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Annecy : il faut soigner les « fous de la rue »

publié le 12/06/2023 par Jean-Paul Mari

Certains imputent ce crime barbare à l’immigration, n’est-ce pas plutôt que l’Etat a abandonné les « fous de la rue » capables de se changer en criminel

L’immigration. Voilà un bon sujet, un angle, une obsession politique ! À peine le tueur d’Annecy arrêté, le café du commerce politique s’est déchainé – voir notre édito « Annecy, les vautours du malheur » – et, plusieurs jours après, un quotidien titre en Une sur “le droit d’asile en question”.

Voilà pourtant un tueur bien embarrassant. Quand on parle de terrorisme islamique, donc musulman, on apprend que l’homme est chrétien, comme celui d’ailleurs qui l’a pourchassé et fait fuir. « Chassez les clandestins ! » hurlent les fachos lyonnais de « Remparts » qui ferment d’autorité un parc pour enfants. Seulement voilà, le tueur n’est pas un clandestin et bénéficie du droit d’asile en Suède depuis dix ans. C’est un « francocide », clame Zemmour, hystérique. Mais deux des enfants victimes sont britanniques ou néerlandaises. Encore raté. Alors, que reste-t-il à offrir à la meute ?

Au lieu de chercher désespérément à ranger la tragédie sur une étagère, il faudrait peut-être se demander qui est exactement son auteur.

Le tueur vient de Syrie – petit rappel, là-bas, c’est la guerre, une guerre sale, atroce, plus de 300 000 civils massacrés. Mobilisé dans l’armée syrienne, l’homme déserte, passe en Turquie, arrive en Suède, y reste dix ans. Marié, un enfant. On lui refuse la nationalité, sa femme veut rester, pas lui, ils se séparent. L’homme qui arrive à Annecy a 32 ans, passe six mois à dormir sur des cartons dans un hall d’immeuble ou devant un Monoprix. Il se lave, se coupe les ongles et se couche… à 18H.

Pour l’approcher, mieux vaut écouter le témoignage sur RTL d’un autre SDF – passé totalement inaperçu, le témoignage d’un SDF, on s’en fiche, non ? – Bastien, 49 ans : « C’était un fou, un vrai fou ». Il décrit un homme parfois calme, tout timide, parfois énervé, qui agressait tout le monde, ‘complètement barjot’. Exactement ce que décrivent les policiers qui ont essayé de l’interroger et le trouvent tour à tour apathique et mutique ou hystérique, hurlant « Tuez-moi ! », recroquevillé sur le sol de la cellule.

Que veut dire tout cela ? En réalité, il n’y a rien d’exceptionnel dans ce tableau. Pour avoir vécu en reportage un mois dans la rue avec les SDF, je sais maintenant une chose : on a mis les fous dans la rue, ça tombe bien, la rue rend fou.

Je me rappelle le « Roi Jean », ex-enfant soldat du Congo, qui riait tout le temps trop fort. Et Maxime qui répétait : « DST, DGSE…n’essayez pas de savoir qui je suis, hein ! Je suis le Dieu Caméléon et j’ai toujours pué du slip ! » Cet ancien légionnaire : ‘ne me donnez pas un stylo, je sais pas, mais un flingue, ça oui, je sais ! » Et ce quinquagénaire espagnol qui suppliait : ‘moi, je veux seulement mourir. Allez ! Aide-moi, frangin.’ Ancien enfant-soldat, ex-légionnaires, déglingués de la guerre, de la vie, à la dérive, il y avait autant de suicides que de meurtres dans l’air.

Quand le SAMU social passait la nuit en hiver, il offrait un café chaud, un duvet, rarement une nuit en refuge, mais il y avait une seule chose qu’il ne pouvait pas proposer : une place en hôpital psychiatrique. Pourquoi ? Parce qu’il n’y en a pas. Le nombre de lits de psychiatrie générale a diminué de 60% entre 1976 et 2016. Pour les traumatisés psychiques, il faut attendre un an avant d’avoir une place en centre spécialisé. Imaginez un homme, atteint d’une tumeur au cerveau, qui doit patienter un an avant la première consultation…

Alors, les SDF fracassés délirent, boivent, se droguent et finissent par disparaitre. L’hypothèse la plus vraisemblable est est que le tueur d’Annecy, l’ancien soldat, se comporte comme ces traumatisés qui explosent. Tour à tour abattu au début, hurlant « Tuez-moi ! » ou poignardant des enfants dans une poussette. Le mot « barbarie » ne veut rien dire pour eux. Toute notion du bien et du mal est abolie quand le trauma explose. Ils tendent les bras et sont prêts à vous étrangler dans le même temps. On lui a refusé la nationalité en Suède et maintenant l’asile en France. Double rejet. Peut-être un déclic, un simple déclic ?

Dans ce schéma, Annecy ne serait qu’une conséquence, un résultat. On abandonne les fous à la rue et la rue rend fou. Ah ! la bonne excuse facile, nous dira-t-on. La folie ! Histoire de ne pas le condamner et d’oublier d’où il vient, hurleront les anti-immigration ! Certes le traumatisme n’efface pas l’horreur et n’annule pas la responsabilité. Sauf que derrière l’immigré, il y a un homme qui aurait pu être Congolais, Belge ou Français.

Le président Emmanuel macron avait promis : plus de SDF à la rue d’ici un an. C’était il y a un siècle ! Ne faisons pas comme l’État qui détourne les yeux. Il faut soigner les fous de la rue. Ne pas les traiter comme des bêtes abandonnées, sinon on court le risque, permanent, qu’ils se comportent comme des bêtes.


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