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Îles Bikini :Atolls atomisés

publié le 01/08/2021 | par Florence Décamp

Longtemps l’armée américaine a testé ses bombes dans les îles, notamment à Bikini. Certaines ont été pulvérisées, d’autres ont été transformées en poubelle nucléaire. Les habitants souffrent toujours des radiations.


Sans même tressaillir, l’Américaine frappa la balle alors que l’avion de ligne se posait sur le terrain de golf. Il en est ainsi des atolls où la vie s’organise en lignes parallèles. Sur un ruban de sable, il faut être funambule, apprendre à penser en longueur car tout écart mène à la mer.

Par le hublot défilent les cocotiers penchés, les gazons taillés et ces étranges champignons blancs que sont les radômes qui abritent les radars de l’atoll de Kwajalein, bastion de la défense américaine où les meilleurs scientifiques que puisse recruter le Pentagone scrutent l’espace, mesurent la trajectoire et l’impact des missiles balistiques lancés à 6 700 km de là, à partir de la base aérienne de Vandenberg en Californie, jusqu’au coeur de cette cible froissée par les vagues du Pacifique. En période d’essais, quand le soleil disparaît, le plus grand lagon de la planète tremble sous l’explosion des missiles voyageurs touchés par les missiles tueurs lancés des rampes de Kwajalein. Dans le vacarme de cette arène, les nuits se fracturent et s’enflamment… “On dirait la guerre’’ avait murmuré la vieille dame qui, dans l’avion, se souvenait des bombardements de Londres.

L’armée a domestiqué Kwajalein. Brossé comme un chien d’appartement, l’atoll affiche une rigueur qui n’est pas de mise dans ces îles où les Américains ont pris pied avec la guerre du Pacifique. Et si la plupart de leurs anciens territoires ont voté pour leur émancipation, ils restent tous liés aux Etats-unis dont l’aide financière est vitale. Des dollars contre le droit d’user de ces terres éparpillées dans l’océan dont l’isolement était, aux yeux des militaires, la principale séduction. “Dès que la guerre a été terminée’’ dira le comédien américain Bob Hope “ nous avons trouvé le seul endroit sur terre qui avait été épargnée par la guerre et nous l’avons envoyé en enfer.” L’île s’appelait Bikini.

“Pour le bien de l’humanité” avait affirmé le gouverneur militaire des îles Marshall. C’était un dimanche, après la messe. Ben Wyatt avait demandé aux habitants de quitter temporairement leurs foyers pour que les Etats-Unis puissent y tester leurs bombes atomiques. Alors que les 167 habitants de l’île commençaient un exode dont la conclusion reste à écrire, les Américains prenaient place. 242 navires, 156 avions, 200 cameras, 18 tonnes de pellicule -ce qui représentait à l’époque la moitié des films disponibles au monde- et assez d’animaux pour remplir une arche de Noé si ce n’est que l’Opération Crossroads n’avait pas pour but de sauver ces 4 500 rats, chèvres et cochons mais de les soumettre aux radiations…De 1946 à 1958, les atolls de Bikini et d’Enewetok encaissèrent les explosions de 66 bombes atomiques.

A pleines mains, les enfants ramassent les si jolis flocons. Ceux qui ont vu les cartes postales que les Américains reçoivent parfois de leur pays en décembre expliquent aux autres que cela ressemble à la neige. La pluie blanche a le velouté de la farine de manioc, elle est tiède, et depuis le matin tombe sur l’atoll de Rongelap où dans une brume rose deux soleils se sont accrochés à l’horizon. Plus tard, les mères frottent en vain les enfants qui transpirent d’une mauvaise sueur, la poudre devenue poix incruste dans leur peau de sombres écailles. Le soir, la pluie cesse. Ne reste que l’étrange brillance de la lune. Et le prurit. Toute l’île se gratte jusqu’au sang. En mer, les 23 hommes du thonier japonais “The Lucky Dragon”, à genoux sur le pont, vomissent.

Dans les entrailles de Bikini, à l’aube du 1er mars 1954 et en dépit des vents violents qui soufflaient en altitude vers l’est, venait d’exploser Bravo, une bombe à hydrogène de 15 mégatonnes, la plus puissante jamais testée par les Américains. Dans un chaos de corail et de sable, l’île fut projetée au ciel. Ses débris empoisonnés emportés à des centaines de kilomètres de là. 48 heures plus tard, la population de Rongelap était évacuée. A bord du Lucky Dragon, un homme avait succombé.

Majuro est un collier. De perles -s’était enthousiasmé Robert Louis Stevenson qui vagabondait dans le Pacifique avant d’aller écrire et mourir aux Samoa- et de vieux réfrigérateurs abandonnés sur l’herbe où les poules poinçonnent de leur bec les noix de coco tombées de l’arbre. Mais le charme demeure quand la nuit ne fait plus de Majuro qu’un trait lumineux qui se cambre, une longue étole d’étoiles et d’ombres. Parfois l’atoll se resserre tant que la mer vient, de part et d’autre, lécher la route qui relie les billes des îlots égrenés sur une ellipse de plus de 100 kilomètres. Tous feux allumés, l’ambassade des Etats-Unis veille. Comme des dizaines d’autres dans la zone Asie Pacifique, depuis les attentats du 11 septembre, elle a reçu l’ordre de renforcer ses défenses et les ouvriers s’activent autour de grilles aussi incongrues sur cet atoll qu’un coffre-fort sur une plage. Mais Majuro sous la forme de trois îles, Delap, Uliga et Darrit -reliées par des remblais et les traits d’union de leur surnom D-U-D- abrite la capitale des Iles Marshall. Dans ses administrations on y dépose encore des formulaires pour obtenir des compensations à la suite des essais nucléaires.

Après des années, les Américains ont fini par payer. Une somme a été remise aux victimes des radiations, une allocation est versée régulièrement aux habitants de Bikini qui ne sont toujours pas rentrés chez eux et un fonds d’investissement a été crée pour les années à venir. Mais rien sans doute ne compensera les cicatrices de la chair et les blessures de l’exil, les vies arrachées aux terres ancestrales et cette désormais tragique habitude de tendre la main. “J’essaye de tout faire pour que mes 5 enfants grandissent sans cette mentalité de victimes. Une mentalité qui vous empêche d’avancer. Dans la famille de ma femme, ils restent la journée assis à ne rien faire. Ils attendent…” Originaire de Pennsylvanie, Jack Niendenthal connaît sur le bout du coeur l’histoire de ces îles où il vit depuis plus de 20 ans. Il a épousé une femme originaire de Bikini et, sans relâche, a enregistré le témoignage des anciens pour que la mémoire demeure alors que les plus jeunes s’en vont.

Les plus ambitieux prennent le chemin des universités américaines, les autres la direction de l’usine de poulet de Tyson dans l’Arkansas. La paye y est bonne et les volatiles mal découpés distribués gratuitement aux ouvriers. Une aubaine pour les îliens qui adorent la viande. Ce que ne comprenait pas Giff Johnston, journaliste à Majuro, était pourquoi les expatriés des Marshall à qui il s’apprêtait à rendre visite lui demandaient d’apporter avec lui des boites de Spam alors que ce gélatineux conglomérat de résidus de porc, que l’on trouve dans tout le Pacifique nord, est fabriqué aux Etats-Unis et disponible sur place…Jusqu’à ce qu’il réalise que le Spam destiné à l’exportation de la Micronésie n’avait pas le même goût en raison des doses bien supérieures en graisse et en sel. “Les Américains continuent à prendre soin de notre santé…”

Mieux vaut encore manger les poissons de Bikini. Même si l’opération de nettoyage menée par les Américains n’a pas été achevée. On peut certes y vivre mais se nourrir des plantes qui poussent sur son sol reste dangereux. “Pas plus d’une noix de coco par semaine…” avait dit Jack Niedenthal. Sur place, les scientifiques observent toujours les métamorphoses de cette terre irradiée alors que des plongeurs éberlués nagent vers les fantômes du lagon. Pour tester l’efficacité des tirs sur une flotte ennemie, les militaires avaient mené jusqu’à Bikini une armada de prises de guerre et des navires américains jugés trop fatigués pour encore naviguer. L’USS Saratoga, porte-avions plus long que le Titanic, ses appareils toujours amarrés aux ponts, le cuirassier Nagato sur lequel l’amiral Yamamoto lança l’attaque contre Pearl Harbor. Au total, une centaine de bâtiments, alignés sur les vagues, pour une exécution nucléaire. Sous le choc, certains ont vacillé et se sont effondrés, d’autres sont descendus, raides comme des piquets, pour se poser sur le linceul du sable. Aux visiteurs, les organisateurs de ces plongées ne se contentent pas de montrer du doigt les plus belles épaves où la course des requins tissent des fils argentés, ils passent des films d’archives, expliquent le chaos des explosions et, dans leurs sillages, l’éclosion des cancers de la thyroïde, les maladies de peau, les avortements spontanés.

Ils racontent cette Micronésie qui, des Philippines à Hawaii, entre Cancer et Capricorne dont les tropiques sont les frontières, se fragmente en plus de 2 000 îles. Terres pointues de volcans, hanches blondes des atolls ou juste quelques grains de sable accrochés à la houle qui baigne les balafres infligés par les hommes. L’îlot de Runit, à 16 kilomètres de l’atoll Enewetok transpercé par 43 tirs atomiques, qui n’est plus qu’une verrue de béton. Sous un dôme grisâtre reposent la terre et les débris irradiés ramassés sur Enewetok. Ils devraient être inoffensifs d’ici 50 000 ans… L’atoll de Johnston, escale des tortues vertes et des baleines à bosse, que les Américains ont utilisé comme gigantesque chaudière pour y détruire mines, missiles, bombes et armes chimiques. Et Bikini toujours où un archéologue américain, qui en 1986 étudiait le sol, a découvert des fragments d’os et les traces d’un village datant de 1960 avant Jésus-Christ qui font de l’atoll le lieu le plus ancien de peuplement jamais identifié en Micronésie.

L’histoire de Bikini est inscrite sur son drapeau. 23 étoiles blanches pour les îles qui composent l’atoll. Trois étoiles noires pour celles vaporisées par l’explosion de Bravo. Deux encore, noires toujours, pour les lieux d’exil où vivent aujourd’hui les gens de Bikini regroupés sur l’atoll de Majuro et sur l’île de Kili. Une phrase, celle prononcée par le chef de Bikini alors que le gouverneur des Marshall lui demandait en 1946, pour le bien de l’humanité, d’abandonner son île: “Tout est entre les mains de Dieu”. Et si la bannière étoilée de Bikini ressemble tant au drapeau américain c’est pour que, jamais, les Etats-Unis n’oublient.

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Libération. 2003