Algérie:la Casbah des désespérés
Il faut avoir lu dans les yeux des soldats en patrouille ce mélange malsain de peur , de tension et de haine, cette façon de tout scruter en faisant mine de regarder dans le vide, l’oeil intérieur accroché à chaque porte, chaque fenêtre, occupé à sauter de terrasse en terrasse, partout où le coup peut partir. Ils avancent en file indienne, par groupe de quatre, de chaque côté de la ruelle, raides et les traits crispés, bottés, casqués, kalashnikov en travers de la poitrine, le doigt sur la détente et la baïonette au canon dont la lame blanche passe, comme un rasoir, à quelques centimètres du visage des hommes de la Casbah. La rue de la Lyre est populeuse, bruyante, mais il y a du silence dans l’air. Personne ne les regarde. Autour d’eux, les barbus glissent, apparement indifférents, le mépris et la colère au fond des yeux, pâles de retenue et d’indignation. Ils portent une tâche sur le front, un hématôme sacré qu’ils se font à force de se frapper la tête sur le sol pendant la prière, et aujourd’hui, cette tâche est plus sombre que jamais. Il faut avoir déjà vu ces mêmes images de soldats sur de vieilles photos en noir et blanc des années cinquante. Il y avait là aussi le sentiment de deux mondes étrangers et hostiles, une distance infranchissable entre la peur des uns et le rejet des autres, l’impardonnable effraction du pouvoir des hommes en armes dans l’intimité du ventre d’Alger. Les soldats marchent et l’image se trouble. Aujourd’hui, ce ne sont plus des paras français mais des appelés algériens qui jouent ce rôle terrible et pathétique. Soudain, là, une courte rafale et une foule qui reflue terrorisée, des commercants qui baissent leur rideau de fer et des gamins qui se postent immédiatement au coin de la rue, l’oeil vif, aux aguets. Ce n’est rien sinon un soldat nerveux qui a tiré en l’air pour presser un embryon de foule un peu indolente. Cela suffit pour mettre en émoi pendant quelques heures tout un pan de la Casbah. Un geste, une porte qui claque, une ombre menaçante et la moindre opération de contrôle d’identité s’emballe. Ici, on plaque un homme sur le capot d’une voiture; là, on renverse d’un coup de crosse l’étal d’un vendeur assis sur le trottoir. Nervosité, brutalité et gâchis. Rebelle, la Casbah a toujours suinté une formidable peur.
On avance un pied et elle vous avale aussitôt dans un enchevètrement de ruelles en trompe l’oeil. On grimpe et le chemin se resserre, tourne jusqu’au vertige et vous jette sur un escalier raide qui s’arrète face à un mur. La rue traverse une maison, court le long d’une terrasse et s’ouvre trompeuse sur une impasse. La Casbah vous perd. C’est un labyrinthe, une cour des miracles, un merveilleux terrain de jeu et un coupe-gorge, propice aux courses poursuites et aux embuscades. Soixante dix mille personnes vivent sur soixante hectares dans ce grand triangle que les Turcs ont planté sur les hauteurs de la baie d’Alger. Au sommet, de la plus haute des terrasses, le regard s’abime dans le bleu de la mer comme du haut des falaises d’Etretat; en bas, dans les magasins enterrés dans l’obscurité des arcades, on se sent blotti au centre de la terre. La ville blanche et moderne s’est étalée tout au long de la côte mais la Casbah est restée le coeur d’Alger. C’est ici que le Dey Hussein a chassé d’un coup d’éventail historique un consul français vers la porte de son palais, ici que se touchent les tombeaux des cent trente deux saints de la Casbah et l’énorme batisse de la prison du fort Barberousse, ici que se cachaient les hommes du FLN. Aujourd’hui encore, les gamins effrontés du quartier jouent autour des restes de la maison d’Ali la pointe, celui qui a refusé de se rendre aux paras du général Massu, Ali le fou qui a préféré attendre la mort au fond de sa cache jusqu’à ce que les français dynamitent tout l’édifice. L’histoire a fait son chemin, les français ont retraversé la « mer blanche du milieu », la méditérranée, et le peuple de la Casbah a pris sa place dans les petites maisons popûlaires de Bab El Oued ou les grands appartements déserts de l’avenue D’Isly. Mais ils n’ont pas oublié le temps où on lavait chaque nuit les rues à l’eau de mer, quand la Casbah respirait la propreté, le jasmin, le safran et l’odeur du thé à la menthe. Derrière ses moucharabieh, la Casbah étalait son plaisir de vivre, la musique du Chaabi, le kif et la rue des bordels; elle n’hésitait pas à mélanger les musulmans, les juifs et les maltais. Tous se tutoyaient, parlaient le même langage, partageainet les mêmes rêves et les mêmes plaisanteries: « autrefois, c’était un privilège d’habiter ici. Ces murs étaient le symbole d’une culture, d’Alger la blanche, de la liberté », dit Mohamed Ali, un amoureux de la Casbah, » aujourd’hui…Regarde, cet endroit est une plaie béante. » Trente années ont passé et la nouvelle Algérie a oublié d’où elle tenait la vie. A l’indépendance, les nouveaux habitants sont venus en masse des campagnes de l’intérieur du pays. Et personne ne leur a transmis le secret des lieux. Aujourd’hui, les égouts crèvent à ciel ouvert, les meurtrières étroites surveillent l’étranger, l’odeur des marchés aux fruits reculent devant la puanteur de monceaux d’ordures qui étouffent les cours et les escaliers. Chaque pluie un peu forte voit s’affaisser une maison et sa mémoire, chaque secousse jette un pan de mur historique sur les occupants misérables d’une simple cité dortoir où les enfants, les mendiants et les rats jouent dans le même espace. La Casbah étouffe. Les nouveaux arrivants plantent leur tente sur les ruines et les autres s’entassent à quinze ou vingt personnes dans une seule pièce, une cave, là où on entreposait autrefois les bananes pour les faire murir, un endroit humide, clos, obscur. Une fois la famille couchée, plus personne ne peut se lever, se retourner. Sans appartement, pas de mariage. Du coup, des hommes de trente cinq ans, célibataires, doivent dormir des années, des milliers de nuits, à côté du corps interdit de leur soeur. « Je vois souvent arriver dans mon cabinet des femmes désespérées et enceintes. De leur frêre… » dit le Docteur Laadi Flici, médecin à la Casbah. On n’affronte pas ici un tel scandale, on l’étouffe. Un mot écrit à destination d’un hôpital, un accouchement secret, un enfant abandonné à l’assistance et la femme repart retrouver sa cave, son frêre et sa honte secrète. Une tuberculose grave, un homme qui crache du sang, une femme hypertendue d’angoisse, un adolescent qui avale des boites de « Zetla », l’équivalent du valium…la salle d’attente du docteur Flici est surchargé par la détresse. Par la fenêtre de son minuscule cabinet, on entends vibrer la vie de la Casbah; au mur, entre quelques livres et des boites de médicaments, des portraits des gens d’ici, couleur pastel comme le ciel, dessin dur comme la souffrance de leurs visages.
Voilà vingt cinq ans que le médecin vient dans ce réduit, tous les jours, de huit heures trente à dix neuf heures, il a des lunettes épaisses sur un crane nu et des épaules fatiguées soulevées de temps à autre par des vagues de révolte. l’ancien gosse turbulent de la rue a rejoint les commandos urbains du FLN, la DST l’a arrété et il a passé six ans « interminables » dans une prison du fort. A la sortie, il aurait pu vivre en privilégié du parti, ouvrir son cabinet dans une villa d’El Biar et soigner les gens bien portants de l’élite. Il a préféré revenir ici. Depuis, il ne décolère plus: « Pas un seul lycée de construit, pas un seul centre de culture, pas un hôpital. En trente ans! Résultat…soixante hectares de mal- vie, de misère et de violence. Je me sens comme les jeunes de la Casbah: trahi, déçu, méprisé. » Il montre la rue, un bout de trottoir où Ali la pointe venait gagner sa vie aux dès, quand il n’était qu’un sâle gosse de la Casbah: « Regardez ces mômes de la rue, ce sont tous des Ali la pointe. » Le médécin connait parfaitement la maladie de la Casbah, celle contre laquelle il ne peut rien. Ici, on l’appelle la « Hogra ». L’humiliation, l’abus de pouvoir, l’injustice affichée, le gosse arrété sans raison par la police, le papier refusé gratuitement, la promiscuité, le manque d’espace, de travail, de femme, de dignité…Hogra! La Casbah a fait la bataille d’Alger, elle s’est engagée, elle a saigné et on l’a oublié. Les hommes venus d’ailleurs l’ont ignoré, parce qu’ils ne la connaissent pas et qu’ils savent qu’elle s’est toujours dresseé contre tous les pouvoirs. Les séismes ont succédé aux fortes pluies d’hiver, les cris de colère sont devenues manifestations, la mosquée s’est transformé en forum et, très vite, on a vu les rues de la Casbah parcourues par des hommes barbus, en Khamis traditionnel et une tâche brune affichée au milieu du front. Ils ne venaient pas d’ailleurs, ils étaient chômeurs, bijoutiers ou sculpteur comme Yazid, celui qui ne jure désormais que par le nom du prophète, « que le salut soit sur lui ». Dans la pénombre d’un couloir, loin des yeux indiscrets, il parle vite et à voix basse, de sa foi dans Allah et le FIS, des « gens honnètes qui veulent sauver le pays et rétablir la justice sociale ». Un bruit et il se tait aussitôt, une ombre et il se sauve. La Casbah est terriblement méfiante. Vendredi dernier, jour de prière et de manifestation, un homme a commis l’erreur de pénétrer au coeur de la Casbah habillé d’un vieux burnous et de chaussures neuves. Des jeunes ont flairé l’étranger, ils l’ont arrété, fouillé et trouvé sa carte du ministère de la défense et son pistolet de service. On a appelé les « afghans », les durs, ceux qui ont grossi autrefois les rangs des combattants intégristes en Afghanistan. Verdict immédiat: on a retrouvé l’homme abattu de deux balles, allongé à même le pavé, sa carte officielle épinglée sur la poitrine. La Casbah, complice, n’a rien dit. Les islamistes avaient gagné la première manche; ils leur restaient à entrainer les hommes de la cité dans la spirale de la répression. Par volonté tactique d’abord, parce que l’histoire a montré que l »architecture de la Casbah est l’équivalent du djebel en ville; par choix symbolique ensuite, en essayant de raviver les images de la bataille d’Alger contre le colonialisme; par efficacité enfin, en forçant les militaires à rentrer dans les murs et obtenir un face à face avec les jeunes d’ici, avec leur colère, une nouvelle fois légitimée. Les forces de l’ordre sont venues et avec elle le fléau des perquisitions au petit matin, des arrestations, des coups de feu dans les rues, des cris en pleine nuit des gens qu’on emmène et le lendemain celui des mères en pleurs qui courent les commissariats pour avoir des nouvelles des disparus. Cinq mille arrestations dans toute l’Algérie annonce le gouvernement; trente mille détenus, cent cinquante morts et sept cent bléssés, affirme le FIS. Les hommes sont emmenés dans des casernes avant d’être envoyés vers Timimoun, Ouargla, Adrar ou Reggane, au fin fond du désert, dans des « camps de sureté » inaccessibles où loi permet de les garder un an, le temps d’un état d’urgence. Les tribunaux font le reste. Beaucoup de jeunes sont relachés mais des centaines de militants, élus ou cadres du FIS ont été condamnés pour certains à des peines de vingt ans de détention. La Casbah porte encore les stigmates de ces grandes opérations de police. Ici, sur ces portes de fer déchirées à coup de baïonettes parce qu’elles tardaient à s’ouvrir. On encore, au fond de cette impasse on plane encore une odeur de brulé et de mort. Il était quatre heures du matin et Ramdane le voisin a cru que le plafond lui tombait sur la tête. De longues rafales, des hurlements et le vacarme d’une explosion, le commando militaire attaquait la maison d’à côté, celle des « afghans ». Sur l’autre palier, Un jeune de 27 ans s’est réveillé en sursaut, le temps de sortir de la pièce et de s’écrouler la poitrine criblée de balle, « son thorax était bosselé, littéralement grélé de plomb » dit le médecin qui l’a examiné. Ramdane lui l’a échappé belle, il est resté couché mais sa veste accrochée à une fenêtre est criblée de trous. Les « afghans » n’ont rien pu faire, un coup de RPG lance roquettes et un souffle de 2000 degrés ont transformé leur chambre en enfer. Il ne reste plus rien sinon un trou noir, une maison noircie par l’incendie, des piliers déchiquetés par les impacts, une inscription « FIS » sur la porte d’entrée et, dans toute la Casbah, le souvenir de ces quatres corps carbonisés recroquevillés sur un tapis au centre de la mosquée. Il y avait la maison d’Ali la pointe comme lieu de pélerinage, il y a désormais ce patio noirci que le FIS va s’empresser de sanctifier. La Casbah, ses murs et ses enfants ont renoué avec la violence de leur histoire. Parce qu’on l’a oublié. « La Casbah n’a pas besoin d’argent, d’architectes ou d’urbanistes » a dit Mohamed Ali, l’amoureux fou de la cité, « elle est comme vous et moi. Elle ne peut pas vivre sans amour. » Trente ans sans un regard, sans un geste de respect, sans tendresse….Hogra! Aujourd’hui, c’est trop tard, la Casbah est redevenue bastion.
Jean-Paul Mari
Momo, le pur de la Casbah.
Quand les militaires sont entrés à six heures ce matin dans la petite maison de l’impasse Rahmouni, ils ont traversé le patio au pas de charge avant de s’arréter net face à un jeune homme de soixante quatorze ans, souriant et barbu, en pantalon bouffant et gilet élégant, les cheveux pris dans une queue de cheval. Sans le savoir, les soldats étaient entrés chez Himoud Brahimi, surnommé « Momo », le sage, le 133éme saint de la Casbah, soufiste, comédien, poète et philosophe, personnage fugace du film « Pépé le Moko », champion d’apnée bien avant le grand bleu, capable de converser à la fois avec Allah et les dauphins de l’ancien môle du port d’Alger. Quand Momo passe dans les ruelles crasseuses, la Casbah retrouve son sourire d’enfant. Chez lui, l’escalier en spirale s’élève comme un chemin de prière vers une petite pièce ajourée, pleine de tapis, de peaux de moutons et d’instruments à corde avec, au dessus de la fenêtre, un tableau où brille un crucifix. Lové dans sa méditation, Momo ne sort plus que rarement mais il sent tout, il sait tout de la Casbah devenue le centre de son univers. Il peut vous parler des heures du souffle originel, des cinq points de la pyramide ou de cette vieille ville que seuls, les ignorants osent appeller un quartier « parce qu’ils ne voient pas que la Casbah est une pulsation qui porte en elle le mouvement de tout ce qui nous a précédé ». Il souffre de la voir malade, prise par la haine, la violence et la peur, ne reconnait plus ces ruelles « où je vois des frêres s’entretuer, la même famille, un militaire d’un côté et un civil de l’autre…un monde et une époque de fous! » Il montre le Coran: « tout est là. La guerre ou la paix. On y prend ce qui résonne en nous ». Les jeunes désespérés sont allés écouter Ali Benhadj, le prédicateur du FIS parce qu’ils leur parlaient le language de l’affectivité, comme un grand frêre, « hélas, ils n’ont pas choisi la partie la plus lumineuse du chemin de Mohammed. Non…Ils ont pris la partie obscure, celle du combat contre les autres. » La Casbah est malade, et Momo le sait « parce qu’on l’a laissé dans l’ignorance et que depuis trente ans, on a méprisé son histoire, sa culture, on a oublié ce qu’elle disait. » Ses doigts noueux désignent les coupables, ceux qui ont vécu la guerre à l’extérieur des frontières, ont pris le pouvoir pour trente ans, « sont revenus en marchant sur les cendres de ceux qui sont morts et continuent à marcher sur leurs enfants. La Casbah leur est étrangère, elle leur fait peur. Alors ils veulent l’oublier, la nier, la détruire ». Il se tait, ferme longuement les yeux comme s’il écoutait quelqu’un à l’intérieur de lui même, puis se redresse: « quand la Casbah a mal, c’est toute l’Algérie qui a mal. La haine…L’Algérie en a marre. L’humanité est triste. Demain, seul l’amour peut nous sauver. »
Ce matin, vers six heures, la maison de Momo a bien été la seule à ne pas être fouillée. Face à ce vieillard un peu fou, les soldats ont fait demi-tour. Et Momo a éclaté de son rire légendaire.
JP Mari
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