« LES BATEAUX IVRES » . L’Odyssée des migrants en Méditerranée.
Trente-cinq ans que je cours le monde et ses tourments. La première fois, en dehors d’une guerre, que j’ai vu l’exode d’une population, c’était en Asie où les boat-people fuyaient le régime communiste d’Hanoï. Des jonques en bambou sur la Mer de Chine, la dérive et les naufrages, tous les éléments étaient déjà là. Mais ces migrants étaient des réfugiés politiques et le monde les regardait d’un œil bienveillant et attentif.
J’étais revenu avec une image, plus forte que les autres, celle d’un bébé de six mois que ses parents avaient confié, seul, aux autres exilés en route vers les côtes malaises.
Avec le temps, l’exode des migrants n’est plus devenu un phénomène exceptionnel. Et le monde s’est lassé. J’ai suivi les barques, les pateras qui affrontaient le détroit de Gibraltar, les pirogues de la mort pour les Canaries, les zodiacs de Turquie vers l’île grecque de Lesbos, le flot des épaves vers le Canal de Sicile. Jusqu’à Lampedusa, caillou submergé par le flux.
Partout les « migrants », comme on dit, comme si le « migrant » était un modèle unique, uniforme, comme si ceux qui fuient le chaos de la guerre ou la sècheresse avaient la même histoire. J’ai suivi le sillage de ces bateaux ivres, sur mer et sur terre, dès leur point de départ, un village subsaharien, un désert érythréen de la corne de l’Afrique, une capitale arabe, une montagne d’Afghanistan ou de Syrie.
Je voulais faire le récit choral de ces centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ne voient qu’une seule issue, partir, pour la grande traversée, à travers notre mer, la méditerranée. Nous, européens, nous hésitons toujours, entre aveuglement volontaire, compassion et répression. Sans parvenir à définir une attitude réaliste, une politique commune.
Pendant ce temps-là, ils partent. Avec la force des désespérés ou des conquérants. Et rien ne les arrêtera
LIRE LE PREMIER CHAPITRE.
« »
Cauchemar.
Je suis un cargo échoué, couché sur le flanc, accoudé à un gouvernail ensablé, une coque rouillée moussant dans les vagues salées qui finiront par me dissoudre. Je suis un corps gisant, abandonné sur une plage d’Afrique, couvert d’un nuage de mouches. J’ai toujours eu horreur des mouches. Elles vivent d’ordure, envahissent l’espace et vous sucent le corps. Au cœur du Sahara, elles frétillent d’aise en martyrisant le naufragé dans le désert. Les plus voraces se collent aux commissures des lèvres, s’abreuvent de salive, s’engluent et finissent au fond de la gorge, histoire de provoquer une dernière nausée. Les mouches du Seigneur donnent le bourdon au monde. Elles affectionnent la misère et la merde, les plaies purulentes, la souffrance des hommes et la soif qui torture.
D’ailleurs, on suffoque. La mer est à deux pas. J’ébranle mon corps de rouille et me traîne vers les vagues salées. L’eau est boueuse, roulant un mélange de sable rouge, de sacs en plastique et de paquets d’algues sombres, bouillon saumâtre qui ne rafraichit pas. Clapotant jusqu’à la taille, je m’avance en écartant la souillure de la mer. Un soleil blanc aveugle l’horizon. Mes paupières sont étrangement lourdes. J’avance encore jusqu’à toucher un magma d’algues qui balance à fleur d’eau. Une vague le retourne face au ciel et une effroyable puanteur envahit l’air. Horrifiées, même les mouches s’envolent en un claquement de nuage. Je contemple la masse pâteuse, rosâtre dont les membres affleurent la surface. N’émerge qu’une chose informe, corps surmonté d’une tête boursouflée, plissée par deux fentes minces qui ont dû être des yeux. La bouche du noyé ballotte comme une respiration molle, une habitude ancienne, souvenir d’une vie antérieure.
Une vague le remet sur le ventre et je la remercie de me cacher le monstre. Mais une autre, cruelle, le retourne encore et un visage apparaît, jeune, intact, ses beaux yeux noirs surlignés par de fins sourcils, un nez bien dessiné, un peu épaté, des dents blanches d’ivoire mordant des lèvres charnues, le visage d’un beau gosse dont je devine la musculature racée à la base du cou.
On ne laisse pas un humain clapoter dans l’eau sale et je lui tends les bras. Mais une vague chasse l’autre et la mort soudain reprend son dû, retenant mon geste vers la chose redevenue immonde. On n’embrasse pas une charogne infâme.
Quelque part, un esprit malsain joue à me torturer. Je reste là, nu et détrempé dans ce cloaque, à la fois incapable de surmonter ma répulsion et mortifié à l’idée de laisser l’autre sans secours, partagé entre le dégoût et la honte.
Un grand bruit de camion dans la rue me délivre de mon rêve saumâtre. Les mouches liquides de ma transpiration dégoulinent sur mon front. Je repousse la couette épaisse responsable de ma suée de cauchemar dans cette chambre d’hôtel minable et surchauffée. D’un bond, j’ouvre les persiennes de l’Europe en refermant celles de l’Afrique.
Dehors, il y a la ville de Calais, son casino, sa plage. Et le ciel noyé par une pluie drue et glaciale qui vous transperce, portée par un infernal vent du nord. Il souffle sur le port, balaie les quais qui regardent au loin les falaises de Douvres, rivage blanc de calcaire soigneusement peigné par un fin crachin, ses baraques graisseuses de « Fish and chips » noyées de smog et d’une brume de friture où d’élégantes anglaises au teint laiteux sucent leurs doigts avec gourmandise.
Moi je suis venu ici sur les traces d’un noyé. La mer n’a pas rendu son corps. Un habitant du fond, un fantôme, la « chose » de mon cauchemar, presque anonyme. Il s’appelait Robiel. Un Érythréen. Un migrant. Il pleut à verse. Le ciel détrempe la mer. Soleil ou pluie, les clandestins se fichent de la météo. Ils tournent dans la ville en cherchant l’échappée anglaise, le bateau qui traverse, le camion qui embarque, le radeau qui dérive, une bouée, un pédalo, tout ce qui flotte, glisse ou marche sur l’eau. D’immenses parkings à poids-lourds donnent sur les quais d’un port sans âme, lessivé par la pluie qui mêle le ciel et la mer. En face, il y a la Manche, trente kilomètres d’eau glacée, fossé médiéval à la porte du Royaume-Uni, dernier rempart contre l’assaut des migrants.
Sans papiers, impossible de monter sur un ferry. Les camions qui embarquent sont tenus enfermés derrière de hautes clôtures grillagées. Les cargaisons sont fouillées, la police patrouille, les chiens reniflent, les mouettes ricanent. Dieu qu’il fait froid sur ce quai ! Et eux qui dorment sous un pont, dans une tente détrempée, enroulés dans leur couverture humide avec une seule idée en tête : passer. Robiel avait la même obsession.
Mourir dans le port de Calais, la nuit, à des milliers de kilomètres de l’Afrique, à bout portant de l’Angleterre et à cent mètres à peine du ferry qui peut vous y emmener, c’est absurde. Je marche sur les traces d’un mort et je rencontre les autres, ses semblables, ceux qui n’ont pas encore le visage de la charogne de mes cauchemars, mais des yeux noirs, brillants, le nez bien dessiné et la bouche gourmande des adolescents. Et je cours comme eux le long des quais noyés par la mer assassine pour repérer le bon camion, le ferry, le trou dans les barbelés et la possibilité d’une faille dans la forteresse.
La claque horizontale du vent me ramène au centre-ville et sa « Rue Royale », trait d’union entre le Parc Richelieu et la Rue de la Mer, artère violacée par le froid, toits en ardoise et façades blêmes, gaufres molles et moules frites. Un caniche local avisé pisse sous le vent et sa maigre maîtresse s’accroche à l’ancre de son parapluie retourné. Le grand parc est désert et la bise pousse en direction de la gare, oasis universelle des nomades. Dans le hall, une poignée d’entre eux dégoulinent en silence, floquant le sol de petites flaques froides. Sur un banc, un géant frissonne dans son imperméable de plastique. Il a le teint gris des noirs affamés. Le gaillard accepte un sandwich, se retient de le dévorer et mordille son jambon avec élégance. Belle tignasse. Beau sourire. Bon anglais. Ne s’interdit pas la charcuterie. Un chrétien d’Érythrée, comme Robiel. Le nom de Lampedusa, en Sicile, lui fait hausser le sourcil. Il fourre la moitié du sandwich dans sa poche, passe un doigt sur ses lèvres gercées et concède quelques « petits problèmes » pendant la traversée.
L’affamé faisait partie des passagers du chalutier qui a pris feu et coulé en pleine nuit d’automne devant l’île italienne. Trois cent soixante-six morts. Lui a nagé quatre heures dans l’eau grasse de mazout. Le faisceau d’une torche l’a trouvé dans la nuit noire. La main puissante d’un pêcheur s’est tendue, a voulu agripper son poignet visqueux, a glissé, l’a perdu. Il coulait. La main a plongé, accroché sa crinière, l’a remonté comme un thon sur le bat-flanc de la barque qui puait le poisson à l’agonie. Quelques claques bien appliquées, une couverture, un café chaud et le miraculé a survécu. De « petits problèmes », disait-il. Ces hommes sont sidérants. À peine repêché, il s’est échappé pour reprendre le chemin du Nord. L’Angleterre, c’est en face.
Il pleut de plus en plus fort. Le port devient noir, les mouettes désertent les quais, la rue est hostile, Calais fait la gueule. Un homme traverse le hall, laissant derrière lui une coulée de boue. La quarantaine, keffieh autour du cou, un blouson de nylon sur le dos, pas vraiment l’allure d’un gamin qui cherche à traverser. Lui aussi a le teint gris, à force de vivre dans l’hiver suédois où il a trouvé asile dix ans plus tôt. L’homme a des papiers en règle, une maison, un travail, une femme et des enfants à l’école : le Graal des immigrés. Deux ans pourtant qu’il s’embarque régulièrement sur la galère de Calais. Dès qu’il a une semaine de congé et un peu d’argent, il prend le train de Stockholm vers la France. L’Angleterre ne l’intéresse pas. Il fouille Calais. Les quais, les squats lépreux ou les camps de toile. Et il pose toujours la même question en montrant une photo écornée qui jaunit un peu plus à chaque voyage :
– « Mon frère. Un grand garçon d’Asmara. Il a disparu ici. Cela ne vous dit rien ? » Les autres regardent, secouent la tête.
– « Regardez encore, s’il vous plaît. »
Deux ans. Il a tout essayé, les flics, les clandestins, les pêcheurs, les humanitaires, les prostituées, les routards, les éboueurs, la morgue. Rien. Il lui reste juste assez d’argent pour payer son billet retour. Il lisse sa photo et la remet dans la poche de son blouson nylon.
– « Je reviendrai au printemps. »
On pointe le nez hors de la gare. Le jet ne faiblit pas. Invariable, la pluie coule grise et lourde, couleur de poisse au quotidien. J’ai rendez-vous dans un bar de la rue Royale avec Robiel B, un ami du noyé. Hier, j’ai eu un choc en le voyant. C’est le sosie de Robiel A, l’autre, le mort, dont je porte la photo sur moi. Les deux ont le même prénom, le même âge. Robiel et Robiel, amis, frères, faux jumeaux. L’un plein de vie, en chair et en muscles. L’autre, noyé, corps gonflé qui doit flotter entre deux eaux sales au fond du port, cognant contre la digue ou emporté par la Manche au gré des marées. « Robiel-le vivant » et « Robiel-le mort », le fantôme et son double, l’un incarne l’autre. Les regarder me donne le frisson. Heureusement, le Robiel de chair a un diminutif : « Roby ». Ils sont arrivés ensemble à Calais pour explorer ces quais que Roby n’arrive pas à fuir.
Un moyen classique de passer consiste à se glisser dans un poids-lourd garé à l’intérieur du port, sur le petit parking situé face aux ferries. Ceux-là embarquent à coup sûr vers l’Angleterre, pas pour Paris, le Havre, la frontière nord ou la Belgique. Sauf que ce parking-en-or est contrôlé par un groupe de Pakistanais, les plus dangereux des clandestins. Chaque fois qu’un obstacle se dresse sur la route des exilés, il y a une possibilité de service, donc de gain, des passeurs, leurs menaces et leur racket. Et ceux-là exigent des sommes exorbitantes pour vous guider vers le bon camion par un trou de grillage. Roby et trois de ses compagnons désargentés ont préféré tenter leur chance, seuls. Une trentaine de Pakistanais leur sont tombés dessus, armés de couteaux. Butin final, plus de deux mille euros. Roby a voulu défendre son téléphone portable. D’un coup de rasoir, les autres ont failli lui trancher la main. Depuis, Roby ne cesse de lécher sa blessure au poignet, de peur qu’elle ne s’infecte. Le parking-en-or désormais inaccessible, Roby et ses compagnons se sont rabattus sur l’immense parc public, à l’extérieur du port.
La première fois, le poids lourd choisi a démarré sans attendre et il a pris la route à vive allure…dans le mauvais sens. Un arrêt à une station-service a permis aux évadés de sauter du camion, pour une marche retour de cinquante kilomètres en longeant l’autoroute vers leur point de départ. À la deuxième tentative, ils ont vite réalisé l’erreur de trajectoire et n’ont marché qu’une nuit sous la pluie. À la troisième, les garçons ont réussi à pénétrer dans un camion frigorifique vide, un œil inquiet sur le système de climatisation. Les véhicules de ce genre sont quasiment hermétiques. Au bout de vingt-quatre heures d’attente, l’air a commencé à manquer. Sans nourriture, sans boisson, Roby dit qu’ils n’auraient pas tenu un jour de plus. Enfin, le chauffeur est arrivé, la porte de la cabine a claqué, le moteur a démarré, le système de climatisation a fonctionné et le poids-lourd s’est mis en route…vers la Belgique.
La quatrième tentative était magnifique. Audacieuse, bien pensée, bien exécutée. Roby, accroché pieds et mains sous la cabine, était prêt à sauter à la moindre erreur de direction. Le véhicule a filé droit sur le port. Le ventre ouvert du ferry était à deux cent mètres au plus. Ce sont les chiens des policiers qui l’ont découvert. Un jour au poste, un verre d’eau et un sandwich et Roby a regagné le radeau de sa tente.
Il est vraiment très en retard. Les migrants sont toujours pressés. Ils ont un agenda, mais pas de montre. Je regarde vers le port et les ferries posés sur l’eau de l’autre côté du bassin. Non, il n’osera pas ! Quoique… Il pleut à nouveau très fort, le vent devient fou, la nuit va bientôt tomber, je claque des dents. Cette fois, la météo n’y est pour rien. Ces gosses me font froid dans le dos. Roby et Robiel, le vivant et le mort. Ils sont partis d’Asmara, leur capitale d’Érythrée. Roby, depuis trois ans, Robiel, il y a cinq ans. D’abord le sable du désert. Et puis l’eau de la méditerranée. Le grand voyage des migrants. » » »
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Écouter l’entretien sur le livre ( WGR Radio, la radio des grands-reporters.
Débat 5 à 7 du CICR – Migration en Europe : une réponse humanitaire contrariée ?
En 2015, plus d’un million de personnes ont traversé la Méditerranée au péril de leur vie. Un an et demi plus tard, que penser de la réaction humanitaire en Europe ?
Avec :
► Laurent Muschel, Directeur Migration et Protection, Commission européenne
► Françoise Sivignon, médecin, Présidente, Médecins du Monde
► Angela Valenza, Conseiller régional Migration pour l’Europe et l’Asie Centrale, CICR
► Catherine Wihtol de Wenden, Directrice de recherches, CNRS
et jean-Paul Mari, grand-reporter, écrivain.
VOIR LE DÉBAT (en intégralité)
RCJ: Emission Postface. Caroline Gutmann.
En mémoire des migrants
« Dans ce récit poignant, qui nous emmène aux quatre coins de la planète… »
L’invité d’Une semaine d’actualité.
ECOUTER L’EMISSION SUR RFI
LIRE « EN MEDITERRANEE, A BORD D’UN BATEAU IVRE », LA CRITIQUE DU JDD
LIRE « SUR LES TRACES DES MIGRANTS » PAR LAURANCE N’KAOUA – LES ECHOS
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Lire l’Édito de la Revue des deux mondes par Valérie Toranian
© Dessin de l’illustrateur portugais Vasco Gargalo / Cartoon Movement
LCI :Voir le débat sur la crise migratoire au sujet du livre « Les Bateaux Ivres »
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