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Covid. « Les Fantassins de la République », un printemps en enfer, par Frédéric Adnet et Jean-Paul Mari

Livres publié le 12/08/2021 | par Jean-Paul Mari

Après deux mois passés pendant la crise du Covid et le confinement au SAMU de l’hôpital Avicennes à Bobigny, j’ai choisi de raconter la pandémie dans le département le plus pauvre et le plus criminogène de France, donc le plus déshérité, en prenant la voix du professeur Adnet, urgentiste qui y a fait toute sa carrière et connaît parfaitement les maux du département, de sa population, de son hôpital et du système de santé français.
Plongée au cœur de l’épidémie de Covid. Témoignage.

Jean-Paul Mari


 

«En trente-cinq ans de médecine d’urgence, je n’avais jamais connu cela.
Un mal inconnu, invisible, qui tue les malades et leurs soignants. Un mal qui a mis l’économie de la planète à genoux, a expédié toute une population en prison pendant deux mois, a affamé les misérables et fait trembler les puissants. Un mal qui a failli faire s’effondrer le dernier rempart d’une société moderne, son système hospitalier. Tout mon univers de médecin, de chercheur, de professeur : ma vie.

Je dirige le SAMU d’Avicenne à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, dans le département le plus pauvre de France qui a battu tous les records de mortalité du pays, dans la pire crise médicale depuis la Seconde Guerre mondiale.
Est-ce que ce mal allait nous submerger, nous annihiler, comme une peste du Moyen Âge envoyée par un ange de la mort, né aux confins du monde asiatique ?

Trois mois de lutte acharnée. Trois mois, c’est une éternité.
Et demain ? À quoi tout cela aura-t-il servi ? Oui, j’ai peur de nouveau. Peur du jour d’après. Moi, je sais une chose : je ne serai plus jamais comme avant. »

Frédéric Adnet

 

Frédéric Adnet, professeur en médecine d’urgence, chef du service des Urgences de l’hôpital Avicenne et directeur médical du SAMU de la Seine-Saint-Denis.

Jean-Paul Mari, ancien kinésithérapeute en hôpital devenu journaliste, grand reporter, écrivain et réalisateur. Prix Albert-Londres.

 

Lire le premier chapître ( ci-dessous)

«  »

20 mars 2020.

« J’ai jamais vu quelque chose d’aussi contagieux… »

J’ai dit cela à voix haute, sans m’en apercevoir. Autour de moi, le silence se fait, épais. Je sens les respirations se bloquer, les corps se figer. Mon bureau est plein pour cette réunion de crise. Il y a mon adjoint direct, Éric, praticien hospitalier, homme d’expérience, solide, un corps de bûcheron, mais des poumons en papier, grillés par le tabac. S’il est contaminé, il peut mourir, et il le sait. Et Frédéric, l’autre professeur du SAMU, d’habitude d’humeur légère, mais pas aujourd’hui.

Et Sheila, chef des urgences, blonde volubile soudain devenue muette. Et Malika, mon assistante de toujours, qui sent tout, me devine, parle avec les yeux. Et là, ils disent ce que tout le monde pense et que je viens de laisser échapper : « Jamais vu… » Une façon de dire que la peur, celle de l’inconnu, est entrée dans les murs de l’hôpital. Quel jour sommes-nous ? Je ne sais pas.

 

Cela aurait dû être un jour comme les autres. Me suis couché à une heure du matin, levé à 7 h 50, douche rapide, un café, la voiture d’astreinte blanc et bleu siglée SAMU garée sur une place de livraison dans une rue de Saint-Mandé. Je roule encore plus vite que d’habitude sur les avenues désertes, un périphérique anormalement « fluide » comme le dit le panneau lumineux, c’est-à-dire vide. Puis l’autoroute me jette en un temps record à Bobigny devant l’entrée d’Avicenne, mon hôpital. L’ensemble date de 1935, appelé alors hôpital franco-musulman de Paris, construit dans un style franco-mauresque.

Rien à voir avec l’unité du SAMU, vieux bâtiment certainement conçu par un admirateur de Beaubourg et du Concorde, peint d’un beau vert d’eau marécageux qui a affreusement vieilli et est doté d’authentiques fauteuils d’avion des années 1970 et d’escaliers à spirales si serrées, façon scoliose avancée, qu’on croit dévaler l’escalier de secours. Mon badge débloque la porte d’entrée qui se referme avec un bruit d’enfer. Je néglige l’ascenseur rétif pour escalader les trois étages vers mon bureau, mon seul sport de la journée, et retrouver les gestes professionnels du quotidien que je m’entête à répéter, comme pour me rassurer.

Je commence ma tournée par le SAMU, salue tout le monde, passe à la salle de régulation des appels téléphoniques, les urgences, les « camions » du SMUR comme on dit ici pour désigner les ambulances de réanimation. D’habitude, je serre des mains, une accolade, une bise parfois et j’encaisse tout : le médecin qui râle, l’infirmière qui déprime, l’aide-soignante fatiguée qui craque, le papier toilette qui manque et la machine à café – encore ! – en panne. J’écoute le quotidien d’un hôpital de banlieue en souffrance, un hôpital de chair et d’os. J’écoute, j’encaisse, j’absorbe. Une éponge.

Là, ce matin, ce sont les chiffres qui parlent. Plus de 7 000 appels au SAMU contre moins d’un millier d’habitude. Plus 20 % d’admissions en réanimation. Il nous reste deux lits libres sur vingtquatre. Après, il faudra installer les malades graves partout où l’on pourra, pour gagner quelques jours sur l’embouteillage. Et le matériel spécialisé ? Et les soignants qu’on ne forme pas en un claquement de doigts à la science sophistiquée de la réa ? Et les soignants, tout court ?

 

Au centre de dépistage installé au bâtiment Mantout, le responsable tient le registre des tests effectués, les PCR (Polymerase Chain Reaction), et des résultats : quarante PCR hier, 60 % positifs, vingt-quatre soignants arrêtés en une seule journée, l’hécatombe. Les arrêts maladie se multiplient. Et puis il y a ceux qui ont déjà craqué psychologiquement, portés malades, infirmières, aides-soignantes, voire médecins. Comment leur en vouloir ?

Avant, le travail était déjà infernal, au point que le virus a surpris des urgences en grève depuis un an. À ce rythme de pertes, je vais me retrouver avec un hôpital sans soignants ! Voilà ma grande peur, ma hantise, qui va coller longtemps au drap de mes nuits. Le personnel qui craque, un hôpital débordant de mourants et vide de soignants ! Heureusement, il y a ceux qui sont présents, la grande majorité, surtout dans les services d’urgences, prêts à faire double, triple tâche. Et ce sont les premiers que je salue en arrivant, tôt le matin.

Sur leurs visages, je lis l’angoisse. Pénurie de masques de protection ! Ou si peu, surtout le FFP2, en bec de canard, bien plus sûr, qu’on est obligé de tenir sous clé comme une denrée rare. Je regrette le temps du papier toilette qui manquait… Là, le coronavirus flotte dans l’air infesté des urgences, exhalé par les malades qu’il faut manipuler et parfois intuber, la bouche et le nez mal protégés par un masque aussi léger que le virus mortel qui rôde. Une note venue de l’Administration en limite l’usage aux soignants directs. Même ceux-là manquent. On m’interroge du regard. « Prof ? » Oui, je sais. À quatre masques par jour, plus la nuit, il en faudrait mille deux cents toutes les vingt-quatre heures. Dans la pharmacie verrouillée, le stock est en réelle tension.

 

Et la responsable vient de découvrir deux caisses vides, soigneusement refermées et planquées au bas de la pile. Masques volés. Rien d’étonnant en Seine-SaintDenis – département où le taux de crimes et délits est le plus haut de France –, diraient les bienpensants. Sauf que dans les beaux quartiers aussi, on vend des masques FFP2 au noir et des infirmières retrouvent leur voiture les vitres brisées et leur lot de masques envolés. La pathologie de la frousse n’affecte pas que les pauvres ! Déjà 11 heures du matin et ma réunion m’attend. Je n’ai même pas eu le temps de lire la montagne de mails administratifs sous laquelle je croule chaque jour.

« Prof !

— Quoi ?

— Aux urgences, ça va mal ! » Je me précipite.

J’ai pourtant pris la précaution de séparer le service en deux. D’un côté, la « zone sale », REB (risque épidémique biologique), la plus contaminée ; de l’autre, l’avant-salle, non-REB, dite « propre ».

« Prof ! »

C’est un appel au secours. Devant moi, deux femmes médecins en pleurs. Et un docteur, pâle et hagard, qui déambule dans le service – sans masque de protection ! – en interpellant les autres : « Je suis positif… positif ! » Il a l’air sidéré, sonné. Et ne se rend pas compte de l’effet provocateur et meurtrier de son attitude. Les autres deviennent hystériques.

Lui répète : « Prof ! Je suis positif ! » Je le prends à part, il m’assure qu’il peut, qu’il veut continuer à travailler. Je le raisonne, le convaincs de rentrer chez lui se reposer et de respecter une semaine de confinement. Et m’occupe ensuite des deux praticiennes en pleurs à qui j’offre un café et quelques mots de réconfort. Pas envie de perdre trois médecins d’un coup ! Et la réunion qui attend. Encore une discussion de marchand de tapis entre la réa qui veut garder des lits vides en prévision du pire à venir et les urgences pleines à craquer qui ont besoin d’espace. Et les cliniques privées qui tardent à s’ouvrir. Et une vingtaine de lits possibles à l’hôpital Bégin de SaintMandé. Et l’institut Montsouris qui aurait une dizaine de places. Et une promesse de lits à Montfermeil. Et les ambulanciers privés qui menacent de lever le pied si on ne leur fournit pas de protections.

Tout cela juste avant l’autre réunion de la cellule de crise de l’AP-HP, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, à laquelle je ne peux pas me soustraire en tant que directeur médical de crise de l’hôpital ; une conf call, la conférence téléphonique de toute l’Île-de-France qui tient quotidiennement le journal de la catastrophe. Ça commence mal : « On manque de masques… » Sans blague ? Bilan : 1 471 patients Covid hospitalisés, 296 lits de réa déjà pris, 70 décès en un jour, 350 soignants malades dont deux en réa. Nous y sommes. Ce n’est plus une vague, c’est une déferlante.

 

Le bilan provisoire d’une catastrophe annoncée. On la prévoyait, on la voit enfler, arriver sur nous et on ne peut rien faire pour l’éviter. Un mur d’eau couleur acier, qui cache l’horizon, va engloutir notre radeau et noyer toute une humanité souffrante. Partout, les chiffres explosent. Les Chinois nous ont baladés sur au moins deux paramètres : la contagiosité et la gravité. Partout, en Italie et maintenant en France, les chiffres explosent. Deux fois plus de contaminés, d’hospitalisés, de malades en réanimation, de mortalité. Tout double ! Tu parles d’une « grippette » ! Et dire que moi-même, j’ai colporté les informations rassurantes qu’on nous donnait… Et tous mes collaborateurs entassés maintenant dans mon bureau et qui attendent ce que je vais leur dire…

« Allô ! » Le téléphone interrompt la réunion. « Ah non, pas lui ! » Le chef de service de la cardiologie a 40 de fièvre. Deux jours plus tôt, les trois médecins du service qui ont examiné un patient avec un œdème pulmonaire, apparemment très classique, ont été contaminés par le virus. Résultat : quatre médecins au tapis ! Je n’ai plus de service de cardiologie. « Allô ! » Nouveau coup de téléphone. Une infirmière du SAMU et un médecin régulateur, chargé de recevoir les appels du 15, sont touchés :

toux sèche, dyspnée, fièvre de cheval. Hors d’état.

« Allô ! » On m’apprend la mort d’un médecin urgentiste de Compiègne, dans l’Oise.

À quoi bon arracher des lits supplémentaires si les soignants tombent les uns après les autres.

L’équipe encaisse le choc. Autour de moi, le silence devient assourdissant. « J’ai jamais vu quelque chose… » Je n’aurais jamais dû dire cela à voix haute. Le médecin-chef du service des maladies infectieuses me souffle : « De toute façon, nous allons tous l’avoir. » Traduction : nous allons tous mourir. Soignants ou pas.

Je me raidis. Peux pas laisser s’installer ce climat dans mon service.

« Bon, ça va aller ! Suffit de s’organiser. On sait faire, non ? Régulation, urgences, réanimation… Allez ! On reprend tout. »

Il fait nuit noire. Je roule sur le périph désert. Étrange sensation. Me sens à la fois vidé et tendu comme un arc. Tout le chemin sans croiser un seul phare de voiture, aucune lumière, seulement un grand trou noir. Comment tout cela a-t-il commencé ? «  »

Copyright Éditions Flammarion

  • 224 pages – 135 x 210 mm
  • Broché
  • EAN : 9782080231956
  • ISBN : 9782080231956

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