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«Je pourrais commettre un attentat en France »

publié le 17/02/2015 | par Luc Mathieu

Formé par les plus redoutables combattants d’Al-Qaeda, Abou Khalil, Syrien de 24 ans, raconte son parcours radical et l’avenir de son jihad.


13 octobre 2014

Abou Khalil est d’autant plus inquiétant qu’il semble normal. Ce samedi soir, il se promène, nonchalant et souriant, en jean et baskets, dans les rues de Mersin, sur le littoral turc. Il a les cheveux courts et une barbe si fine qu’on la distingue à peine. «Je prendrai une bière, s’il vous plaît», dit-il au serveur d’un café du centre-ville. «Non, c’est une blague, mettez-moi un jus d’orange», ajoute-t-il aussitôt en riant.

Abou Khalil, un Syrien de 24 ans, est membre d’Al-Qaeda. Il en est «fier» ; il ne regrette ni ne renie rien. Il appartient au groupe «Khorassan», considéré par les services de renseignements américains comme le plus dangereux, le plus susceptible d’attaquer l’Occident sur son sol. «Oui, bien sûr que je pourrais participer à un attentat aux États-Unis, en France ou dans n’importe quel pays membre de l’Otan. Ce serait une juste revanche face à vos bombardements en Afghanistan et maintenant en Syrie.

Il faut simplement que ce soit une opération d’envergure, qu’elle intervienne au bon moment et que la riposte contre le monde musulman soit anticipée», affirme-t-il. Il estime aussi que c’est «normal d’égorger les chiites, un par un, jusqu’au dernier», comme s’il s’agissait d’une évidence. Son jihad n’a pas de frontières et s’étend à tous les pays musulmans, qu’il veut transformer en autant d’«émirats» où un islamisme absolu régnerait.

«Vie merdique». Depuis deux semaines, Abou Khalil est en rupture de ban. «Disons que je prends des congés.» Il est parti en Turquie car il refuse de combattre l’Etat islamique (EI), l’organisation jihadiste rivale, comme le lui a ordonné Al-Qaeda. Excédé, il a décidé de parler pour que «nos chefs comprennent enfin que nous, les combattants, ne voulons pas d’une guerre entre musulmans ; nous devons nous unir, pas nous affronter». Il s’apprête à rejoindre le Brésil, où l’attend un oncle. Il n’y restera pas longtemps. «Depuis trois ans, je ne pense qu’aux combats et au jihad. Je suis dans quelque chose d’unique, de grand. Il est hors de question que je replonge dans une vie merdique, avec un travail ou des études. Je me repose un peu là-bas et je reviens dès que possible.»

Abou Khalil ne sait pas vraiment comment il est devenu membre d’Al-Qaeda. «Les choses se sont enchaînées, il y a eu des coïncidences. Je ne me suis pas réveillé un matin en me disant « tiens, je vais devenir jihadiste ».» A première vue, rien ne l’y prédisposait. Jusqu’à la révolution de mars 2011, il menait une vie tranquille d’étudiant en arabe à Alep, la grande ville du nord de la Syrie, avec ses parents et ses deux frères. «Il était tout à fait normal, pas du tout porté sur la religion. Il était drôle, il draguait sans arrêt et passait des nuits entières à jouer aux cartes», se souvient Ahmed, l’un de ses amis. Quand il évoque cette vie d’avant, Abou Khalil la qualifie, lui, de «vide et dénuée de sens».

Lorsque les premières manifestations éclatent, il se range du côté du régime. «Je le soutenais parce que Bachar al-Assad est l’un des seuls véritables ennemis d’Israël. A l’époque j’étais même fan de Hassan Nasrallah [le leader du Hezbollah libanais, ndlr]. Je me moquais qu’il soit chiite alors que j’étais sunnite, l’important était qu’il combatte Israël.»

A l’été 2011, Abou Khalil bascule du côté des révolutionnaires. «Je trouvais hallucinant que les soldats tirent sur des manifestants qui réclament le départ de leur président. A partir de là, j’ai participé à tous les rassemblements, chaque jour.» L’étudiant s’engage dans l’humanitaire, récolte de l’argent, travaille comme cuisinier à Al-Bab, à la frontière turque, pour aider les réfugiés qui fuient les bombardements de l’armée syrienne. «J’étais à fond pour la démocratie et la liberté», sourit-il.

Mais au fur et à mesure que la répression s’intensifie, il abandonne l’humanitaire – «qui ne résout rien» – pour la lutte armée. Son choix se porte sur l’Armée syrienne libre, le seul groupe à peu près organisé d’une rébellion encore embryonnaire. Il s’apprêtait à le rejoindre lorsque son frère, basé à Al-Qoussayr, à proximité de Homs, l’appelle : un nouveau groupe, le premier à être ouvertement islamiste, vient de se créer. Il ne compte qu’une trentaine d’hommes, tous d’anciens prisonniers de Saidnaya, un pénitencier du nord de Damas connu pour renfermer des salafistes et des jihadistes. Dès le début du soulèvement, le régime en a relâché des centaines, dont des anciens d’Al-Qaeda en Irak livrés par la CIA, espérant valider sa rhétorique selon laquelle la révolution a été fomentée par des «terroristes».

Barbe rousse. Abou Khalil s’enrôle, davantage pour suivre son frère que par conviction. Le groupe se fait rapidement connaître en commettant les premiers attentats-suicides de la guerre civile, à Alep et Damas. Au printemps 2012, l’étudiant qui n’a jamais tiré à la carabine que «pour tuer des lapins» est envoyé en formation à Atmé, un bourg du nord du pays. Celui qui l’accueille est un Géorgien d’origine tchétchène, surnommé Omar al-Shishani, qui a fait de la prison dans son pays pour détention illégale d’armes.

Il est depuis devenu l’une des figures les plus redoutées du jihad syrien. Repérable à sa longue barbe rousse, presque rouge, il a créé différents groupes avant de devenir l’un des «émirs» (dirigeants) de l’Etat islamique. «A l’époque, il n’avait qu’une toute petite barbe», s’amuse Abou Khalil. L’ancien soldat de l’armée géorgienne lui apprend le maniement de la kalachnikov, du lance-roquettes, du fusil de sniper, et lui inculque quelques rudiments de tactique militaire. Le camp d’entraînement est codirigé par Abou Jaber, un ancien prisonnier de Saidnaya. En septembre dernier, il a été nommé chef d’Ahrar al-Sham, une organisation rebelle salafiste.

Sa formation achevée, Abou Khalil passe d’un front à l’autre, à Homs, Idlib et Alep. Son groupe a désormais un nom : le Front al-Nusra, filiale officielle d’Al-Qaeda en Syrie. Il est craint et respecté, ses combattants ont la réputation de ne jamais battre en retraite. A cette période, l’opposition gagne du terrain face à l’armée syrienne. Les villes du nord tombent une à une. A l’été 2012, les rebelles pénètrent dans Alep. Abou Khalil en parle comme d’une époque bénie. «Il y avait des combattants venus du monde entier ; des Français, des Anglais, des Chinois, des Libyens, des Egyptiens, des Américains. Nous voulions tous nous battre, tous aller en première ligne pour tuer Bachar al-Assad et ses soldats. Il n’y avait pas vraiment de chefs, nous étions comme des frères. Tous les groupes s’étaient alliés. Je n’ai jamais retrouvé une telle unité, c’était magnifique.»

Deux mois plus tard, blessé au bras et aux jambes par des éclats d’obus, il est envoyé en convalescence à Al-Bab, où il se radicalise encore au contact d’un Anglais dont il refuse de dire le nom. «On logeait dans la même maison. La première fois qu’il m’a vu, il m’a dit que j’étais un kafir [un infidèle, ndlr], et il a commencé à m’apprendre l’islam. Au bout d’un mois, j’avais compris que le jihad était la seule voie à suivre.

Une fois rétabli, il est choisi par le Front al-Nusra pour suivre une formation de sniper. Son instructeur s’appelle Abou Youssef al-Turki, dit «le Turc», réputé pour être l’un des meilleurs au monde. Durant trois semaines, Abou Khalil apprend à tirer, à maîtriser sa respiration avant de presser la gâchette – «il faut respirer à moitié, par petites goulées» – et se familiarise avec l’utilisation des lance-roquettes et des missiles Grad. Il reste ensuite à Alep, où l’heure n’est plus aux conquêtes mais au repli face aux forces du régime.

La rébellion menaçant de reculer, le jeune Syrien s’inscrit sur la liste des kamikazes. «Je voyais qu’on n’y arriverait pas sinon, il fallait passer à des attentats-suicides.» Il prend sa décision en quelques jours. «Il faut comprendre que je ne me bats pas pour cette vie, seule la suivante m’intéresse. Si je meurs en martyr, je rejoins le paradis.» La liste des candidats est longue de plusieurs dizaines de noms, sa mort n’est pas programmée avant un mois. Abou Khalil, marié depuis quelques semaines avec la sœur d’un ami jihadiste syrien, s’accorde quinze jours de congés.
Guerre intestine.

Quand il revient, le jihad syrien a implosé. L’EI, plutôt discret jusque-là, s’est posé en leader et décrète l’absorption du Front al-Nusra. Celui-ci refuse : il dépend d’Al-Qaeda et n’obéit qu’à Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden. D’abord sémantique, dans ce langage abscons propre aux théoriciens islamistes, la bataille vire aux règlements de comptes. Abou Khalil voit son rêve d’émirat en Syrie s’éloigner. «Les chefs du Front al-Nusra ont fait n’importe quoi. S’ils avaient voulu détruire l’Etat islamique, il fallait s’en occuper dès le début, ça aurait été réglé en quelques jours. Au lieu de quoi ils ont tergiversé durant des mois. Au final, cela n’a abouti qu’à provoquer des combats entre des musulmans.»

La majorité de ses amis rejoint alors l’EI. Lui refuse. «Je ne les aime pas. Ils sont beaucoup trop brutaux, ils se sont mis tous les Syriens à dos.» Le problème, selon lui, n’est pas tant qu’ils coupent des mains et des têtes mais qu’ils le fassent sans avoir «éduqué» la population, et sans justifier leur sentence. «C’est normal de décapiter quelqu’un qui insulte le prophète. Mais il faut que ce soit un tribunal qui l’ordonne, ça ne peut pas se faire comme ça, sans justification, au coin d’une rue.»

Rendu furieux par cette guerre intestine, Abou Khalil se retire de la liste des candidats à l’attentat-suicide. «Ce n’est pas un problème, ceux qui devaient mourir après sont ravis de remonter dans la liste !» Il se rapproche encore d’Abou Youssef al-Turki. Par son intermédiaire, il rejoint une nouvelle organisation formée de jihadistes plus âgés et expérimentés que ceux qu’il côtoie d’ordinaire. Abou Khalil refuse de dire combien ils étaient, seulement que tous avaient combattu en Afghanistan contre l’Otan après le 11 septembre 2001 et la chute du régime taliban.

Il donne les noms de deux leaders : Al-Turki, son mentor, et Muhsin al-Fadhli, un Jordanien passé par l’Iran et ancien proche de Ben Laden, l’un des rares à avoir été mis au courant des attaques contre New York et Washington. «Cela a été une chance inouïe de les côtoyer. Ils ont passé des heures à nous raconter comment ils s’étaient cachés, pour certains avec Ben Laden, dans les mois qui ont suivi le 11 Septembre. Et comment ils avaient repris le jihad dans les années suivantes contre les Américains, malgré les drones, les satellites et les avions. C’était très excitant.» Le nom du groupe s’est imposé de lui-même : Khorassan, en référence à l’Afghanistan médiéval.

Le 22 septembre dernier, Abou Khalil aurait dû mourir. Alors qu’il était parti la veille en Turquie pour quelques jours de repos, 47 missiles Tomahawk américains s’abattent sur les bâtiments de la banlieue d’Atareb (nord) où vivent les membres de Khorassan. Une dizaine sont tués, dont Al-Turki. «D’ordinaire, je dormais dans la même pièce que lui. Il ne reste rien de la maison.» Ces frappes sont les premières des Etats-Unis sur le sol syrien, une heure avant que d’autres missiles ne visent l’EI, la cible officiellement désignée par Barack Obama. Ses services de renseignements l’ont convaincu que le groupe de vétérans de l’Afghanistan préparait une attaque imminente sur le sol américain.

Abou Khalil refuse de répondre sur la réalité de la menace. «Disons qu’il n’y avait pas de plan opérationnel, prêt à être appliqué.» Il insiste aussi sur l’erreur d’analyse des services américains. «Ils affirment que nous étions focalisés sur les attentats à l’étranger mais c’est faux. Les combattants luttaient avant tout contre le régime de Bachar al-Assad. Chaque jour, nous allions au front.» D’après lui, Khorassan n’a pas été anéanti. «D’abord car Al-Turki a formé plus de 600 combattants, qui pourront à leur tour en entraîner d’autres. Et surtout parce que la majorité des chefs sont toujours vivants. Désormais, ils seront totalement invisibles. Ils sont entraînés à ça, les Américains ne les retrouveront jamais.»

Abou Khalil, dont le récit a été confirmé à Libération par l’un de ses proches, n’a pas peur non plus d’être arrêté. Le jihad syrien lui a appris les règles de la clandestinité. Aucune photo ne le rattache aux membres de Khorassan. Il n’a pas laissé de trace sur les réseaux sociaux et ne dit rien de compromettant par téléphone. «Non, il n’y a pas de problème, je peux aller où je veux.» Il sourit, sûr de lui.

Mersin (Turquie)


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