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Céline Bardet : « Le Hamas a imité Daech »

publié le 18/02/2024 | par Jean-Paul Mari

ITW : L’attaque du 7 octobre des combattants du Hamas en Israël a donné lieu à un déchaînement de violence et à des actes de barbarie qui ont visé particulièrement les femmes, dans la lignée des horreurs des djihadistes. Décryptage par Céline Bardet, spécialiste des violences sexuelles liées aux conflits.

 

Lejournal.info Dimanche : Que sait-on de l’ampleur des viols commis pendant l’attaque du Hamas le 7 octobre en Israël ?

Céline Bardet : Une chose est sûre. Des viols et des exactions particulières ont été commis à l’encontre des femmes. Pour l’instant, les seuls éléments solides sont des rapports médico-légaux qui concernent au moins une dizaine de corps de femmes décédées, pelvis fracturé, témoin de la violence de l’agression. Pour une trentaine d’autres, des photos, prises par le personnel médical, montrent des femmes retrouvées mortes, dénudées, vêtements arrachés, certaines avec des traces de sperme. À partir des vidéos des agresseurs et des caméras de surveillance, on voit aussi plusieurs femmes embarquées de force par le Hamas et d’autres, pantalons ensanglantés, ou exhibées à moitié nues, comme des trophées, sur des pick-up.

Je ne crois pas qu’on puisse parler de centaines de cas, mais plus certainement de dizaines de victimes de viols ou de violences sexuelles, vivantes ou mortes. Israël a des institutions, une police et on peut espérer des résultats des examens médicaux et des prélèvements ADN, l’évidence de lésions, d’hématomes, etc. Toutes les analyses, pour être valables, doivent avoir été faites sous 72 heures. Je ne suis pas sûre que cela soit le cas. Apparemment, la police avait d’autres priorités face à l’offensive du Hamas. Reste que le nombre exact des victimes et l’ampleur des violences doivent-être établis par les autorités israéliennes.

«Une victime m’a confié elle-même qu’elle se sentait coupable de parler de son cas, vu la gravité de la situation des otages »

Nous parlons de femmes mortes ou qui ont disparu, enlevées comme otages. Avons-nous d’autres témoignages de survivantes ?

J’ai rencontré une victime – je pense qu’il en y a beaucoup d’autres – qui était à la Rave Party [ festival de musique techno Tribe of Nova, près du Kibboutz Réim ]. Elle m’a raconté avoir été prise lors de l’attaque par trois hommes qui l’ont violée devant son compagnon. Elle n’a été capable de porter plainte qu’un mois plus tard. Je crois qu’il y en a d’autres évidemment. Il y a bien sûr un trauma national et, de plus, la question des violences sexuelles est plutôt taboue en Israël. D’autant que tout le pays est obsédé par la libération des otages. Cette victime m’a confié elle-même qu’elle se sentait coupable de parler de son cas, vu la gravité de la situation des otages. Il y a surement d’autres femmes comme elle qui ne se sentent pas autorisées à en parler dans le contexte général. D’où notre pression pour que les institutions et la police encouragent les victimes à parler. Et nous travaillons sur place pour recueillir des témoignages – nous savons faire – mettre la victime en confiance et l’amener à déposer à la police, donc faire le lien.

Le message était : « Allez-y ! Avec toute la dureté et la sauvagerie possible ».

Vous avez longtemps étudié les violences sexuelles en temps de guerre. Quel votre sentiment sur la méthode utilisée ? Est-ce qu’on a violé sur ordre ?

Sur le modus operandi, dans le cadre de cette attaque inédite, je ne vois pas une véritable tactique, une consigne donnée. Comme, par exemple, ce qu’on a pu observer en Libye dans des viols systématiques sur ordre explicite. Mais là, dans cette action, planifiée et organisée de longue date, je n’ai pas le sentiment que les viols en faisaient partie. Le message était : « Allez-y ! Avec toute la dureté et la sauvagerie possible ». Il y a eu, dans ce cadre-là, des crimes sexuels commis, mais pas de viols massifs. Certaines déclarations de prisonniers pendant un interrogatoire réalisé par la police israélienne, brèves et sans précisions, ne peuvent pas être retenues comme probantes. En revanche, l’ordre a été donné de prendre un maximum d’otages. Mais tout cela demande une véritable enquête précise, qui reste à faire.

On a du mal à croire aux seuls « viols de circonstances » ?

Plutôt l’expression d’une grande barbarie, lors d’une attaque terroriste, qui inclut, dans ses formes d’exactions, des violences sexuelles. Ces viols se retrouvent d’ailleurs surtout sur le terrain de cette Rave Party. Les victimes sont restées longtemps, de 6h30 à 14h, sans protection. D’ailleurs, les 1500 agresseurs sont restés au moins 24 heures en territoire israélien. Et il a fallu près de 72 heures aux militaires israéliens pour éradiquer complètement tous les terroristes. Et cet espace de temps imprévu, cette vacuité, a certainement joué un rôle en permettant aux agresseurs de commettre, au-delà de l’attaque, des violences sexuelles. Sans parler des corps de femmes portant des traces de mutilation post-mortem avec des traces de couteaux sur les voies sexuelles. Tout ceci exprime surtout la barbarie de cette attaque.

Que disent les femmes otages, survivantes relâchées ?

Nous avons le cas d’une femme libérée, mais toujours inconsciente, avec des blessures caractéristiques de violences sexuelles. D’une manière générale, les otages relâchés disent qu’ils n’ont été pas brutalisés – mal soignés, mal nourris, certes – mais sans violence. Il faut tenir compte du fait que ces personnes, traumatisées, ont été kidnappées et retenues pendant 50 jours dans des tunnels, qu’elles ont échappé à la mort et savent que leur parole peut mettre en jeu les autres otages toujours captifs. C’est un poids énorme. Que diront-elles plus tard ? Sans compter dix-sept otages retenus par un autre groupe que le Hamas, groupe auquel appartenait ce bébé de dix mois déclaré mort, et dont on ne sait rien ou si peu.

« L’incroyable sauvagerie de l’attaque détonne avec ce que faisait le Hamas jusqu’ici. »

Quelles différences ou points communs voyez-vous entre la forme de cette attaque et les différents conflits, et violences sexuelles, que vous avez analysés ailleurs dans le monde ?

L’opération, tel qu’elle s’est déroulée, est pour moi assez proche de ce que peut faire Daech. Ce groupe a souvent kidnappé des femmes avec des visées à esclavage sexuel, Yazidis ou minorités irakiennes. Là, ce n’est pas le cas, mais l’incroyable sauvagerie de l’attaque détonne avec ce que faisait le Hamas jusqu’ici. Toutes ses attaques auparavant n’étaient pas d’une telle barbarie et il n’y a jamais eu de violences sexuelles. Là, on constate un déchainement de violence. Et faire parader une femme morte dénudée dans un pick-up…

Cela rappelle les Russes en Crimée en 2014, qui ont pris des femmes « traitres », les ont attachées nues dans la rue pendant plusieurs jours par -15°, offertes à la foule qui leur crachait dessus. Certaines sont mortes. Le 7 octobre me fait penser à Daech, à la Crimée et à la milice Wagner au Sahel, au Mali, en Centrafrique, en Syrie. Là, on met en scène les corps, la nudité, l’humiliation, l’horreur, la barbarie.

Dans quel but ? Montrer sa puissance, sa force, par la radicalité extrême ?

Oui. D’abord montrer sa puissance devant un ennemi très fort, Israël. La démontrer à tout le monde arabe. Exacerber l’humiliation totale, la montrer pour une opération de communication. Et même chez Wagner, filmer, utiliser les images pour la formation des nouvelles recrues. Promouvoir une idéologie et une communication en disant : la puissance, c’est la force, la violence, donc la plus grande violence possible. Une femme a raconté avoir vu une autre femme se faire violer par trois hommes, dont le dernier l’a abattu d’une balle en pleine tête. Comme d’autres ont éventré une femme enceinte. On peut difficilement aller plus loin.

Mais au-delà de la barbarie, cette agression du Hamas est une intrusion territoriale, une invasion, une prise de pouvoir. Comme le viol est une intrusion, une invasion, une prise de pouvoir du corps de l’autre, de la femme, et à travers elle, de son mari, de sa famille, de ses proches, de tous les autres Israéliens. L’agresseur viole toute la société, marque son territoire, comme un animal. Face à l’occupation, les « envahis » de Gaza deviennent les envahisseurs. Une forme de prise ou de reprise de possession. C’est aussi ce qu’on a vu chez les Russes dans la sauvagerie de la guerre en Crimée en 2014 ou l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Avec les massacres qui ont marqué cette guerre sale. Et là aussi, résolument barbares. »

Propos recueillis par Jean-Paul Mari

Céline Bardet est juriste, enquêtrice criminelle, spécialiste des violences sexuelles liées aux conflits et fondatrice de l’ONG « We are not weapons of war »


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