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Armes chimiques: comment le régime syrien a construit son arsenal.

publié le 01/08/2017 par René Backmann

La Russie, l’Arménie et l’Allemagne fédérale ont été des fournisseurs majeurs de technologie et de matières premières pour le programme syrien de production de gaz de combat : c’est ce que révèlent à Mediapart des scientifiques syriens en exil qui ont travaillé à ce projet.

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Site souterrain de production de VX et d’ypérite, près d’Al- Nabk. Les flèches indiquent l’entrée des souterrains. © DR

La Russie, l’Arménie et l’Allemagne fédérale ont été des fournisseurs majeurs de technologie et de matières premières pour le programme syrien de production de gaz de combat : c’est ce que révèlent à Mediapart des scientifiques syriens en exil qui ont travaillé à ce projet. Et qui témoignent de l’existence aujourd’hui encore, en violation du droit international, d’un arsenal chimique clandestin en Syrie.

La décision de produire du sarin a été prise par le gouvernement de Damas au début des années 1980. Avant cette date, la seule arme chimique dont disposait le régime de Damas était une réserve de quelques munitions d’ypérite et de sarin, fournies après la guerre israélo-arabe d’octobre 1973 par l’Égypte, qui avait utilisé l’ypérite, ce gaz de combat centenaire, quelques années plus tôt contre les forces royalistes pendant la guerre du Yémen.

Mais Hafez al-Assad, qui ne voulait pas dépendre d’un autre pays arabe pour un armement aussi sensible, estimait que la Syrie devait se doter d’un arsenal d’armes chimiques qu’elle serait en mesure de produire seule, avec une technologie et des produits de base fournis par des États qui ne menacent pas son indépendance.

C’est pourquoi, pendant les années 1970, des chercheurs syriens soigneusement sélectionnés, qui avaient obtenu leurs diplômes en Allemagne, ont été renvoyés dans les laboratoires universitaires et les centres de recherche allemands pour suivre une formation dans le domaine des montages industriels et de la synthèse des neurotoxiques. Coopération scientifique qui s’est poursuivie jusqu’en 1983.

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Une enfant victime de l’attaque chimique du 4 avril 2017 à Khan Cheikhoun est transportée par un secouriste. © Ammar Abdullah/Reuters

Pourquoi l’Allemagne ? La réputation des scientifiques et des industriels allemands invoquée par certains des interlocuteurs de Mediapart est évidemment une des réponses crédibles. Une autre hypothèse avancée par les spécialistes de la Syrie est l’influence qu’aurait exercé, pendant des années, sur les responsables des services secrets syriens le criminel de guerre nazi Aloïs Brunner.

Cet ancien commandant SS du camp de Drancy était réfugié depuis les années 1950 à Damas, où il aurait fini sa vie en 2001. Une chose est sûre : « Lorsque le projet sarin a démarré, se souvient un scientifique syrien, tous les chercheurs qui y travaillaient avaient été formés en Allemagne au montage de la ligne de production. »

C’est sans doute à leur demande, pour travailler avec des installations et des méthodes devenues familières, que le Centre d’études et de recherches scientifiques (CERS) syrien a choisi des entreprises allemandes pour fournir le schéma de synthèse, la technologie, la « verrerie » – c’est-à-dire le matériel des lignes de production, les conteneurs de stockage – et les produits chimiques de base nécessaires à la production du sarin.

Plusieurs des scientifiques interrogés par Mediapart affirment que c’est la firme Schott qui a fourni la verrerie. Interrogée par le Wall Street Journal en septembre 1988, à la suite de rumeurs sur son rôle dans la production d’armes chimiques par la Syrie, l’entreprise Schott n’avait pas nié avoir vendu des équipements à des clients syriens, mais déclaré ne pas savoir à quel usage était destiné la « verrerie » achetée en grande quantité par Damas. «Impossible, conteste l’un des interlocuteurs de Mediapart, familier de ce matériel. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir à quoi allait servir ce matériel. N’importe quel chimiste pouvait le deviner. »

En revanche, pour les équipements de laboratoire fournis par les sociétés Heraeus et Riedel, le doute était permis. Le matériel livré pouvait être utilisé par n’importe quel centre de recherches ou producteur de produits chimiques civils. Quant aux substances livrées par Merck, elles relevaient, d’après les experts syriens interrogés, des « composants chimiques de catégorie 3 ».

Il s’agissait, en d’autres termes, de « précurseurs de précurseurs » qui n’étaient pas des composants du sarin, mais des produits permettant de les fabriquer. Ou de fabriquer nombre d’autres produits parfaitement inoffensifs. Merck pouvait donc ignorer l’usage final de ses livraisons. Mais les services secrets allemands ne se sont pas montrés très curieux. Et cette absence de curiosité pour les exportations à destination de la Syrie s’est poursuivie pendant près de deux décennies. À l’évidente satisfaction de Damas.

La préférence des chimistes militaires du CERS pour les produits allemands était encore évidente jusqu’aux années 2000. En réponse à une question de Die Linke après l’attaque au gaz de la Ghouta, qui a fait près de 1 400 morts et 5 000 blessés le 21 août 2013 et failli provoquer une intervention militaire internationale, le ministère de l’économie allemand a admis, quelques semaines plus tard, que des produits chimiques – fluorure de sodium et hydrogène fluoré – qui pouvaient entrer dans le cycle de synthèse du sarin avaient été exportés en Syrie au cours des dix années précédentes.

Ni Gerhard Schröder en 2002-2003, ni Angela Merkel en 2005-2006 ne s’étaient opposés aux livraisons de 40 tonnes, puis 87 tonnes de ces produits chimiques au régime de Damas.

Premier gaz de combat « moderne » produit à domicile, le sarin syrien a été synthétisé pendant près de trente ans dans les laboratoires du CERS, sans innovations majeures par rapport au schéma importé d’Allemagne. Aux dires de ceux qui en avaient la charge, il est extrêmement difficile et
dangereux à produire.

Ses deux « précurseurs » peuvent être stockés dans les mêmes locaux sans risque pour le personnel en cas d’incendie ou de bombardement mais la « recette », même lorsqu’on dispose des produits adéquats, n’est pas à la portée de n’importe quel chimiste, même aguerri. Et encore moins d’un quelconque groupe terroriste. Car elle réclame une parfaite maîtrise des différentes étapes et des composés organophosphorés, qui n’est pas au programme de l’enseignement universitaire.

Elle exige, en particulier, des dosages et des conditions physiques précises, notamment de température, pour l’utilisation de certains solvants et pour la manipulation de plusieurs produits dangereux en grande quantité comme l’acide fluorhydrique. Par ailleurs, certains des produits indispensables à la production font partie de ce que les chimistes du CERS appellent « les cinq cavaliers » : ce sont des substances dont l’application industrielle est inexistante en Syrie. Et qui sont donc très difficiles à trouver et à importer.

Le neurotoxique baptisé sarin par les trois chimistes allemands – Shrader, Rudiger et Van der Linde – qui l’ont inventé en 1939 dans les laboratoires d’IG Farben est le résultat de la réaction d’un alcool industriel, l’isopropanol, sur le précurseur final, le difluorure de méthylphosphonyle (DF), lui-même dérivé du dichlorure de méthylphosphonyle (DC) dans des lignes de production revêtues de téflon, qu’il est difficile de se procurer.

Le DF est très stable, pas inflammable et peut être détruit par l’eau. Il peut être stocké longtemps, à condition de le transvaser régulièrement car il est très corrosif. Les contenants utilisés pour le stocker doivent aussi être revêtus à l’intérieur de téflon. Ceux qu’utilisaient les chimistes syriens étaient fabriqués en Allemagne, mais fournis au CERS par un négociant suisse.

Un centre de production et d’essais au sud- est de Palmyre

Pour « tamponner » l’acide (HF) produit par la réaction de l’isopropanol sur le DF, les chercheurs syriens ont eu l’idée d’ajouter à l’isopropanol une base qui n’entre pas dans la réaction de synthèse mais en facilite le déroulement. Cette base, l’hexamine, est l’une des « signatures » du sarin syrien.
L’autre signature, le diisopropylméthylphosphonate (DIMP) est un déchet chimique caractéristique généré par le procédé de synthèse du CERS.

Le résultat de la réaction, c’est-à-dire le sarin, se présente sous la forme d’un liquide laiteux, légèrement visqueux, qui n’a pratiquement pas d’odeur lorsqu’il est pur et une odeur de vieille pomme lorsque la réaction a été imparfaite. Sous sa forme liquide, le sarin est dangereux. Par contact, il est mortel. Lorsqu’il est transformé en nuage de gaz par un agent de dispersion – en l’occurrence une charge explosive très bien calibrée –, il devient mortel par inhalation.

Pour en tester l’efficacité et le dosage en fonction des lieux bombardés, de la température, de la force des vents et des autres variables opérationnelles, le CERS avait construit au sud-est de Palmyre, le long de la route qui conduit à la frontière irakienne, c’est-à-dire en plein désert, un centre de production et d’essais dont les responsables ne reculaient pas devant les moyens les plus barbares. L’un des scientifiques interrogés par Mediapart raconte qu’il avait constaté, au cours d’une visite à ce centre, l’existence d’un bâtiment dont les fenêtres ne s’ouvraient que depuis l’extérieur.

« J’ai demandé si c’était une erreur. Un collègue m’a expliqué que non. Que c’était un bâtiment dans lequel les gaz étaient testés sur des détenus extraits de la prison de Palmyre. Et il m’a conseillé d’oublier ce que j’avais vu et entendu. Ce bâtiment n’existe plus. Il a été détruit, comme le reste de ce site, en 2013, après l’accord russo-américain. »

L’un des inconvénients du sarin syrien, du point de vue de ses utilisateurs militaires, est son instabilité. À l’état final, il ne peut en effet être conservé que quelques jours avant de produire un gaz qui crée de la pression à l’intérieur des projectiles, rendant le stockage très risqué. Ce qui implique d’équiper chaque base d’où doivent décoller les avions porteurs de bombes au sarin de sites de stockage des précurseurs et de préparation des munitions. Et ce qui a impliqué aussi, pour les ingénieurs du CERS, de concevoir des bombes très différentes des munitions classiques.

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Une roquette de fabrication syrienne utilisée pour les bombardements au sarin.

« Extérieurement, explique l’un d’entre eux, elles ressemblent aux bombes conventionnelles de 250 et 500 kg chargées de TNT. Mais à l’intérieur, elles sont totalement différentes, divisées en deux compartiments distincts. Le premier, à l’avant, reçoit le DF. Le second, à l’arrière, le mélange d’isopropanol et d’hexamine. Ce mélange est brassé par un agitateur que l’on peut actionner par une sorte de manivelle à l’arrière de la bombe. Lorsque les deux compartiments sont remplis, un technicien actionne la manivelle qui fait avancer l’agitateur jusqu’à briser la paroi de mica.

La réaction de synthèse du sarin se déclenche alors dans la bombe, placée sous une douche froide et maintenue dans une fourchette de température très précise, contrôlée par un thermomètre laser. Après quoi, il ne reste plus qu’à introduire dans le logement prévu, à la pointe de la bombe, la charge explosive et le détonateur, altimétrique, chronométrique ou autre, et à accrocher la bombe sous l’aile de l’avion.

La charge doit être très précisément dosée. Si elle est trop importante, la chaleur dégagée risque de provoquer ladécomposition du produit, ou la formation du nuage de gaz trop loin du sol, ce qui le rendra inefficace. En principe, une bombe de 250 kg contient 133 litres de sarin, quelques kilos de TNT et un lest destiné à préserver les caractéristiques aérodynamiques de la munition. Une bombe de 500 kg contient 266 litres de sarin. L’altitude idéale d’explosion de la bombe et de formation du nuage est autour de 60 mètres. »

Lorsqu’on sait que ce gaz est mortel à dose infime et qu’il peut laisser aux blessés des séquelles neurologiques durables, on imagine le potentiel meurtrier d’une telle bombe sur une zone densément peuplée. Et son effet de terreur sur les populations voisines. Il joue, selon les dirigeants de l’opposition engagés dans les négociations de paix – jusque-là stériles – d’Astana et de Genève, un rôle clé dans la stratégie de déplacements de population de Bachar al- Assad.

Pendant près de dix ans, après la construction au début des années 1980 d’un premier centre de production près de Dumayr, au nord-est de Damas, l’institut 3000 du CERS a produit des centaines de tonnes de sarin, qui ont été stockées à l’état inerte, sous forme de précurseurs liquides DF et isopropanol.

Stockage qui requiert une surveillance constante, non parce que le gaz peut être produit et libéré accidentellement – c’est impossible –, mais parce qu’il faut surveiller très régulièrement les récipients, chemisés au téflon, donc coûteux et rares sur le marché, qui contiennent le DF, et parce que les deux produits peuvent être détruits ou dégradés par l’eau et la vapeur d’eau.


Le tournant de la guerre du Golfe

Vers la fin des années 1980, pour des raisons inconnues des interlocuteurs de Mediapart – vigilance renforcée chez certains fournisseurs ? –, certains composants du sarin sont devenus très difficiles à trouver. Les chimistes du département 3000 se sont alors tournés vers un autre gaz innervant, le VX. Inventé au début des années 50 par des chercheurs britanniques, le VX, dix fois plus mortel que le sarin et beaucoup plus stable, se présente sous la forme d’un liquide huileux qui peut se diffuser dans l’air comme dans l’eau.

Il possède alors, aux yeux des responsables syriens, un autre avantage : son schéma de synthèse et ses précurseurs peuvent être fournis, après négociation, par l’Arménie. Car le prix exigé par les experts russes pour communiquer leur savoir-faire a été jugé beaucoup trop élevé par les dirigeants du CERS, qui ont obtenu des Arméniens des conditions financières plus acceptables.

Pendant plusieurs années, un site souterrain (image ci- dessus) dissimulé près d’Al-Nabk, à 75 km au nord-est de Damas, va produire du VX. « Au cours d’un essai de largage par hélicoptère de grenades au VX au- dessus d’une zone que les militaires avaient vidée et bouclée, raconte un chercheur syrien, les munitions qui devaient exploser à 60 mètres d’altitude ont explosé à 400 mètres. Le vent, qui était assez fort à cette altitude-là, a poussé le nuage à 25 km de la zone prévue et un troupeau de 400 moutons a été anéanti. Le gouvernement a indemnisé le propriétaire en lui expliquant qu’il s’agissait d’un test manqué de produit phytosanitaire. »

C’est la guerre du Golfe, en 1991, qui met un terme – provisoire – à la constitution du stock de VX. Et cela, pour des raisons étranges. Alors que le régime syrien avait choisi de rallier la coalition internationale menée par les États-Unis contre Saddam Hussein, Hafez al-Assad semblait, selon plusieurs interlocuteurs de Mediapart, hanté par la crainte que l’aviation américaine ne bombarde les sites de production et de stockage d’armes chimiques de la région, y compris les sites syriens. Connaissant les risques énormes que représenteraient, pour ses soldats et la population civile, la libération accidentelle dans l’atmosphère du VX, il a ordonné l’arrêt de la production et le démantèlement des laboratoires.

Deux ans plus tard, lorsqu’il décide, rassuré, la reprise de la production, les conditions du marché ont changé. Les composants, qui viennent de plusieurs sources, sont de plus en plus chers. Le CERS entreprend alors de les produire lui-même à partir de matières premières importées.

La fabrication reprend, à Al-Nabk. Mais en 2011, le département 3000 va être décapité par l’arrestation de son directeur, Ayman Habal, que les moukhabarat soupçonnent de corruption. Habal, qui informait la CIA mais ne trempait pas dans le réseau de corruption, croit être interrogé pour ses activités d’espionnage et avoue ses liens avec un agent américain à ses interrogateurs qui en ignoraient tout. Il sera exécuté le 11 avril 2012.

La même année, la production de VX s’arrête, faute de matières premières. L’opération américaine contre l’Irak et ses introuvables armes de destruction massive a polarisé une telle attention sur les composants potentiels des armes chimiques et bactériologiques qu’une véritable pénurie s’installe.

Fort de son expérience désormais solide des neurotoxiques, le CERS va substituer au VX le gaz moutarde – l’ypérite – de la guerre de 1914-1918, qui sera produit jusqu’en 2007 dans l’usine secrète d’Al-Nabk, à la place du VX. Les produits de base ne sont pas trop difficiles à trouver. L’un, le sulfure de sodium, est utilisé dans les tanneries. L’autre, le glycol, est l’un des composants de l’antigel de voiture. Ils appartiennent à ce que les chimistes appellent « la catégorie 3 » : celle des produits qu’il est impossible
d’interdire. En l’occurrence, le sulfure de sodium sera fourni par l’Iran, l’acide chlorhydrique par le Pakistan et le glycol par les Pays-Bas.

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Site souterrain de production de VX et d’ypérite, près d’Al- Nabk. Les flèches indiquent l’entrée des souterrains. © DR

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Ci-dessus et ci-dessous, deux sites de production de l’Ypérite. En vignette, gros plan sur le site partiellement détruit. © DR

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Lorsque Bachar al-Assad accède au pouvoir, en juin 2000, son armée dispose de plusieurs centaines de tonnes de gaz de combat : sarin, VX, gaz moutarde.
1 000 tonnes de ces armes en 2011

Mais les militaires tiennent le sarin pour un agent tactique problématique : il s’évapore facilement, son efficacité dépend de la température, de la vitesse du vent, du sol sur lequel il tombe. Et cette efficacité variable complique son usage opérationnel. Le gaz moutarde, beaucoup moins létal de leur point de vue que le sarin, est plus utile sur le champ de bataille car il provoque chez l’ennemi des blessures ou des souffrances invalidantes. Et la collecte des morts, lorsque l’armée ennemie l’entreprend, mobilise infiniment moins de soldats que les soins aux blessés, chacun réclamant deux ou trois brancardiers et secouristes.

Pour toutes ces raisons, et d’autres liées à l’orgueil national démesuré de Bachar al-Assad et son clan, la Syrie délaisse début 2003 son programme d’armes chimiques au bénéfice du réacteur nucléaire que les Nord-Coréens commencent à construire à Al-Kibar, près de Deir-ez-Zhor, à l’est du pays. Dans l’esprit des dirigeants syriens, ce réacteur doit être le cœur d’un programme nucléaire militaire qui devrait conduire, à terme, à la production d’une arme nucléaire. Même lointain, c’est un risque que l’état-major israélien n’entend manifestement pas courir. Le 6 septembre 2007, peu avant minuit, un raid de F-15 et F-16 israéliens neutralise les radars et les défenses anti- aériennes syriennes de la région et détruit le réacteur en chantier, tuant dix techniciens nord-coréens.

Ordre est donné au CERS de relancer le programme d’armes chimiques. Le centre de production du VX redémarre. Les chercheurs du département 3000 travaillent avec une nouvelle méthode de synthèse, qu’ils viennent de mettre au point et qui permet de produire du gaz à partir de produits faciles à trouver « avec les moyens du bord ». De la verrerie est alors achetée à la firme indienne Garg. La première livraison arrive sans encombre et servira à la production. La cargaison suivante, en 2008, est interceptée par les États-Unis, qui préviennent le gouvernement indien. Mais les lignes de production syriennes continuent de fonctionner.

En 2011, lorsque éclate la révolte populaire contre la dictature, les centres de stockage contiennent plus de 1 000 tonnes d’armes chimiques. « Nous avions 700 tonnes de sarin, 100 tonnes de VX, 263 tonnes de gaz moutarde,de quoi armer 3 000 bombes et une centaine d’ogives de Scud, précise l’un des scientifiques interrogés. Nous avions aussi du chlore, de la ricine, produite à partir des graines de ricin, qu’on cultive près de Lattaquié.

Dans le passé, l’institut avait même produit du BZ. C’est un hallucinogène, beaucoup plus puissant que le LSD, qui avait été développé au CERS et mis à la disposition des moukhabarat pour les interrogatoires. Nous avions conçu deux pulvérisateurs, l’un de 50, l’autre de 100 millilitres. C’était un produit très efficace. Ses effets se dissipaient après un certain temps mais pouvaient provoquer des dégâts psychiques durables, au-delà d’une centaine de doses. Un employé du CERS qui travaillait sur ce produit est devenu fou. »

Pour délivrer ses gaz de combat, l’armée syrienne disposait jusqu’à 2010 de deux types de vecteurs : les bombes conventionnelles de 250 et 500 kg, adaptées pour disperser des armes chimiques, larguées par les Sukhoï 22 et les Mig 23 ; et les ogives des missiles sol-sol Scud, de 300 à 700 km de portée, fournis par la Corée du Nord ou produits en Syrie, capables de contenir jusqu’à 450 kg de sarin ou de VX. La consigne donnée en 2009 par Bachar al-Assad au CERS de prévoir une utilisation « domestique » des gaz et de concevoir des munitions et des vecteurs adaptés à cet usage va offrir aux militaires un arsenal beaucoup plus ample.

Et plus sophistiqué. Selon l’un des anciens du CERS, l’aviation disposerait même désormais de bombes guidées.
Aux bombes et aux missiles stratégiques, viennent alors s’ajouter des grenades, jetées depuis des hélicoptères, et un éventail de missiles et de roquettes, importés de Russie comme les SS-21 de 70 à 185 km de portée ou fabriqués en Syrie, à partir d’une technologie iranienne, comme le M-600 « Fateh », de 250 km de portée.

Certains engins sont même improvisés en Syrie à partir d’armes existantes. La roquette sol-sol « 330 » qui peut emporter 40 à 60 kg de sarin, est constituée d’un gros conteneur de 330 mm de diamètre, fixé sur une roquette de 122 mm, qui contient le propulseur.

« Pour lancer ces roquettes, confie un ingénieur, le CERS a conçu une rampe de lancement spéciale, fixée à l’arrière d’un camion tout-terrain. Les camions fabriqués en Turquie sous licence américaine ont été achetés via un intermédiaire comme véhicules de chantier. C’est une salve d’une dizaine de ces roquettes qui a été tirée le 21 août 2013 sur la Ghouta, provoquant près de 1 500 morts. » Après ce massacre, qui constituait une violation claire de la

ligne rouge définie un an plus tôt par Barack Obama, la France, les États-Unis et le Royaume Uni, on s’en souvient, avaient été à deux doigts de lancer contre des cibles stratégiques syriennes des frappes punitives. L’opération avait été annulée à la dernière minute en raison des réticences du parlement britannique et du refus de Barack Obama de s’engager sans l’aval du Congrès et sans la participation de Londres.

Cet épisode, dont l’opposition syrienne démocratique garde un souvenir amer, a été suivi par un accord russo-américain, conclu à Genève le 14 septembre 2013, aux termes duquel la Syrie s’est engagée à abandonner son armement chimique et à laisser détruire, sous contrôle de Washington, de Moscou et des Nations unies, ses stocks et ses installations de production. Elle a également accepté de ratifier la convention de 1997 sur « l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction ».

En juin 2014, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) a indiqué que 92 % des armes chimiques syriennes avaient été détruites et que le reliquat avait été rassemblé sur un même site mais ne pouvait encore être évacué pour des raisons de sécurité. La Syrie a-t-elle réellement accepté de se défaire de l’intégralité de son stock ? Non.

En 2015, une dizaine d’attaques au chlore sont encore recensées par Amnesty International. Selon un ancien du CERS, le chlore, qui est très bon marché et très facile à trouver puisque c’est l’agent chimique utilisé partout dans le monde pour le traitement des eaux, était utilisé – et l’est encore aujourd’hui – en remplacement du sarin. Il est facile à transporter et il est inutile de le stocker, puisque n’importe quelle usine de traitement des eaux en détient des bombonnes.

Dans son « Évaluation nationale » d’avril 2017, alimentée par les recherches des services de renseignement, le ministère français des affaires étrangères affirme que plus d’une centaine d’allégations d’emploi de chlore et de sarin ont été recensées depuis l’adhésion de la Syrie à la convention sur l’interdiction des armes chimiques, en octobre 2013.

Les trois derniers usages de chlore constatés remontent à janvier et février 2017. Dans le même document, Paris affirme que la Syrie a tenté d’acquérir, depuis 2014, « quelques dizaines de tonnes d’isopropanol » et qu’elle « n’a pas déclaré à l’OIAC des munitions tactiques (grenades, roquettes) telles que celles utilisées de façon répétée depuis 2013 ».

« En fait, confirme un ancien du CERS, le régime, tout en signant la convention des Nations unies pour répondre aux exigences de Moscou et de Washington, n’a jamais renoncé à l’usage des armes chimiques. Il a même constitué, à partir de 2013, un véritable arsenal chimique clandestin. En expliquant aux inspecteurs que certains sites de production ou de stockage étaient inaccessibles en raison des combats, en surévaluant systématiquement les pertes dues aux fuites, à la destruction par l’eau, ou aux essais, en produisant des états des stocks falsifiés, les responsables du département 3000 ont soustrait à l’OIAC assez de gaz pour continuer à tuer des gens et faire régner la terreur. Nous estimons la quantité de gaz de combat détourné à 35 tonnes. »

Le 23 mai, la haut-représentante des Nations unies pour les affaires de désarmement, Izumi Nakamitsu, a confirmé devant le Conseil de sécurité que 24 des 27 installations de production d’armes chimiques signalées par la Syrie avaient été détruites, mais que « la situation sécuritaire » empêchait toujours l’accès aux trois sites restants – dont un hangar d’aviation. Elle a aussi livré les résultats des enquêtes conduites après plusieurs « incidents » entre septembre 2016 et avril 2017. Elles concluent à l’utilisation de gaz de combat.

Apparemment en provenance des réserves dissimulées par le régime.
C’est une infime partie de ce stock clandestin qui a été utilisée, encore une fois dans l’impunité la plus totale, pour bombarder Khan Cheikhoun, le 4 avril 2017. Bombardement qui a été suivi par une frappe de représailles, largement symbolique, de missiles de croisière américains. Après quoi la guerre a repris son cours meurtrier, jalonné de cessez-le-feu et de trêves éphémères, de transferts de population et de manœuvres diplomatiques en vue d’une hypothétique reprise des négociations.

Et Bachar al-Assad, plus résolu que jamais à défendre son pouvoir et son régime, a continué contre toute évidence à nier toute responsabilité dans l’usage du sarin. Comme dans le bombardement systématique des hôpitaux. Au point qu’une nouvelle question se pose : faut-il encore se demander si un dirigeant qui n’a pas
hésité à tuer plus de 300 000 de ses compatriotes pour sauver son régime peut appartenir ou non à la solution de la crise ? Ou si un dictateur, assez cynique et barbare pour entretenir une industrie clandestine du massacre et gazer son propre peuple, a sa place, même par ministre interposé, à la table de la négociation ?

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