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Alger : le coup de bélier des « six »

publié le 08/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Ils croyaient à un virage démocratique à la faveur d’une élection présidentielle honnête : les Algériens se retrouvent avec un président mal élu et une opposition qui a fait un pari risqué en boycottant le scrutin à la dernière minute


Stupéfiante Algérie ! Impressionnante et désespérante Algérie ! Tout au long de son histoire récente, c’est toujours à l’instant précis où toutes les conditions semblent réunies pour sortir de la crise, où ­ enfin ! ­ une solution politique semble à portée de la main des électeurs… qu’on se retrouve dès le lendemain dans une situation plus embrouillée encore, avec des Algériens qui ont la gueule de bois et un pays dans l’impasse. Comme si, de tous les scénarios, c’était forcément celui du pire qui devrait ici l’emporter. Cette fois, tout a capoté douze heures à peine avant le début du scrutin présidentiel. Des mois de mobilisation politique, sept candidats dont quatre « poids lourds » de la vie publique algérienne, un président et l’armée qui promettent des élections démocratiques, trois semaines de campagne marathon, des citoyens qui égorgent le mouton en l’honneur de leur candidat favori ; bref, des électeurs qui finissent par y croire… Et soudain, au soir du dernier jour, alors que le vote a déjà eu lieu dans les casernes, six candidats sur sept qui dénoncent un processus de fraude massive, en appellent en vain au président, se cabrent et annoncent qu’ils se retirent ­ en bloc ­ de la compétition ! Ne reste alors qu’un seul préten-dant : Abdelaziz Bouteflika, considéré comme le candidat du pouvoir. Le résultat ? Il est double. Et il coupe le pays en deux. Pour l’Algérie du discours officiel, le scrutin s’est parfaitement déroulé, avec un taux de participation de plus de 60% et un nouveau président, Abdelaziz Bouteflika, qui a obtenu une majorité écrasante de 73,79% des suffrages exprimés sur les 17,5 millions d’électeurs inscrits. Heureux élu ! Mais pour l’opposition, qui s’appuie sur des bureaux électoraux désertés et des fuites venues de l’intérieur même du pouvoir, le taux de participation est exactement de 23,03%, et le candidat Abdelaziz Bouteflika n’a obtenu que 28,30% des suffrages exprimés, soit un peu plus de 1 million de voix. En clair, le nouveau président de la République algérienne a été légitimé par le vote d’un électeur… sur dix-sept ! Deux chiffres, deux verdicts très différents : le premier, officiel, consacre un triomphe ; le deuxième, s’il est avéré, signe la mascarade. Impossible à vérifier dans un pays qui a refusé la présence d’observateurs internationaux. Et très difficile, pour les journalistes étrangers, ceux qui ont réussi à obtenir un visa, et qui depuis maintenant quatre ans sont systématiquement « pris en charge » à peine le pied posé à l’aéroport d’Alger. Installés d’office dans le même hôtel bunker, ils ne peuvent en franchir le seuil qu’après avoir demandé l’autorisation, restent en permanence dûment escortés par les policiers munis de talkies-walkies chargés de leur « sécurité » et doivent répondre dix fois par jour à la même question : « Où est-ce que vous allez ? » Le doute qui plane sur le résultat réel des élections est pourtant assez fort pour que le Quai-d’Orsay se déclare « préoccupé » et les Etats-Unis « franchement déçus ». Ici, à Alger, la réaction populaire est moins diplomatique mais plus nette : personne n’y croit. Ni les opposants, ni les journalistes, ni les fonctionnaires, ni même ceux qui prônent mollement le contraire. Et ce ne sont pas les minicortèges de voitures de chômeurs payés et encadrés par des véhicules de police pour tourner en rond dans la ville, avertisseurs bloqués et drapeau au vent, qui ont réussi à donner l’image d’une introuvable liesse populaire. Alger semble désincarnée. Hier, ses habitants étaient électriques ; aujourd’hui, ils semblent à plat et marchent sans voir les dernières affiches arrachées de la campagne. Englués, comme d’habitude, dans les embouteillages ou serrés sur des trottoirs bondés. Seul signe de changement, un soleil de printemps déjà très chaud et dans le bleu éblouissant du ciel le retour des martinets, avec leurs cris particuliers, stridents et joyeux. Mais personne ne semble les écouter. Alger est sonnée, sidérée, amorphe. Il y a d’abord ceux qui accablent le pouvoir : « On espérait devenir un pays normal, démocra-tique… », soupire, prostré, un cadre supérieur qui s’enferme aussitôt dans un profond silence. « On restera un pays entaché par la fraude, accusé et sali. Un pays vomi par le monde entier », lâche, écoeuré, un étudiant en droit assis à la table d’un café de Kouba. Autour de lui, les jeunes affirment qu’ils étaient prêts hier encore à se battre mais qu’ils échangeraient volontiers un bulletin de vote contre un visa. Et puis il y a les autres, ceux qui ne comprennent pas l’attitude de l’opposition et accusent les partis de naïveté ou d’irresponsabilité politique : « Quoi ? On découvre à la veille du scrutin que le pouvoir algérien a toujours fraudé ! grince Omar, architecte, la quarantaine, qui a tenu à aller voter pour Mouloud Hamrouche. Soit l’opposition n’avait pas de garanties suffisantes, et il ne fallait pas s’engager dans la campagne ; soit elle en avait, et il fallait aller jusqu’au bout ! Et se battre ! » Enfin, il y a ceux qui s’inquiètent de voir arriver au pouvoir un président à la légitimité contestée, et qui de surcroît est réputé autoritaire. Abdelaziz Bouteflika dispose de plusieurs cartes. D’abord son atout majeur : le nationalisme. Sa réponse immédiate aux prudentes déclarations du Quai-d’Orsay a été brutale ; sous les applaudissements des journalistes locaux, il s’est déclaré « profondément choqué par cette réaction de l’ancienne puissance coloniale ». L’ancien diplomate devenu président utilisera sans doute le prochain sommet de l’OUA à Alger, en juillet, pour redorer le blason international d’une Algérie diminuée. En habile négociateur, il essaiera de consolider la trêve avec les islamistes armés de l’AIS en libérant rapidement Abassi Madani et les « terroristes » emprisonnés qui n’ont pas de sang sur les mains. Quant aux critiques, personne ne peut lui contester son titre d’« historique » de la révolution et tous devront se méfier de sa capacité à cingler : « Bouteflika n’est pas Zeroual, explique Kamel, ancien de l’ENA et fin connaisseur du pouvoir. L’opposition ferait bien de ne pas l’oublier ! » Elle ne l’oublie pas. Et pourtant, elle a joué un incroyable coup de poker. Pour comprendre la nature exacte du retrait des candidats, il faut entendre l’un des opposants, qui a joué dans l’ombre un rôle clé dans la prise de décision. D’un revers de la main, il balaie toutes les accusations de naïveté ou de légèreté : « On n’a jamais fait confiance au pouvoir pour des élections libres et honnêtes. D’ailleurs depuis 1991 il y a eu quatre scrutins, et tous ont été truqués. » Du coup, quand le président Zeroual annonce sa démission, une partie de l’opposition se sent piégée. Elle a accepté, en 1997, de participer aux élections de l’Assemblée législative, pour ne pas être écartée éternellement d’une tribune politique. Mais participer aux présidentielles, c’est cautionner la fraude à venir. Ne pas participer ? « Illogique et indéfendable. Aux yeux du pays comme à ceux de l’opinion internationale. » Alors on décide de mettre à profit le climat adouci de la précampagne pour resserrer les liens avec les autres mouvements : on verrouille une stratégie de groupe. De leur côté, les militaires n’arrivent pas à se mettre tous d’accord sur un candidat, le « système du conclave » a fait son temps et les clans politiques se déchirent en étalant leurs dissensions dans la presse…Du jamais vu en Algérie ! « Une brèche était enfin apparue au sommet de l’Etat. » On l’exploite. Quelques contacts discrets avec des hommes forts de l’appareil d’Etat dessinent un « contrat moral » pour une élection démocratique qui mérite son nom. A l’heure de la campagne, les foules algériennes se mobilisent, l’opinion semble se réveiller, s’enhardir. Trop. « Trois jours avant le scrutin, le pouvoir a senti que la situation devenait incontrôlable. Et l’huître s’est refermée. » Les autorités envoient des instructions, les mêmes, à tous les préfets. On bourre les urnes dans les casernes, les représentants des candidats de l’opposition chargés de surveiller les bureaux sont aiguillés vers de mauvaises adresses, reçoivent des badges inadéquats et arrivent trop tôt ou trop tard… « Bref, le retour des vieilles méthodes ! Le contrat moral était brisé. » Pour l’opposition, l’alternative est simple : « Aller aux élections, puis constituer des dossiers et dénoncer la fraude, cela n’a jamais servi à rien ici. » On choisit une autre stratégie : « En un mot : le coup de bélier ! » A la veille du scrutin, les six représentants des candidats se réunissent en urgence : « La décision de retrait nous a pris un quart d’heure à peine… », explique l’un d’eux. Pour la forme, on interpelle le président en lui demandant l’annulation des élections frauduleuses. Liamine Zeroual déteste les démarches de groupe, et de toute façon il n’a pas le pouvoir d’accéder à cette demande. Les « six » le savent très bien : ils ont fait une demande impossible pour justifier leur retrait. A l’évidence, il s’agit de provoquer un coup de tonnerre dans le ciel algérien et de décrédibiliser le président à venir. Désormais, le pari des « six » est de rester unis, le temps de constituer un livre blanc sur la fraude et de cosigner ­ c’est fait ­ un « Manifeste de défense de la démocratie et des libertés ». Au-delà du coup politique, il s’agissait aussi de démontrer que tout l’édifice institutionnel reconstruit depuis huit ans par le pouvoir est illégitime, puisque basé sur des élections truquées : présidentielles de 1995, référendum constitutionnel, élections communales et législatives. Bref, de démontrer que le régime est lui-même illégitime. Le coup de bélier se veut une rupture pacifique avec le pouvoir, une façon de lui démontrer qu’il ne peut plus faire cavalier seul et que son époque est révolue : « Le reste est une question de combativité, et de temps, affirme notre stratège. Le temps de voir, au sommet de l’Etat, les fissures se transformer en fractures irréversibles. Alors on pourra revenir sans crainte vers les urnes. » Le pari est dangereux. Et quand on lui dit qu’il faudrait pour cela remobiliser une opinion désabusée qui ne croît plus aux élections, des militants désarçonnés et des citoyens fatigués par huit ans de guerre, il vous arrête d’un geste : « L’apathie des Algériens ? Je n’y crois pas un instant. Je connais mon pays, et aussi les Algériens. Ils ont du ressort ! » Désespérante Algérie, tour à tour électrique et amorphe, épuisée et inépuisable.


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