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«Comment peut-on se suicider dans un endroit aussi beau? »

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

George Miller, fils d’un émigré grec, 58 ans, a été le témoin et le fer de lance de l’essor du cinéma australien, notamment avec les trois «Mad Max», réalisés coup sur coup entre 1980 et 1985, avec Mel Gibson. Passé ensuite à Hollywood, il y a signé deux films très personnels, «les Sorcières d’Eastwick» et «Lorenzo», et l’un des meilleurs épisodes de la série «Twilight Zone». Il raconte Sydney, la ville où il a choisi de vivre


Hier, il pleuvait, et demain encore, engoncée de gris, Sydney prendrait des allures de chien mouillé, ces airs plombés qui sous d’autres cieux annoncent la neige. Mais aujourd’hui, le décor choisi par George Miller est en accord avec l’histoire qu’il veut dire.
Il est arrivé comme toujours la chemise boutonnée jusqu’au col, avec un pull de laine que, plus tard, il pincera entre le pouce et l’index pour souligner la douceur de l’hiver. The Gap est une faille dans les falaises qui chutent vers l’océan Pacifique, des murailles battues par des flots bleus et mousseux qui encadrent l’entrée de la rade. Elle fut franchie par les navires de l’empire britannique qui, dans ce nouveau bagne, sans différencier l’assassin du voleur de pain, déversait le trop-plein des geôles londoniennes. Puis par les cargos d’hommes et de femmes qui espéraient une vie moins pénible que celle abandonnée derrière eux dans une Europe dévastée par la guerre. Le grand-père de George Miller renonce à la Grèce et, de ce geste qu’ont souvent les immigrants pour prêter allégeance à leur nouvelle patrie, se dépouille de son nom de Miliotis. En souvenir du soleil, il choisit les terres brûlantes du Queensland. Loin de la mer, dans le village de Chinchilla qui compte une poignée d’habitants et des champs de pastèques qui déroulent la verdure de leurs vagues jusqu’à l’horizon, grandit George Miller. Sur ces plaines qui, de chaleur, se troublent, il laisse filer son esprit. «Il n’y avait rien à voir. Rien pour se distraire. Il fallait inventer, aller plus loin que le regard. C’est là-bas que j’ai développé mon imagination.» Quand sa famille s’installe à Sydney, il a 11 ans et découvre l’océan.
Cochons téméraires. Par-dessus la balustrade, George Miller se penche vers le bouillonnement de cristal. «Je me demande toujours comment il est possible de se suicider dans un endroit aussi beau…» Chaque année, dans une discrétion entretenue par la municipalité de ce quartier, le plus chic et le plus cher de Sydney, une vingtaine de personnes plongent vers ce vide lumineux qu’est le Gap dont la traduction est, selon le contexte, variable. Un de ces mots à tiroirs que le dictionnaire remplit d’une dizaine de sens comme une malle à costumes dans laquelle les enfants fouillent pour se déguiser, pour devenir autres, comme les personnages de ces fables que Miller aime tant raconter. A gap in the wall, une brèche dans le mur du quotidien, et il s’y glisse pour inventer un monde où les femmes se révèlent sorcières, les hommes visionnaires et les petits cochons téméraires.
Pour que la métamorphose s’accomplisse, il faut un terreau fertile où les racines pourront se nourrir et l’imaginaire se déployer. C’est sans doute la seule chose qu’il reproche à Sydney: d’être trop lisse, trop évidente et trop belle comme «une jeune fille alanguie qui s’offre mais n’a pas grand-chose dans la cervelle», surtout comparée à Melbourne, l’éternelle rivale du Sud, la victorienne aux genoux serrés que la froidure condamne au huis clos des maisons calfeutrées plus propices à la réflexion. «A Sydney, l’hiver n’existe presque pas. (C’est à ce moment que Miller tire sur son pull). Les gens vivent dehors en permanence. Ils font tous du sport ou parlent de sport. Sydney est une ville physique, pas spirituelle. Une ville dans laquelle il est difficile de se concentrer. Je réponds à vos questions et en même temps mon regard ne peut s’empêcher d’être attiré par le spectacle autour de moi, les couleurs de la mer…» qui ont viré de l’opale au bronze alors que le soleil s’engouffre dans la rade où les premiers ferries laissent la griffure de leur sillage. Un seul nuage de brume s’enroule au pied de la cité, elle semble flotter et contredire Miller qui n’accorde pas une once de mystère à Sydney : «De toutes les villes où je suis allé, elle est celle qui a le moins de profondeur, le moins de dimension mythologique.»
Ville transparente, avec ses troupeaux de maisons claires, ses longues plages qui s’agenouillent à la mer et les méandres de la Parramatta qui, même si l’on tourne le dos à l’océan, accroche encore du bleu à tous les horizons. «Regardez, avec ces collines partout, vous pouvez toujours vous repérer, vous savez toujours où vous êtes.» Et lui qui aime à égarer son imagination sur des sentiers inconnus le regrette: «Vous ne pouvez pas vous perdre dans Sydney…» Mais y habiter est pourtant le choix de Miller pour profiter de la souriante langueur d’une ville qu’il adore et déteste d’un même élan, pour offrir à ses enfants une cité où les jardins botaniques encouragent les passants à marcher sur l’herbe des pelouses et à enlacer le tronc des arbres.
Encore quelques minutes avant de partir. Se souvenir, parce que souvent Sydney perd la mémoire, que «les Aborigènes vivaient ici avec de l’eau claire et des poissons en abondance dans ce qui était leur paradis avant que nous arrivions». Encore un instant pour contempler cette ville qui n’est pas de ses films, à l’exception de Mad Max 3 qui s’achève sur une image de Sydney dévastée par la guerre, son pont éventré et l’opéra si pâle dans le brouillard nucléaire. C’est vers lui que nous allons maintenant, vers la flamboyance de cette architecture que Miller appelle le seul miracle de Sydney.
Théâtre tronçonné. Il faut d’abord suivre la guirlande des anses et des baies qui festonnent la rade. Un signe de la main aux deux promeneuses qui ont lancé un «Hello George !» Un regard au Winter Garden qui fut le cinéma où George Miller, Philip Noyce et bien d’autres réalisateurs australiens eurent leurs premiers films projetés. Le théâtre a été tronçonné en appartements de luxe, découpé par l’appétit des promoteurs qui font surgir des immeubles sans goût ni grâce dans une ville où la corruption ferme les yeux de ceux qui décident. «A l’origine, Sydney était un bagne qui a hérité de ce qu’il y avait de pire en Angleterre. Il en reste toujours quelque chose… De toute façon, en Australie, ce n’est pas la promotion de la culture qui fait gagner des voix aux élections.» Autant pour Miller qui rêve d’une cinémathèque pour que ne soit pas dilué par la vague américaine ce qui fait le sel du cinéma australien.
Au feu, la voiture s’est arrêtée, le nez sur Victoria Street. Carrefour qui mène à gauche vers le quartier où les homosexuels conduisent chaque année la farandole du mardi gras, à droite vers le King Cross qui navigue surtout la nuit, éclairant d’une lumière de bastringue la ronde des dealers, des marins perdus et des filles sans joie. Croisée des chemins pour Miller. A gauche, Victoria Street se termine avec l’hôpital Saint-Vincent où il fut médecin, à droite, elle va vers le Metro, ancien théâtre qui héberge les bureaux de sa maison de production, Kennedy-Miller. La vie d’avant et celle d’aujourd’hui sur une même ligne droite qui, l’espace d’un film, fait une boucle et s’enroule autour de Lorenzo. De toutes les histoires qu’il a racontées, elle a sa préférence. «Il était inutile de forcer le trait, le scénario se contentait de suivre une incroyable réalité.» Celle d’un enfant malade que ses parents sauveront d’une mort annoncée en luttant contre le temps, le scepticisme des autres et la condescendance du monde médical.
Traverser la rade. Aux urgences où il travaillait, le jeune docteur Miller apprendra le pire. Les images les plus dures, il les jetait à la brise du pont du bateau qui, le soir, le ramenait chez lui. «La traversée de la rade était courte mais elle me lavait des mauvais souvenirs certains jours. A Sydney, prendre le ferry, c’est comme prendre la mer et partir en vacances.» Moyen de transport et de plaisir qu’utilisent chaque jour des milliers d’habitants de la ville qui, la cravate au vent, rejoignent leurs bureaux. Miller se souvient des célébrations du bicentenaire de l’Australie, de la baie devenue salle de bal où tournoyaient les voiliers. «J’étais, avec Tina Turner, invité sur un somptueux bateau pour assister au feu d’artifice. Un de mes copains, pour deux dollars, avait pris le ferry. Et vous savez quoi ? Il avait une meilleure vue que nous !»
Et Miller se régale de cette ville où l’argent ne fait pas systématiquement la différence. On y rudoie volontiers les plus prétentieux et une tradition égalitaire veut que l’on s’installe à côté du chauffeur de taxi qui, le plus souvent, a le sourire aux lèvres. Celui d’Athènes avait la moquerie à la bouche et Miller ne l’a pas oublié. Il emmenait son père pour un dernier voyage et, à l’aéroport, tentait de rassembler les bribes d’une langue qu’il n’a jamais vraiment apprise. «Ecoute le touriste qui essaye de parler grec !», a ricané le chauffeur. «Fuck you !», a répondu Miller.
A Sydney, ce sont les fils des immigrants qui ont arrondi les angles britanniques de la ville, semé des tables en terrasse et fait chanter les marmites. En vagues successives, les Grecs et les Italiens, puis les Asiatiques, ont pimenté un bouillon fade, inventé une cuisine australienne joyeuse et provocante qui réjouit George Miller. «Sydney est un lieu d’apprentissage. Dans le cinéma, il est possible d’explorer différents domaines, de s’exercer… Aux Etats-Unis, si vous êtes talentueux, vous êtes immédiatement repéré, aspiré et canalisé. La dimension humaine de Sydney est un atout de cette ville…» dont l’histoire commence ici, dans le quartier des Rocks qui fut, en 1788, le point d’ancrage de la colonie.
Emboîtement magique. Au-delà du charivari des ferries qui jouent de la sirène en approchant des quais, George Miller a tendu le bras. De l’autre côté de cette petite baie, à Bennelong Point, sur ce qui était en 1955 un terminus de tramways planté sur un écheveau de rails, s’est ouverte la corolle de l’Opéra. Que les juges australiens encore tout empêtrés d’une rigueur anglo-saxonne, sur 233 projets, aient choisi le plus aventureux, demeure aujourd’hui encore un émerveillement pour Miller qui jamais ne se lasse de cet emboîtement magique. Alors que la structure métallique de l’architecte danois Joern Utzon montait au ciel, l’intensité des critiques de ses détracteurs suivit la même ascension. Ils furent réduits au silence quand l’ossature fut recouverte d’une céramique qu’Utzon avait voulu blanche pour que puissent s’y refléter les humeurs changeantes du ciel et de la mer. Chacun crut reconnaître dans cette envolée magistrale une évocation des voiliers qui traversent le port de Sydney. En réalité, enchanté par l’harmonie des temples mayas et la géométrie des quartiers d’une orange, Utzon ne fut jamais inspiré par le moindre bateau. Qu’importe, a dit George Miller.

Copyright Libération. 2003