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À Lesbos: «Le plus dur, c’est les enfants morts»

publié le 30/10/2017 | par Fabien Perrier

Une nuit aux côtés des gardes-côtes qui patrouillent au large de Lesbos pour repérer les bateaux de réfugiés


«Cap au nord ! Ils ont besoin de renfort.» Le portable à peine coupé, le capitaine Michael Kapitanellis, l’air soucieux, ordonne à Dimitris Dascalou, le pilote, de changer de direction. Lundi 7 mars, 3 h 45 du matin. Les cinq gardes-côtes grecs surveillent les eaux territoriales autour de Lesbos, à bord de la frégate PLS602, depuis deux heures. L’œil peine à distinguer la mer de la nuit. A l’autre bout de l’île, un rafiot chargé de migrants manque de sombrer, dans ce couloir situé en mer Egée entre la troisième plus grande île grecque et la côte turque.

«Pourquoi personne ne l’a intercepté de l’autre côté?», se demande le capitaine. Sa voix trahit son angoisse autant que son ras-le-bol. Des vies humaines sont en péril. Et «de l’autre côté», aucun garde-côte turc n’a été aperçu depuis le départ. La veille, de jour comme de nuit, à bord d’un autre vaisseau des gardes-côtes grecs, même constat : le rivage turc à une dizaine de milles est distinct à l’œil nu, mais pas de garde-côte à l’horizon. Ni dans le radar ni sur la caméra thermique. L’UE a pourtant promis trois milliards d’euros à la Turquie si, en échange, elle contrôlait notamment ses frontières extérieures.

C’est typique des embarcations des réfugiés. Ils sont lâchés sans lumière.
Le «602» fonce vers le nord. Soudain, les équipements de contrôle signalent un bateau. Mais sur l’eau, aucune tache lumineuse. «C’est typique des embarcations des réfugiés. Ils sont lâchés sans lumière», explique Nikos Fragoulis. Depuis quatre ans, il a rejoint ce corps naval.«Ils n’ont souvent jamais piloté, mais l’un d’eux doit barrer jusqu’à la Grèce.» Le capitaine déclenche le gyrophare : «Quand ils le voient, ils allument leurs portables pour être repérés.»

Un détour pour rien

Stratos Andoniou et Kostas Karanikolopoulos scrutent les écrans. Projecteur en main, le capitaine fouille dans la nuit et le creux des vagues. En vain. Le Zodiac d’une ONG apparaît, sans phare. Son pilote allemand bafoue le droit maritime. «Il met en danger sa vie et celle des autres !» tempête le capitaine. Au retour, il fera un rapport.

Le «602» a dévié son chemin pour rien. A 4h20, quand l’équipage arrive enfin sur les lieux, une quarantaine de migrants ont déjà été évacués par des collègues. Ils sont encore 35 sur l’embarcation en bois défraîchie. Bientôt rescapés. La veille, 25 personnes ont péri dans un naufrage au large de la station balnéaire de Didim, dans le sud-ouest de la Turquie. Les gardes-côtes turcs en ont sauvé 15 autres.

A bord du «602» qui reprend la direction de Mytilène, les membres de l’équipage racontent avoir déjà vu les gardes-côtes turcs laisser filer les migrants: «Ils les escortent jusqu’aux eaux grecques», affirme même le capitaine Kapitanellis.

Tous nos salaires ont été coupés de 30%. Nous devons même acheter nos tenues.
Puis la discussion se porte sur la crise: «Tous nos salaires ont été coupés de 30%. Nous devons même acheter nos tenues», dénonce un membre de l’équipe. Un coup de fil de la capitainerie interrompt l’explication: une embarcation a envoyé un appel au secours par l’application de messagerie Viber.

«Régulièrement, les migrants envoient des messages. Parfois, ils indiquent leur localisation», souligne Michael Kapitanellis. Le poste central tente de localiser le portable. Au port de Mytilène, les autorités confirment recevoir des alertes directement. Dans leurs embarcations de fortune, les migrants ont leurs téléphones. Et un numéro à joindre, côté grec.


Appel au mégaphone

5h15, la nuit devient moins profonde. Pas les vagues qui font tanguer la frégate hellène. Quarante-cinq minutes plus tard, un Zodiac apparaît sur la caméra thermique. Bondé. «Ils sont en mauvaise position. Impossible de les accoster. Ça les ferait chavirer», tonne le capitaine. Il s’empare du mégaphone : «Nous sommes là pour vous aider. Suivez-nous !»

Débute une demi-heure d’angoisse. Chacun, sauveteur ou migrant, risque sa vie. Près des côtes, les vagues dépassent encore le mètre. Les gardes-côtes guident le canot pneumatique vers une zone où la mer semble plus calme. «Coupez le moteur! Nouez les cordes!», répète le capitaine à des migrants trempés, transis de froid.

Au bout de quelques minutes, les premiers passagers montent sur la frégate. Cris, pleurs… Les nerfs lâchent. Les visages défaits portent les stigmates d’une traversée effroyable. Ils viennent de passer plusieurs heures sur l’eau. Subissant vent froid, vagues glacées, nuit noire. Des bébés d’à peine trois mois trouvent refuge dans les bras de leur mère, protégés par des couvertures de survie. Une femme enceinte se sent mal. Des enfants, regard hagard, yeux cernés, tremblent de peur et de froid.

Une couverture pour emmitoufler un bambin

Les hommes, à l’avant du pont, fixent les rives sans bien comprendre où ils vont. «Tamam» («merci»), répètent les 74 naufragés. Une mère s’approche de la cabine : «Mon bébé est froid.» Le capitaine, père de deux enfants, demande à Nikos de découper une couverture pour emmitoufler le bambin auquel il ôte les vêtements gelés. Des larmes coulent sur les joues de sa mère. Tout le monde observe. Sans un mot. La veille, à bord du PLS618, le jeune capitaine Christos Korkizoglou, père depuis deux mois, confiait : «Le plus dur, c’est de sortir les morts de l’eau, surtout les enfants.»

A l’arrivée au port de Mytilène, une ambulance attend la femme enceinte, la mère et son enfant. Un car du Haut-Commissariat pour les réfugiés charge les naufragés. Ils sont transférés au «hot spot» de Moria. Là, ils seront identifiés et triés entre présumés réfugiés et migrants dits économiques. Depuis le début de l’année, 410 migrants sont morts dans le bassin méditerranéen.

Près de 150 000 sont déjà arrivés en Grèce, plus de la moitié par Lesbos. «La majorité a été détectée et interceptée en mer», souligne Antonios Sofiadelis. Le lieutenant commandant des autorités portuaires de Mytilène espère une «approche européenne et globale». Mais il précise: «Nous ferons toujours tout pour sauver des vies humaines.»


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