son stock dès l’arrivée. C’est de l’humanitaire réaliste. Du coup, le travail de Stéphane s’approche de celui du journalisme et on passe quelques centaines de kilomètres à parler de l’Islam, des chiites, des sunnites, de la Tchétchènie, de l’Algérie et du danger de pourrissement en Irak. Toutes les ONG veulent être à Bagdad, question de vitrine. Même si les chirurgiens irakiens, parfaitement compétents, n’ont pas besoin de leurs collègues européens mais seulement de moyens matériels de travailler. Stéphane va d’ailleurs préconiser à son ONG de ne rien faire à Bagdad, pour se concentrer sur le Sud. A quoi bon arriver avec un camion de trente tonnes de médicaments quand le pays s’apprête à être noyé par une avalanche d’aide humanitaire gérée par les Américains ? Sur la route, on croise déjà de longs convois de camions bâchés qui montent vers la capitale. Stéphane m’apprend que le World Food Program a massé, aux frontières, l’équivalent de six mois de rations alimentaires pour… vingt-sept millions de personnes ! Je lui fais répéter les chiffres. Oui, c’est bien cela. Vingt-sept millions de personnes, soit la totalité de la population d’Irak. On va gaver l’Irak, histoire de l’aider à se tenir tranquille.

– Garde du corps.

A Amman, j’apprends que Tarek Azziz s’est livré aux Américains. Une carte de moins dans ce jeu grotesque qui consiste à attribuer des valeurs, – huit de pique, valet de trèfle, as de carreau, – à des criminels de guerre recherchés par les Etats-Unis en Irak. « Wanted- Dead or Alive- Reward…» manque plus que Steve Mac Queen avec son fusil à canon scié. Peuvent pas s’empêcher d’endosser leur caricature, nos amis du Texas! Je repense à ma rencontre avec « Abou Leith », un des gardes du corps de Tarek Azziz. Il habite une cité entourée de murs en plein centre de Bagdad, à trois cents mètres du Couvent de Fatima du Père Robert. Abou Leith est chrétien, comme Tarek Azziz, il va à la messe et vient de fêter Pâques. Sa cité est un ensemble d’immeubles modernes peuplés de dizaines de milliers de personnes. A l’entrée, autrefois, un barrage de police et, aujourd’hui, des habitants de la cité constitués en milice armée. Ici vivent tous ceux qui travaillaient pour le pouvoir et le système présidentiel : employés de ménage, intendants, chauffeurs, agents de sécurité, gardes du corps, flics et tortionnaires. Un loyer modeste, des appartements modernes, de confort, l’air conditionné et le chauffage au gaz, un service de ramassage de poubelles et la sécurité assurée. Jusqu’à l’effondrement du régime.

– La cité de la Nomenklatura.

Aujourd’hui, l’ordure s’étale, puante, les canalisations fuient et, dans la cour, des familles entières entassent leur déménagement dans des camions. Les tortionnaires ont fui les premiers, souvent vers Tikrit, région natale du président, où la population reste fidèle à Saddam Hussein. Les autres ne quittent pas la cité. Ils ont déjà perdu leur emploi et ne veulent pas abandonner leur appartement. Assis dans le couloir de son étage, Abou Leith passe ses jours à fumer, à boire du café, une oreille à la radio, une autre sur la rue, une kalachnikov dans le placard, en attendant que les choses se calment. Lui avait déjà commencé une pré-retraite, abandonné son boulot de garde du corps pour suivre des cours de tourisme avant de se voir confier la gestion d’un grand hôtel, le parcours tranquille d’un membre de la Nomenklatura. La guerre a tout bouleversé. Tarek Azziz a disparu de sa villa du Tigre sans prévenir, comme tous les autres, et son chauffeur personnel, l’ami d’Abou Leith, à deux appartements d’ici, a fini par fuir Bagdad il y a trois jours à peine. Abou Leith dit qu’il avait remarqué que Tarek Azziz ne faisait plus de conférences de presse ces dernières semaines, parce qu’en disgrâce ou en désaccord avec la politique menée. Il affirme que c’était bien Saddam Hussein, et non un sosie, qu’on a vu à la télévision dans les rues de Bagdad prendre un bain de foule juste avant la prise de Bagdad. Dans la cité, les rumeurs galopent, on dit que Sultan Hachem, le ministre de la défense, a trahi et qu’il a été abattu de la main de Qoussaï, le fils de Saddam. On dit aussi qu’Abdel Khafour Barzan, chef de la garde présidentielle, a trahi lui aussi et ne transmettait plus les ordres du président. Et Saddam ?

– Déception.

L’ex-garde du corps secoue la tête : « Je pensais que Saddam allait se battre jusqu’à la fin. Refuser la prison, l’exil, la fuite. Et mourir à Bagdad.» Il en est tout abasourdi : « Voilà trente ans que je vis sous le régime de Saddam, près de lui… jamais je n’aurais pensé qu’il nous abandonne comme cela ! On pouvait se battre ensemble, jusqu’au bout. Regardez !… ses fils Oudaï, Qoussaï ; Ezzat Ibrahim, Tarek Azziz et… Saddam, ils ont tous décampé ! « Effaré, Abou Leith regarde émerger un « peuple bizarre « qui gronde, pille, vole et « ne respecte plus rien »». L’anarchie, quoi ! Oh ! Bien sûr, lui aussi grinçait parfois contre le régime qui le payait 30 000 dinars, dix dollars par mois, plus cinquante dollars de prime. On critiquait parfois les caciques du pouvoir, leurs villas somptueuses, leurs frasques, leur luxe. Mais à voix basse et, seulement, entre amis très sûrs. Bien sûr, il y avait cette terreur omniprésente : « J’ai des yeux ! J’ai bien vu que les gens n’avaient pas osé voter contre Saddam au référendum. Dire non? C’était du suicide! » Mais il y avait l’appartement, les avantages, octroyés par un système qui avait la force, la terreur et l’habileté d’un petit père des peuples, stalinien mâtiné d’un féroce calife.

– Nostalgie et exil.

Ah ! Ce temps-là ! Où les gueux tremblaient devant les gens du parti Baas , où tout était en ordre, où les chrétiens étaient protégés par la main de fer de Saddam, où on n’était pas chiite mais Irakien, où le monde nous craignait… « Vous savez quoi ? Je souhaite le retour de Saddam. Il n’est pas mort, j’en suis sûr. Avec lui, on avait la sécurité, l’eau et l’électricité. Pas ces pillages ! Pouah !» Quand on lui fait remarquer que la sécurité n’était assurée que pour les gens agenouillés aux pieds du régime et que les autres se faisaient découper en morceaux par les Moukabarat dans les salles de torture, Abou Leith reste silencieux. Avant de vous confier qu’il se prépare à quitter le pays, pour rejoindre sa sœur déjà installée en Suède. Loin, très loin de Bagdad et de ses gueux.

– Sosies.

La dernière blague à Bagdad. Qoussaï, le fils de Saddam, réunit tous les sosies du président : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous.
La bonne : Saddam est vivant ! Vous gardez votre travail. La mauvaise : il a perdu un bras…»

SAMEDI 26 AVRIL

– Mensonges.

Je tombe sur une édition du journal Le Monde. Titre en page 3 : « Le tir contre le QG des journalistes « justifié», selon M. Powell.» En un mot, dans une lettre adressée au ministère des affaires étrangères espagnol, le secrétaire d’Etat américain défend la thèse de tirs qui venaient de l’hôtel Palestine et des militaires américains qui répliquent. Mensonges. Les tirs ne venaient pas du Palestine. Le Capitaine des chars Abrams que j’ai interrogé m’a précisé qu’il avait vu un homme avec des jumelles sur le toit de l’hôtel. Classique : d’abord le Pentagone, après de trop brèves excuses, quasi insultantes, a essayé de faire passer pour pertes et profits la mort des deux journalistes ukrainien et espagnol, sur le thème « Ach ! la guerre, Gross malheur !» Mépris. Et maintenant, après les protestations des Espagnols et de la Fédération Internationale des Journalistes, Colin Powell essaie d’éviter une enquête. Ou de la faire réaliser par ses propres services du… Pentagone ! C’est gros. C’est trop. Mon entretien, sur les lieux, avec l’officier responsable du tir est clair. Son témoignage est précis. Dès mon retour à la rédaction, je vais proposer un nouvel article. Ne soyons pas naïf : Colin Powell est un homme très puissant et les services du Pentagone ont largement les moyens d’imposer leur interprétation des faits. Quitte à discréditer ceux qui disent le contraire, officiers ou journalistes. Peu importe ! Il faut répéter à ceux qui sont prêts à l’entendre qu’il ne suffit pas de répéter un mensonge pour en faire une vérité.

DIMANCHE 27 AVRIL

– Je ne regrette rien.

Il paraît que la France a des doutes ? On regrette notre engagement contre cette guerre. Ah ! Bon.
Pas moi. Oui, le régime est tombé, – dictature archaïque, sanglante, tortionnaire et belliqueuse-, et c’est le résultat fort de cette guerre. Non, je ne suis pas un pacifiste . Je sais qu’il faut parfois tuer pour survivre. Se battre et semer la mort pour écraser le fascisme. La violence ne me fait pas peur ; seule la violence gratuite me fait vomir. Non, je n’ai pas de haine, d’ostracisme ou d’allergie vis à vis des Américains. Mais j’ai vécu cette guerre… extraordinairement soulagé, oui, soulagé qu’aucun avion, tank, soldat français ne tire un missile, un obus ou une balle contre un Irakien. Soulagé et fier que mon journal ait titré « Non à cette guerre. » Parce que les motifs invoqués , – « l’Axe du Mal », la collusion avec Al Qaïda, les armes de destruction massives, nucléaire, chimiques, bactériologiques, le retour de la démocratie, etc. – me semblaient être des raisons de circonstances. Parce qu’il y avait d’autres moyens de lutter, voire de désarmer le régime de Saddam. L’embargo avait déjà produit son effet. A moyen-terme, des inspections sous la menace de la force auraient fait le reste. Si nécessaire. Parce qu’on ne peut pas vendre pendant des années des armes sophistiquées à un dictateur, s’agenouiller dans ses palais pour obtenir des contrats en béton armé, lui faire la cour pour s’assurer un flux pétrolier et, quelques années plus tard, s’exonérer du passé en écrasant son armée et son pays sous des bombes bien plus puissantes que les siennes. En tuant au passage une partie de la population que l’on vient délivrer. Au nom de la démocratie. Cette guerre, et son cortège d’horreurs, pouvait être évitée. On ne l’a pas voulu. Soit. Mais je suis heureux qu’on n’ait pas mis les mains dans ce sang là. Cette guerre a eu lieu. Elle est finie. Quant à l’avenir, il faudra compter avec les cicatrices de la guerre, les revanchards de l’ordre ancien, l’humiliation du monde arabe, le sentiment de l’injustice et du deux poids, deux mesures, les appétits des grandes compagnies anglo-saxonnes, le risque d’éclatement d’un pays riche, partagé entre au moins trois entités géographiques, culturelles et ethniques, -Chiites du Sud, Sunnites et Kurdes au Nord- , les ambitions de la majorité Chiite, le pouvoir des Cheikhs ultras-conservateurs, la tentation islamiste et la montée de la haine contre l’occident. Cette guerre est terminée mais les premières secousses d’autres séismes font déjà trembler la terre d’Irak. Et j’espère de tout cœur que les Américains, et s’ils le peuvent, les Européens, réussiront le pari – extraordinairement difficile mais possible – de démontrer que le remède choisi n’était pas pire que le mal.

EPILOGUE

Paris sur Seine. C’est beau une ville en paix. Il y a de l’eau, de l’électricité, des ascenseurs qui fonctionnent, des pharmacies bien garnies, des feux rouges qui passent au vert, des gens qui s’énervent pour rien et des filles en jupe claire à la terrasse des cafés. Un air de vacances, sous le soleil humide du mois d’avril. Mais je ne vais quand même pas vous raconter votre ville.

FIN

A Patrick Bourrat, Taras Protsyuk et José Couso.

A mes filles, Elsa et Pauline.

……………………………………………………………………………………………….
Remerciements.

Au Nouvel Observateur, sans qui ce reportage n’aurait pas été possible.
A Claude Perdriel, Laurent Joffrin, Serge lafaurie et René Backman.
Au service télématique de l’Obs.com.
Aux équipes de la photo, de la maquette, de la documentation et les autres.

A tous ceux qui m’ont aidé à Bagdad.

A tous, merci.

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