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Algérie: Les urnes contre les fusils.

publié le 01/04/2007 | par Jean-Paul Mari

En quarante-huit heures, quatre bombes ou voitures piégées ont été désamorcés et quatre autres ont tués ou blessé: trois morts et trente sept blessés, samedi, devant la mairie de Ould Yaich; une bombe, hier, devant une école du quartier des Eucalyptus; dix blessés dans une brigade de gendarmerie près de Tizi-Ouzou et treize autres dans une explosionà Soumaa, près de Blida…Etrange fin de campagne,


Il y a de la poussière rousse dans l’air. Une terre soulevée par un vent du nord qui balaie les contreforts d’Alger, là où le soleil et la sécheresse ont pelé les montagnes. L’Algérie émerge à peine d’un été brûlant. En ce samedi encore chaud de novembre, Liamine Zéroual, candidat-président, a décidé de tenir un meeting à Bouira, sur les contreforts de la Kabylie, à cent vingt kilomètres de la capitale. Et la route se lit comme un instantané d’une campagne électorale sous extrême surveillance. Il faut d’abord quitter Alger, dans le bruit des sirènes qui ne font plus lever la tête des passants. Le cortège se faufile, à coups de gyrophares, d’avertisseurs, dans les énormes embouteillages qui paralysent l’autoroute du front de mer. Les premiers barrages militaires sont là, bien avant l’aéroport, au coeur de la ville. Le trafic se fait plus rare quand la route bifurque, plonge vers l’intérieur du pays, longe la région de Lakhdaria-Blida-Alger, surnommé par les Algériens, le « Triangle de la mort ». Ici, on passe un oued à sec, à côté des blocs de béton du pont des Issers, démoli par un attentat des groupes armés islamistes; un peu plus loin, à Meftah, il y a deux mois, une bétonnière bourrée d’explosifs, lancée contre une résidence de policiers, a détruit un quartier et aurait fait une soixantaine de morts. Partout, les entrepots, les usines, les gares routières sont protégés par des murs épais, des grillages, d’où émergent des miradors de parpaing, enduits de ciments frais, construits à la hâte pour mieux surveiller les alentours. Partout, le paysage se hérisse de barbelés. On avance sur haute protection, notamment à l’entrée des célèbres « gorges de Palestro », le cauchemar de l’ancienne armée française: une longue vallée profonde, étroite comme un ravin, propice à toutes les embuscades. Tout au long du chemin, il y a peut-être un millier d’hommes, visibles. Gardes communaux, en uniforme bleus, dans chaque village; véhicules de gendarmerie entouré de deux à trois hommes armés de kalachnikovs; automitrailleuses blindées, « Ninjas » en cagoule, fusil d’assaut à la main, talkie-walkie à l’oreille; sacs de sable, barrages aux carrefours, sur les ponts, à l’entrée et à la sortie de chaque agglomération. Et ceux qu’on ne voit pas, agents de sécurité et militaires en kaki postés dans les bois, sur les collines ou sur les routes de montagne…Ce jour là, les islamistes du GIA ne pourront rien tenter. Toute la région a été « sécurisée », c’est-à dire mis en état de siège. On entre à Bouira, comme dans une place forte. Dans le stade de la ville, au fond d’une cuvette, trois mille personnes attendent. Ici, en décembre 1991, on a voté FIS et FFS au premier tour. Vieillards en burnous de laine, jeunes paysans au visage brulé, ouvriers, fonctionnaires en cravate; on s’écrase contre le grillage aux cris de « L’armée, le peuple avec Zéroual! » Le président arrive, raide mais souriant, serre quelques mains et parle sans notes: on est loin de l’image glacée des discours télévisés. Il annonce des « élections en toute liberté », se fait interrompre par les yousyous des femmes et joint les doigts vers le ciel à la façon algérienne pour demander le silence.. »attendez mes frêres, laissez-moi parler.. » Il parle du « retour aux idéaux de la révolution de novembre 1954 », de sa « volonté de dialogue réel », du refus de l’islam et de « l’amazighité (berbérité) comme actes politiques », de sa détermination à « éradiquer le terrorisme » et annonce que les présidentielles « ne sont qu’un début » avant d’autres élections législatives et municipales. On l’écoute quand il s’inquiète que « le peuple algérien ne croit plus en rien », on se tait quand il dit que la corruption est le premier mal du pays. Puis il promet la fin du cauchemar et martèle: « je suis le rassembleur. » Le discours terminé, le président propose à la foule de s’exprimer. Un fonctionnaire s’avance vers le micro officiel mais, du haut de son grillage, un ouvrier moustachu au visage fatigué le devance, en criant: « je vis dans un bidonville avec ma famille! Pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à se loger? » Et quand le président quitte le meeting, une vieille femme l’arrête en lui prenant les mains. Fatima Diyaff a soixante ans, son mari est mort en « martyr de la révolution », son gendre a disparu et elle vit avec sa fille et une nuée de petits enfants dans une mauvaise baraque. Elle tend au président la poignée de lettres recommandées qu’elle adresse depuis des années à l’administration. Sans jamais recevoir de réponse. Une partie du mal algérien est là, dans ce fossé qui s’est creusé entre l’Etat et le peuple. « Nous changerons tout ça. Nous en sortirons » promet Liamine Zéroual. Et le cortège repart vers Alger.
Le lendemain, en plein centre de la capitale, une foule bloque la rue principale qui descend vers la grande Poste. Les femmes portent le voile islamique; les hommes, d’age moyen, sont en costume strict, col ouvert. On brandit une rose, symbôle de la réconciliation et des portraits du candidat aux cris de « Nahnah président! » Depuis le début de la campagne, le cheikh Mahfoud Nahnah multiplie les meetings dans les bastions du FIS et parcourt jusqu’à quatre départements dans la journée. Son activité et l’acceuil qu’il reçoit commence sérieusement à inquiéter ses adversaires et un sondage le donne deuxième, derrière le président-candidat. A 59 ans, l’ingénieur de Blida, ancien imam, est le chef spirituel des islamistes du Hamas, son mouvement, inspiré des thèses du réformateur Ben Badis et des frêres Musulmans. Une cinquantaine de ses cadres ont déjà été abattus par les groupes armés, dont le cheikh Bouslimani, égorgé parce qu’il refusait de légitimer les assassinats d’étrangers. Quant aux laics anti-islamistes, ils accusent le Hamas d’être le « cheval de Troie  » des islamistes du FIS. Le Cheikh Nahnah dénonce la violence, prône la cohabitation et affirme se placer dans le cadre républicain…Bref, le Hamas algérien joue à fond la carte d’un islam tolérant.  » En dehors des terroristes des groupes armés, nous croyons qu’une majorité des électeurs du FIS sont des gens pacifistes » explique un conseiller du cheikh Nahnah, « et ceux-là, écoeurés par quatre années de violence, sont prêts à nous rejoindre. Dans le cas d’un deuxième tour Zéroual-Nahnah, le rejet du pouvoir et la dynamique du succès jouerait alors en notre faveur. »
Un troisième homme, Said Saadi, psychiatre de 48 ans, candidat laïc et farouchement anti-islamiste, fait lui aussi le pari que « l’Algérie est en train de changer. » Ce jour là, il le répète, face à la rédaction du journal El Watan, à la Maison de la Presse. Voilà longtemps que la plupart des journalistes présents ne dorment plus chez eux par mesure de sécurité. « Je suis convaincu que les citoyens ont lié ces élections à la paix » affirme Saadi. « Le taux de participation sera bien supérieur à cinquante pour cent. je suis sur que nous battrons tous les record de participation depuis l’indépendance ».
La participation. Voilà la première inconnue de ce scrutin. En décembre 1991, lors du premier tour des élections législatives, l’abstention avait atteint quarante et un pour cent. Trois partis, le FIS, parti alors autorisé, le FLN et le FFS d’Aït-Ahmed avaient obtenu 78,51% des voix. Aujourd’hui, ces « trois fronts » sont absents du scrutin. Mieux, ils ont tous les trois refusé de participer à des élections qu’ils qualifient de « mascarade » et ont donné des consignes de boycott. L’abstention sera donc aussi politique. « Ces trois partis ont peut-être fait le mauvais choix, » analyse un intellectuel algérien. « Au regard de la campagne, on a le sentiment que les gens, écoeurés par ces années de violence, veulent saisir la moindre chance de faire entendre leur voix. Il y a eu trop de sang, trop d’atrocités, trop de morts! » A l’écouter, les tenants de l’abstention, signataires des accords de Rome, risquent de payer cher leur politique de la chaise vide. La base du FLN aurait déjà rejoint son camp « naturel » en se préparant à voter pour le candidat-officiel, le président Liamine Zéroual. Une partie des électeurs kabyles du FFS, donneraient leurs voix à Said Saadi pour éviter que la berbérité et les kabyles soient tenu éloignés du pouvoir. Quant au FIS, déjà éclaté par la répression, la dissolution de son parti et l’interdit politique qui le frappe, il verrait son « marais » électoral se tourner vers l’Islam du cheikh Nahnah. Restent ceux qui ne voudront pas voter, militants ou jeunes des quartiers populaires, par logique politique ou par rejet du pouvoir. Pour ressentir la force de ce refus, il suffit de se rendre au coeur d’Alger, dans la rue qui passe devant le cimetière de Belcourt. Il suffit d’observer, les immeubles délabrés, la foule sur les trottoirs, les regard lourds de haine quand des policiers en civils passent, tendus à craquer, la kalasnikov où le colt au poing. Un mélange terrifiant de peur, de tension extrême, de haine et de rebellion silencieuse. Ici, l’Etat, vomi, honni, est en territoire ennemi. Ici, on se répète le slogan du GIA:  » Si tu votes, l’urne sera ton cerceuil ». Pour l’instant, malgré les menaces du GIA, le pouvoir a marqué des points: il a gagné la première manche de la campagne électorale. Tous les candidats ont pu tenir leurs meetings, dans toutes les régions ce l’Algérie, même celles considérées comme des fiefs des islamistes armés. Pour cela, il a mis en place un dispositif militaire sans précédent. Il lui reste à assurer l’ordre le jour même du scrutin. Pour limiter les risques, on a réglementé la circulation des poids lourds, fermer les écoles depuis le début de cette semaine, suspendu les marchés hebdomadaires et toutes les manifestations sportives. Mais après une étrange accalmie ces deux dernières semaines, les attentats ont recommencé le week-end précédant l’élections. En quarante-huit heures, quatre bombes ou voitures piégées ont été désamorcés et quatre autres ont tués ou blessé: trois morts et trente sept blessés, samedi, devant la mairie de Ould Yaich; une bombe, hier, devant une école du quartier des Eucalyptus; dix blessés dans une brigade de gendarmerie près de Tizi-Ouzou et treize autres dans une explosionà Soumaa, près de Blida…Etrange fin de campagne, dans un pays où la chose électorale a pris parfois des allures irréelles. Comme à Blida précisément, le fief de Nahnah où le cheikh a donné un de ses derniers meetings. Pendant que la foule se balançait devant la tribune électorale en brandissant le portrait du candidat, les observateurs présents ont pu suivre, à deux kilomètres de là, au dessus des collines qui montent vers Chréa, le ballet guerrier des hélicoptères militaires. Les appareils ont lancé au moins quatre missiles air-sol sur un coin de montagne. Il y a eu de fortes explosions et un gros panache de fumée noire. Sur la place de Blida, la foule n’a pas bronché et quelqu’un a soufflé: « Encore une opération de ratissage.. » Et tout le monde s’est remis à se balancer.

Jean-Paul Mari.


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