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Cachemire : La guerre des cimes

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

Les mesures du président pakistanais pour calmer le conflit qui l’oppose à l’Inde n’entament en rien la détermination des séparatistes. Reportage chez les partisans de l’indépendance, ou du rattachement du Cachemire indien au Pakistan.


Ce sont des tranchées de boue et de neige. A 2 000 mètres d’altitude, il gèle à pierre fendre et les soldats pakistanais qui patrouillent le long de la ligne de front du Cachemire sont engoncés dans d’épais vêtements à bourrelets qui leur donnent des airs de scaphandrier au pied hésitant. En contrebas, un ruisseau glisse entre des stèles blanches. Il rappelle aux hommes de la casemate en surplomb que leur linceul ici sera de glace. Sur l’autre flanc du vallon de Chakoti, à 100 mètres, des Indiens au casque surmonté de branches peu discrètes épient le moindre mouvement à la jumelle.

Le ciel est d’un bleu dur, à réchauffer les corps et les âmes, et ce jour est un jour sans mort. Mais quand les obus pleuvent sur Chakoti, le vallon où l’herbe ne repousse plus, ils annoncent souvent des tempêtes en aval, des deux côtés, en Inde et au Pakistan. « S’ils me tuent, lance crânement le général Yacub Khan, menton relevé, moustache soigneusement vrillée et stick sous le bras comme un officier de Sandhurst, je leur enverrai dans mon dernier soupir toute la brigade ! »
Depuis la partition de l’Empire britannique des Indes en 1947, les frères ennemis du sous-continent lorgnent le Cachemire, source de deux guerres, en 1947 et 1965. Un bombardement de trop et tout peut déraper. Comme en 1999, lors de la sanglante bataille de Kargil. Comme en décembre dernier, après l’attentat-suicide de guérilleros au Parlement indien, casus belli idéal pour les hindouistes au pouvoir à New Delhi.

Dans la vallée de Muzaffarabad, Rezvan A. est familier de cette LOC – line of control -, pointillé pudique sur les atlas censé représenter la ligne de cessez-le-feu et qui n’est qu’une frontière martiale. Une cicatrice entre deux puissances nucléaires, en guerre larvée depuis la rébellion armée lancée côté indien en 1989 par les séparatistes. Les champs de mines, les patrouilles n’y suffisent pas. Rien ne semble arrêter les militants, qui jouent ici à passe-muraille. Rezvan, 30 ans, a longtemps combattu aux côtés des séparatistes, versant indien. Etudiant, il a brusquement abandonné les bancs de la faculté pour devenir un fantassin de l’ombre. Il se laisse pousser la barbe, circule en tenue de « frère », la shalwar kameez que l’on porte au Pakistan. Puis, quand l’heure est venue, pour se fondre dans la foule, côté indien, il se taille la barbe, enfile des jeans, sème ses poursuivants dans les rues de Srinagar.

Coups de main contre les soldats envoyés par Delhi, embuscades sur les routes de montagne, étudiant le jour, guérillero la nuit, lorsque les fusils parlent et que la terre des pistes prend la couleur du sang. Combattant du Hezbul Mujahidin, dans le bataillon El-Hamza, entraîné dans un camp de montagne, Rezvan fut de toutes les escarmouches dans les environs de Qazihabad. Caché par les villageois, il se déplaçait au gré des « commandes ». Là, un officiel à garrotter. Plus loin, une Jeep qu’il faut détruire au lance- roquettes. Le lendemain, des informateurs oeuvrant pour le gouvernement indien, qu’il s’agit de réduire au silence avec des armes récupérées sur l’ennemi ou achetées aux trafiquants sikhs du Pendjab…

Ceux qui abandonnent la cause indépendantiste meurent aussi, d’une balle dans la tête. Rezvan ne pardonne pas car le bataillon El-Hamza n’a pas l’habitude du pardon. Dans les montagnes du Cachemire, on n’aime guère les timorés. Trois ans de guérilla : « Cela m’a paru aussi long que trente ans », souffle l’ancien rebelle, qui a rendu les armes avant que ne sonne le glas. Aujourd’hui, avec son petit commerce, il se contente de donner une obole aux combattants du Hezbul Mujahidin. Ses infortunés compagnons d’hier…

En aval, le vent tourne. Dans son palais blanc, Pervez Moucharraf, le président pakistanais, entend en effet mettre au pas les islamistes. Se servir de la lutte contre les partisans des talibans pour enfoncer un peu plus le clou de la répression. Et donner des gages aux Américains, qui ont classé comme terroristes plusieurs groupes de la guérilla au Cachemire, dont le panislamiste Lashkar-e-Taiba. « Excès de zèle, tempête un militant. Moucharraf fait tout pour obéir aux Américains… »
En deux mois, 2 000 militants ont été envoyés dans les geôles. Cinq partis ont été interdits, dont les deux groupes de guérilla Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammed. Mais la cause semble intacte. « Moucharraf ? Il peut nous coffrer tous, il y aura toujours des recrues », fanfaronne un partisan de l’indépendance.

Le règne de l’ombre

A Muzaffarabad, bourg poussiéreux posé au confluent de deux vallées et gardé par un fort moghol, on croise des soldats à foison et des agents en civil. Les militants de la cause cachemirie ont fermé leurs officines. Mais, dans l’ombre, les partisans poursuivent leur combat. Avant la répression lancée par Moucharraf en janvier, à la suite de l’attentat contre le Parlement indien, des tirelires posées sur le comptoir des échoppes recevaient les oboles des passants. Désormais, on cotise dans les arrière-cours. Tout se fait dans l’ombre. Le recrutement des combattants aussi. « Les réseaux de soutien s’étendent jusqu’à Lahore et Karachi, où les gens de Lashkar-e-Taiba ont amassé de petits trésors », dit Abdul Majeed Malik.

Dans sa grande villa, avec ses gestes amples et son anglais parfait, l’ancien chief justice du Cachemire pakistanais a des airs de notable assagi. Pourtant, il n’a pas abandonné la cause des siens. A la tête de la Ligue de libération du Jammu-et-Cachemire, ce juge à la retraite mène un combat « légaliste ». « 700 000 soldats indiens n’ont pu venir à bout de 5 000 combattants de la liberté. Résoudre le conflit par la voie militaire est impossible. Il faut une solution politique, par un référendum. » De l’autre côté de la ligne de front, les Indiens ne veulent pas entendre parler d’un tel scrutin. Et accusent Moucharraf de traîner les pieds dans sa lutte contre le terrorisme.

Au Cachemire pakistanais, rien n’arrête les militants. Dans certains bourgs, des membres des réseaux Al-Qaeda côtoient d’anciens talibans. Daoud, un taliban de 25 ans réfugié à Londres, reconnaît qu’il a commencé son djihad là, à Muzaffarabad, où des islamistes lui offraient le gîte et le couvert. Des partisans de Ben Laden en vadrouille sur ces hauteurs ? Même l’ancien chief justice Abdul Majeed Malik le reconnaît. Aux abords des verdoyants jardins du parti fondamentaliste Jamaat-e-Islami à Muzaffarabad, dont le siège aux arcades de bois ouvre sur des sommets enneigés, on rencontre maints volontaires, prêts à grimper discrètement vers les montagnes de la haine. Forts de l’ambivalence des militaires pakistanais. D’un côté, Moucharraf qui promet de brimer les combattants. De l’autre, un général de brigade, les pieds dans la boue, entouré de fantassins en tenue de camouflage, qui jure que « cette lutte pour la liberté continuera, même au prix de grands sacrifices ».

Au siège du Jamaat-e-Islami, l’amir, le chef du parti, Abdul Rasheed Turrabi, a abandonné le barreau pour mieux plaider la cause fondamentaliste dans la rue. L’envoi de militants de l’autre côté de la ligne ? « Nous continuerons tant que l’Inde poursuivra sa répression, lance-t-il. Les moudjahidine avant tout sont autonomes. » Même s’il a les pieds et les mains liés par la nouvelle politique de Moucharraf, Abdul Rasheed Turrabi encourage les guérilleros. « Il faut qu’ils continuent de combattre et de saboter. Nous n’avons besoin que de 200 combattants pour opérer dans le Cachemire occupé. La stratégie, c’est de frapper et de décamper… » Avec deux options : le rattachement du Cachemire indien au Pakistan, ou l’indépendance.

Obligé de soutenir la ligne de Moucharraf mais pressé par ses administrés, Sardar Sikander Hayat, Premier ministre du Cachemire pakistanais, accuse l’Inde de pratiquer un terrorisme d’Etat. Avant d’avertir, dans son palais bien gardé d’Islamabad, que des milliers de volontaires sont prêts à franchir la ligne de contrôle. Les candidats, assure-t-il, ne manquent pas. Et il cite le cas de ses ascendants. Son grand-père fut un rebelle du Cachemire, son père lui a succédé en 1930. Quant à la nouvelle génération, les Cachemiris musulmans qui vivent côté indien ou côté pakistanais, elle serait encore plus radicale, élevée dans la frustration de l’exil ou la dureté du châtiment.

Dans son bureau d’Islamabad, le général à la retraite Bachir Amad contemple l’horizon du Cachemire avec un oeil blasé. « L’aide aux talibans a été la plus grave erreur du Pakistan, dit cet ancien officier de la guerre de 1965 contre l’Inde, qui dirige aujourd’hui l’Institut des études régionales. Maintenant nous avons le chaos. Et la situation au Cachemire est devenue encore plus compliquée. ».

Pour l’ancien guerrier, qui sait qu’aucun des deux pays ne cédera un pouce de terrain, une seule solution : démilitariser le Cachemire, donner l’autonomie à la partie indienne, et ouvrir la frontière. « Pour que ni l’Inde ni le Pakistan ne soient perdants ou humiliés. » Avant de reconnaître, en bon militaire, que la guerre effacera sûrement ces voeux de paix. « Les islamistes ont piraté le Pakistan et la cause cachemirie », déplore de son côté l’ancien Premier ministre du Cachemire, le député Sultan Mahmood Chaudry.

« Une république bananière »

Conducteur de rickhsaw de 25 ans, Amin Zia, lui, a remisé son fusil au ratelier. Guérillero à Srinagar, il était agent de renseignement pour le Hezbul Mujahidin. Une tâche délicate : il s’agit d’obtenir la moindre information sur l’adversaire indien tout en évitant les espions, les indicateurs, les agents doubles. Parfois, Amin Zia parvenait à soudoyer des soldats indiens et à leur acheter des armes, qu’ils déclaraient ensuite volées. Repéré par les commandos sur la base d’une information, il parvient à s’enfuir et se réfugier à l’hôpital de Srinagar. Des infirmiers le cachent. Mais il est découvert, sans doute là encore sur dénonciation. Enfermé dans un cachot, il est pendu par les mains et battu à coups de bâton. Un de ses bras est brisé. Emprisonné dans un ancien temple hindou, il est laissé pour mort. Puis libéré. Alors il décide de franchir de nuit la ligne de contrôle. Aujourd’hui, il ne combat plus. Il cotise pour que d’autres combattent.

Même si les temps sont durs pour les groupes de guérilla, coincés entre répression indienne menée par les unités du GOS – Groupe des opérations spéciales – et durcissement pakistanais, le recrutement continue. Encouragé par les partisans de la guerre, les lobbyistes du ministère de la Défense et intermédiaires des marchands d’armes. « Le Cachemire ? Une république bananière », lance un journaliste du mensuel Herald. « La corruption, ici, est omniprésente », tranche un magistrat de la Haute Cour. Parfois, les candidats au baroud d’honneur sont motivés par une prime alléchante : jusqu’à 100 000 roupies, soit 1 800 euros.

Alors, dans les vallons qui bordent Chakoti et dans les ruelles de Muzaffarabad, on vous lance des regards de conspirateur. Comme pour dire que les partisans de la guérilla à outrance n’ont pas tous rendu les armes. Comme pour signifier que, répression ou pas, le Cachemire restera une éternelle pomme de discorde entre les deux frères du sous-continent. Sous son bonnet de laine, engoncé dans un manteau brodé, Mohamed Sharif Tariq, 66 ans, éclairé par une lampe à pétrole, ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de revanche.

Historien, avocat, ex-président de la Ligue de libération du Cachemire, un parti modéré, il dirige le Comité d’action pour les réfugiés. Lui-même fut chassé de son village, côté indien, en 1965. Il est surtout connu pour ses poèmes et ses romans, dont « Khooni Lakeer » (« La ligne sanglante »). Au Cachemire, même les poètes rêvent de vengeance.

Olivier Weber

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