Algérie: du sang et des urnes.
Ce n’est pas une élection présidentielle comme les autres. Il ne s’agit pas de renouveler le mandat d’un homme ou d’en placer un nouveau à la tête d’un pays qui disposerait déjà d’une assemblée nationale élue elle-aussi. Depuis l’indépendance en 1962, les Algériens n’ont jamais eu vraiment le choix. Sauf une fois, lors des élections législatives de décembre 1991. Et ils n’y ont pas cru. Du coup, l’abstention massive et la poussée du FIS ont abouti à un raz de marée islamiste.
Après le choc du premier tour, les militaires ont annulé les élections et le président Chadli a été renvoyé. Depuis, le pouvoir et ses outils de fonctionnement, président, gouvernement, Haut Conseil d’Etat, Conseil National de Transition…Tout a été désigné. Et les affrontements, d’une violence effarante, entre l’armée et les groupes islamistes ont tué probablement plus de quarante mille personnes. Un bain de sang. La question est de savoir si ces élections vont permettre de sortir de cette tragédie ou de la pérenniser.
Pour le pouvoir, ce n’est pas non plus une élection présidentielle comme les autres. A court terme, l’objectif est double. D’abord, il sait qu’il n’a pas de légitimité populaire. Ses adversaires, bien sûr, mais aussi ses alliés à l’étranger, ne cessent de le lui rappeler. En état d’urgence permanent, il prend, seul et sans mandat, toutes les décisions. Cela n’est plus tenable quand on a besoin du soutien financier donc politique de la communauté internationale. Le second objectif est d’effacer la mémoire des résultats du premier tour de 1991, de biffer d’un trait définitif cet échec spectaculaire du pouvoir. Voilà près de quatre ans qu’il continue à diriger le pays malgré l’opposition des trois partis,-FLN, FFS,FIS- qui ont obtenu près de quatre-vingt pour cent des suffrages exprimés lors des législatives. Ceux-là n’iront pas aux élections présidentielles? Soit. Tant pis ou tant mieux répond Alger où on ne cesse de répéter qu’il faut « tourner la page », ne plus raisonner en termes du passé, en finir avec cette ombre portée par les urnes de décembre 91. La nouvelle élection se veut aussi un instrument pour redesssiner le paysage politique, le recomposer.
Le résultat du scrutin semble pourtant déjà traçé. L’homme qui devrait-être élu est l’actuel président, Liamine Zéroual, général à la retraite de 54 ans, austère et réservé, porté à la tête
de l’Etat en janvier dernier pour une période de transition de trois ans. C’est lui qui a décidé d’organiser ces élections présidentielles contre l’avis de la classe politique. Sa désignation, comme candidat officiel, a pourtant donné lieu à une bataille féroce au sein du pouvoir. Deux clans se sont affrontés jusqu’au dernier moment. D’un côté, les partisans de Reda Malek, diplomate, ancien premier ministre. Chef de file du courant « éradicateur », il a toujours proné une lutte sans merci contre les islamistes et considère le FIS comme une erreur de l’histoire algérienne, aux antipodes de la nature du pays. Ce courant, soutenu par un dur du régime, le général Lamari, s’est résolument opposé à la candidature de Liamine Zéroual, qui a parlé de « rassembler sans exclusion » et qu’on soupçonne, une fois élu et sûr de la caution des urnes, de vouloir relancer le dialogue avec le FIS. L’affrontement a été très dur et il a fallu au candidat Zéroual tout l’appui des militaires de l’est, sa région, et le poids de la puissante organisation des Moudjahidines, les anciens combattants, pour emporter la décision. L’assasssinat, le 28 septembre dernier, aux portes de la Casbah, d’Aboubakr Belkaïd, jette le trouble dans le sérail. Pour la première fois, on s’attaque à un ancien ministre, membre influent du FLN et tête pensante des anti-islamistes. A Alger, les rumeurs ont couru aussitôt sur des réglements de compte internes, un général blessé hospitalisé à Paris et des départs à l’étranger. Dans la course à la candidature, Reda Malek a protesté contre les obstacles rencontrés à l’obtention des 75 000 signatures nécessaires. Et quand il affirme les avoir obtenues, le conseil constitutionnel ne retient pas sa candidature. Liamine Zéroual, avec un million deux cent quatre-vingt quatre mille trois cent vingt-six signatures recensées, reste seul en lice. Ou presque.
Face à lui, il y a Mahfoud Nahnah, 53 ans, président du Hamas, un professeur de langue arabe, « islamiste modéré » pour les uns, « intégriste en complet veston » pour les autres. Accepté par le pouvoir, décrié à la fois par le FIS et les anti-islamistes, il a receuilli moins de 5% des voix en 91 mais espère emporter les voix du marais islamiste écoeuré par la violence du GIA. Il pourrait servir de « passerelle politique » pour un dialogue à venir. Et ses meetings font le plein. L’autre mouvance, celle d’un « nationalisme algérien fondée sur un islam moderne », incarnée par la candidature de Noureddine Boukrouh, n’a pas obtenu un pour cent des voix aux dernières élections. Sur un tout autre terrain, Saïd Saadi, psychiatre, 48 ans, originaire de kabylie pense rassembler les voix des démocrates résolument anti-islamistes. En 91, il avait obtenu 4, 71% des suffrages. Aujourd’hui, il fait le pari du « changement de l’intérieur » et ne cache pas qu’il est prêt à devenir premier ministre du futur gouvernement algérien ( lire entretien page..).
Le Cheikh Nahnah pour couvrir le champ islamiste, Saïd Saadi pour les démocrates, Liamine Zéroual pour les héritiers du régime, il s’agit de remplacer pièce pour pièce ceux qui ne se présentent pas.
Le FIS n’est pas là. D’abord parce que son parti a été dissous, ses militants sont silencieux ou partis, les armes à la main, rejoindre les maquis et que personne, en Algérie aujourd’hui, n’a le droit de se présenter en son nom. Le FIS ne peut donc pas être présent aux élections. Et il ne le veut pas: « Aucune condition, politique, sécuritaire ou médiatique n’est remplie », confie un haut responsable du FIS à l’étranger. « Ce scrutin n’est qu’un combat entre les ailes du pouvoir. Le reste est une mise en scène, quelques candidats pour le décorum, un non-évènement. Zéroual sera élu avec 60% des voix, Nahnah obtiendra environ 20% et Saadi 15%, histoire de faire croire à une véritable élection. » Le refus attendu se veut catégorique: « Cela ne changera rien au pouvoir et à la situation sur le terrain. » Très tôt, le FFS d’Aït-Ahmed a, lui aussi, décidé de boycotter les élections présidentielles: « On ne voit pas à quoi servent ces élections sinon à conforter le pouvoir en place. Quand un pays est en guerre, il faut d’abord régler l’équation politique qui a généré cette guerre. » Quant au FLN, son bureau politique, divisé sur les accords de Rome, a préféré une solution de compromis, en appelant au « boycottage modulé » par des votes blancs. Tous mettent en avant le climat de violence et de terreur qui sévit dans le pays. Ce mois-ci, à Jijel, aux franges de la Kabylie, des combats qui ont duré une quinzaine de jours auraient 400 morts, dont une grande partie dans les rangs de l’AIS (Armée Islamique du Salut) affirme le quotidien Al-Khabar. Les maquis islamistes, durement attaqués par l’armée, sont réduits mais ils existent toujours. Attentats, voitures-piégées, sabotages, assassinats, affrontements militaires, sont devenus le lot quotidien dans les régions les plus dures. Depuis le début de l’année, on a assassiné vingt journalistes en Algérie, hommes et femmes, présentateurs de TV, commentateurs sportifs et même un présentateur de programme..pour les malentendants. Quant au secteur économique, la production industrielle a chuté de 9% pendant les six premiers mois de l’année. Dans le contexte électoral, il faudra assurer la surveillance de 32000 bureaux de vote dans un pays grand comme cinq fois la France. Et pourtant les élections auront bien lieu. Même si le GIA menace: » Tout porte à croire que les actions armées vont connaître un pic, avant et pendant les élections », explique un responsable du FIS. Même si le « contrôle international » sera limité à quelques dizaines d’observateurs dont six de l’ONU. Même si la presse n’a pas le droit de parler de boycott qu’une note du ministre de la communication assimile désormais à de « la désobéissance civile. » L’hebdomadaire, « La Nation », vient ainsi d’être saisi, lundi dernier, pour la quatrième fois en un an. Les élections auront lieu. Parce que l’enjeu est capital pour le président Liamine Zéroual. Adossé au résultat d’une élection à la présidence, épaulé jusqu’ici par le FMI et la communauté internationale, il lui faudra trouver une issue politique à la violence algérienne. Il s’agira de savoir si ces élections serviront à conforter un pouvoir qui ne cherche qu’à se maintenir ou si elles permettront une réelle ouverture politique en direction de l’opposition avec, à l’horizon, la perspective d’élections législatives. Abandonner le terrain militaire pour revenir au champ politique, voilà le véritable enjeu. Voilà, peut-être ce que dira Jacques Chirac à Liamine Zéroual, lors de leur prochaine rencontre. Ne serait-ce que pour arrêter, après le nouvel attentat dans le RER, la contagion algérienne en France.
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