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Fuck the Pool !

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Pour échapper à la censure militaire américaine, en 1991, un groupe de reporters avait choisi de ne plus respecter les règles. Quitte à se déguiser en soldats américains pour arpenter le champ de bataille. Jean-Paul Mari était l’un d’eux.Il raconte


Il avait un grand sourire lumineux, demandait votre nom, vous appelait par votre prénom – «Hello Jean! Welcome in Dharan, Saoudia!» – et assurait qu’il était là vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour répondre à tous vos besoins. Surpris par tant de chaleur militaire, on se laissait aller à demander à l’officier de presse américain une première visite dans une unité de GI. La réponse, immuable, consistait à vous demander d’ajouter vos nom, prénom, organe de presse, numéro d’accréditation, téléphone, jour et lieu souhaités… au bas d’une très longue liste, en promettant de vous rappeler. Ce qu’il ne faisait jamais.
Basé à Dharan, à 150 kilomètres au sud de la frontière du Koweït alors occupé, cet officier de presse faisait en réalité partie d’une énorme mécanique sophistiquée appelée «Pool». Le système était simple, clair, lumineux: un journaliste, une unité. Le reporter, affecté à une section de combat ou à une unité de nettoyage de poubelles, au front ou dans la banlieue de Riyad à 700 kilomètres du premier éclat d’obus, était pris en charge par l’armée américaine, transporté, logé, nourri, bichonné et ligoté. Petit détail: seuls les journalistes américains avaient droit au Pool, objet de longues négociations à Washington entre médias et gouvernement. Chaque jour, le privilégié écrivait un article qu’il remettait à l’officier de la compagnie, qui biffait le moindre renseignement «stratégique». C’est ainsi que la mention «à 160 kilomètres au sud de Riyad, la capitale» devenait «quelque part dans le désert saoudien».
Les transcriptions de tous les reportages aboutissaient dans les 200 bannettes de la salle de presse de Dharan, et leur lecture quotidienne, interminable mais fascinante, nous apprenait que les soldats «avaient un haut moral», persuadés que Bagdad «était le plus court chemin pour rentrer à la maison» et que chaque combattant «avait un boulot à faire et qu’il le ferait». Parfois, un énorme scandale éclatait au sujet d’un lot de masques à gaz légèrement périmés, ou sur le retard de deux jours du courrier en provenance des Etats-Unis. La désinformation par la saturation d’informations sans aucune importance… le concept américain était brillant. Quant aux reporters exclus du Pool, membres de la communauté non anglo-saxonne, française ou bantoue, ils n’avaient droit à rien. Sinon à une interdiction formelle de circuler sans autorisation dans le nord du Koweït, déclaré zone militaire.
Après quelques semaines de ce régime, un groupe de correspondants de guerre a décidé de reprendre les vieilles habitudes. D’abord, se procurer une panoplie d’uniformes de GI, français et égyptiens. En transformant au besoin un casque rond français en modèle américain par l’ajout d’une bande de Bulgomme recouvert d’une toile de camouflage. Puis badigeonner de boue réglementaire son 4X4 frappé d’un V renversé orange, signe de reconnaissance des véhicules alliés. Puis explorer le désert en installant au volant le reporter-soldat qui parlait le mieux l’anglais. Comme insigne accroché à l’épaulette, trois petites lettres, «FTP», à la fois comme un rappel des Francs-Tireurs Partisans et une apostrophe: «Fuck the Pool!»
Bien sûr, tout cela était illégal en vertu de la loi militaire américaine dans le désert saoudien. Et la Military Police nous faisait la chasse, avec la complicité des Saoudiens, toujours prêts à nous arrêter aux nombreux barrages, à retirer accréditation et passeport avant de menacer d’expulsion. Nous, on se mêlait aux convois militaires, arpentant le désert sans téléphone satellite et sans GPS, en dormant dans nos véhicules, le coffre chargé d’eau, de biscuits, de jerricans d’essence et de roues de secours. De retour à l’hôtel à Dharan, pour prendre une douche et envoyer nos papiers, on regardait sur les chaînes américaines des images d’une guerre irréelle, racontée par des gens qui ne l’avaient jamais vue, une guerre propre où des bombes «intelligentes» détruisaient des cibles numériques sur un écran vidéo.
Et on repartait jouer à cache-cache forcé, suivre la prise de Khafji sur la frontière, le déploiement des tanks à Hafr El-Batin ou voler une interview – interdite – à un soldat du Kansas, isolé et déprimé, qui crachait sa chique de tabac en se demandant ce qu’il fichait là, sur cette dune de sable, à préparer une guerre dont il ne voyait pas l’intérêt. A l’approche de l’offensive, le passage des barrages est devenu plus difficile et les soldats saoudiens se sont mis, sur les conseils des MP, à exiger les papiers. Du coup, il nous a fallu remiser l’uniforme réglementaire au profit de celui des Forces spéciales américaines, calot de laine noire, treillis, air sombre et dur de celui qui n’a pas l’habitude d’expliquer. Les sentinelles se figeaient au garde-à-vous: on passait.
Au jour de l’invasion, le poste-frontière de Khafji faisait bouchon aux hors-la-loi. Pour contourner deux clôtures métalliques espacées d’une dizaine de mètres, il a fallu foncer plein ouest sur 200 kilomètres jusqu’à la fin de la clôture, la contourner, et revenir plein est jusqu’au point de départ… mais du bon côté de la barrière: au Koweït. Après, il suffisait de remonter le gros de l’armée en campagne, d’atteindre les premières lignes, d’avancer encore jusqu’à rejoindre les Forces spéciales – les vraies –, baroudeurs de luxe occupés essentiellement à expérimenter leurs armes de pointe. Là, dans le chaos des combats largement compensé par la tranquillité due à l’absence de la Military Police, on pouvait travailler. Et voir ce qu’on ne voulait pas qu’on voie.
Il y eut d’abord ces bombes Fuel-Air dont l’explosion évoquait le champignon d’une bombe atomique. Le râteau des B-52 déchirait le ciel, une bombe libérait une masse de gaz en expansion, une seconde la faisait exploser, et une flamme gigantesque calcinait tout au sol, sur plusieurs kilomètres, avalant l’oxygène de l’atmosphère, asphyxiant à mort les soldats irakiens, pourtant enterrés en sous-sol sous des tonnes d’abris en béton et en acier.
Il y eut la bataille de Minh El-Amadi, un des seuls moments de la guerre où le rouleau compresseur allié s’est retrouvé immobilisé pendant plus de vingt-quatre heures. Devant la ville côtière, les Forces spéciales, des unités de blindés et pas mal de FTP, dont des photographes français, Georges Mérillon, Thierry Bocon-Gibod, Jacques Langevin, Patrick Durand, un reporter-télé, Patrick Bourrat, et au moins un journaliste de presse écrite. Au loin, une batterie têtue de 106 mm nous clouait sur place et les Américains pestaient contre ce ciel bouché par un vent de sable qui empêchait toute intervention aérienne. Sous les obus de mortiers, les photographes FTP se disputaient pour remettre leurs pellicules aux rares courriers qui repartaient vers l’arrière.
Quand le ciel a fini par s’ouvrir, les F-15 sont arrivés, le désert des Irakiens est monté au ciel et la progression a repris. Alors, on a découvert les restes de la fameuse «quatrième armée du monde», longues colonnes de pauvres hères en uniforme, venus du Kurdistan ou des banlieues de Bagdad, abandonnés par leurs officiers, de la chair à canon, marchant mains sur la tête, zombies rendus fous par des semaines de bombardements. Parmi eux, ce soldat d’une trentaine d’années, instituteur dans le civil, la bouche couverte de bave, incapable d’allumer la cigarette qu’on lui avait tendue.
On a roulé encore, vers Koweït-City et plus au nord, jusqu’à une autoroute engorgée par l’armée irakienne en déroute. Bagdad annonçait une «retraite» là où l’état-major américain n’a voulu voir qu’un «retrait» tactique. Une colonne de chars britanniques a coupé la route des fuyards et les bombardiers américains ont fait le reste. Notre lumineux officier de presse américaine n’aurait sans doute pas voulu qu’on marche dans cet entassement de véhicules calcinés, moteurs encore allumés, parsemés de morceaux de corps humains de la taille d’un ballon de football, les coffres des camions vomissant pêle-mêle des tapis pillés et des caisses de kalachnikovs inutiles. Un décor écrasé sous toutes les bombes disponibles, incendiaires, à fragmentation ou antitanks, qui avaient laissé des chars haut perchés sur la rambarde centrale de béton de l’autoroute, comme des navires surpris par une marée descendante.
A force d’avancer plus vite que l’armée, certains FTP se sont retrouvés, à la sortie d’un nuage de poussière, de l’autre côté de la frontière irakienne, face au canon d’un fusil, à deux doigts d’être exécutés sommairement comme espions et finalement prisonniers pour quelques jours dans un camp irakien. Etre FTP, c’était être hors-la-loi, une attitude apparemment déraisonnable mais qui s’est révélée finalement la seule efficace et cohérente pour refuser un fonctionnement aveugle, servile, du travail de reporter. A l’inverse, le système du Pool a permis de présenter le visage d’une guerre propre et sans victimes alliées.
L’unique photo d’un GI mort, enveloppé dans son sac de plastique, à côté d’un autre soldat qui pleure son ami disparu, a été prise dans un hélicoptère par un photographe américain, David Turnley. Un rouleau de pellicule que les militaires ont essayé de récupérer par tous les moyens, et que le reporter a dû dissimuler sur lui et transmettre en cachette, comme un voleur d’images. Partout ailleurs, la loi était le Pool. Elle a permis d’intoxiquer, par le biais de la presse, jusqu’à l’armée ennemie.
A la fin du conflit, le général Schwarzkopf, face à une foule de journalistes américains, a longuement expliqué comment il avait fait croire aux Irakiens qu’il allait envoyer ses troupes débarquer sur les côtes du Koweït alors que la percée par le désert paraissait une évidence stratégique. Le général a d’abord organisé une gesticulation militaire près des îles qui regardent Koweït-City. Puis quelques barges garnies d’heureux journalistes du Pool sont parties couvrir un débarquement qui n’a jamais eu lieu, «à cause du mauvais temps», et les reporters, penauds et grugés, ont été renvoyés dans leurs bases. A la fin de la conférence de presse, après l’aveu du général, les journalistes présents se sont levés d’un bond… et ils ont applaudi. La guerre de l’information sur le Golfe était finie.

Jean-Paul Mari


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