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Comment ils ont éliminé Zarkaoui.

publié le 12/09/2006 | par Jean-Paul Mari

La liquidation du chef terroriste est d’abord le résultat d’une coopération accrue entre Washington et Amman. Un des rares succès pour George Bush qui vient d’effectuer une visite éclair à Bagdad. Mais il ne suffira pas à mettre fin à la violence en Irak


Ce mardi 6 juin, sur la route de Baqouba, à 8 kilomètres de la ville de Hibhib, quelques cageots de fruits sont posés sur le talus. A l’intérieur, il y a neuf têtes d’homme empilées. Toutes les victimes sont des chiites. Trois jours plus tôt, la police a découvert sept autres têtes, celles des sept cousins de l’imam sunnite de la mosquée locale, accusé de collaboration avec le gouvernement. Le même week-end, 21 jeunes chiites, pour la plupart des lycéens qui allaient passer un examen en ville, sont arrêtés à un barrage sauvage, extraits de leur bus, séparés des sunnites et abattus sur le bord de la route. Pour les connaisseurs, ces atrocités sont une indication claire : Zarkaoui n’est pas loin.
La force des guerres, c’est de transformer des tueurs en héros couverts de médailles. La force du djihad, c’est de transformer des bouchers en idoles. Et Abou Moussab al-Zarkaoui, ancien petit voyou jordanien reconverti dans la « guerre sainte » et récemment anobli du titre de représentant d’Al-Qaida en Irak, est un boucher. Les dernières images vidéo le montrent tout de noir vêtu, la poitrine bardée de chargeurs, le cheveu et la barbe noirs, sourire chaleureux ou visage de guerrier, debout et solide, en train de tirer au fusil-mitrailleur. Nul doute que cette scène, agrémentée de la photo de Zarkaoui mort, de versets du Coran et d’images du paradis, deviendra un classique du film martyr islamiste. D’autres images, à peine plus anciennes, le font apparaître cagoulé, tirant avec cérémonie un long couteau de sa chemise avant d’égorger et de décapiter son otage, Nicholas Berg, un jeune technicien américain, affublé d’une combinaison orange et le visage décomposé par la peur. Zarkaoui revendiquera aussi d’autres exécutions, dont celles de trois ingénieurs américains et britanniques, d’un interprète sud-coréen, d’un jeune routard japonais, d’un petit camionneur turc et de deux simples chauffeurs bulgares.
La haine d’Al-Zarkaoui est sans limites. Il s’en prend d’abord, bien sûr, à l’occupant américain et à tous les «juifs, croisés et infidèles» de la région, exècre les chiites d’Irak qui sont «la lie de la terre, un poignard planté dans le dos de l’islam», attaque la police du gouvernement ou tout ce qui a une apparence de démocratie, «religion de croisés», et plus généralement «les tribus, les partis, et les associations dont l’inféodation aux croisés et à leurs agents parmi les apostats est prouvée», en bref, tout ce qui ne porte pas une arme au nom d’un islam version Al-Qaida. En dehors de la décapitation de pauvres hères et d’une série d’attentats kamikazes qui ensanglantent les marchés, son organisation s’est fait connaître dès août 2003 en faisant sauter le camion piégé qui a détruit le siège de l’ONU et tué 23 personnes dont Sergio Vieira de Mello, l’envoyé spécial de Kofi Annan, avant de semer des voitures explosives dans toutes les villes sanctuaires chiites, de Nadjaf à Kerbala. Très vite, les Américains mettent sa tête à prix et elle vaut aussi chère que celle d’Oussama Ben Laden : 25 millions de dollars. Le 9 novembre 2005, il va plus loin en lançant ses kamikazes, hors d’Irak, contre trois hôtels d’Amman en Jordanie : 60 morts – et sans doute sa plus grosse erreur, celle qui conduira au raid aérien qui écrase sa cachette provisoire, une maison de torchis inhabitée depuis trois ans, perdue au milieu d’une palmeraie, au bout d’un chemin de terre, à 400 mètres de la route principale, à Hibhib, sur les berges de l’Euphrate.
Ce matin du mercredi 7 juin, Ismaël, un chauffeur de taxi d’une quarantaine d’années, s’étonne de voir trois GMC aux vitres fumées se diriger vers la cabane abandonnée. C’est la fin d’une longue traque. Voilà des mois que les services jordaniens cherchent à venger le triple attentat contre les hôtels de leur capitale. Le roi Abdallah en fait une histoire personnelle. Il a même envoyé ses hommes du 71st Combat Unit jusqu’en Irak pour recruter des sympathisants et des informateurs parmi les membres du puissant clan des Al-Dulaïmi, excédé par les assassinats de ses membres. Au mois de mai dernier, les Jordaniens ont aussi arrêté Mohammed al-Karbouli, un garde frontière suspecté d’avoir assuré le transfert d’armes et de munitions aux rebelles irakiens et d’avoir aidé les kamikazes à s’introduire en Jordanie. L’homme est longuement « interrogé », c’est-à dire torturé, et il parle. Les informations, transmises aux Américains, consistent en dix-sept adresses et caches situées dans l’Ouest de l’Irak. Le reste relève de la technologie, spécialité américaine. Voilà longtemps que les hommes de Zarkaoui n’utilisent plus leurs téléphones cellulaires, connus pour être facilement repérables. Restent les téléphones satellites, type Thuraya, plus difficiles à localiser, mais pas impossible pour l’imposante machine de renseignements des services US.
Les lieux suspects sont immédiatement mis sur écoute et, très vite, un enregistrement identifie la voix d’Abdel al-Rahman, un imam intégriste, conseiller religieux particulier de Zarkaoui, le genre de caution spirituelle dont tout grand leader islamiste s’entoure pour cautionner attentats et massacres. Zarkaoui n’est jamais longtemps éloigné de son cheikh. Aussitôt, l’ordre est donné de Washington d’envoyer deux drones, des Predators, pour suivre le religieux à la trace. C’est lui qui, sans le savoir, conduit l’unité antiterroriste américaine, la Task Force 145, vers la palmeraie de Hibhib. A Washington, Bagdad et Amman, la seule question reste de savoir si Zarkaoui est lui aussi présent dans la cahute. Dans le passé, Zarkaoui a parfois été repéré, voire bombardé, il a été blessé, mais s’en est toujours sorti, envoyant même une lettre triomphante à Ben Laden pour l’assurer de sa présence au djihad. Cette fois, pourtant, les Américains affirment que l’information leur est confirmée par une taupe, un homme que les services jordaniens auraient réussi à infiltrer dans l’entourage immédiat de Zarkaoui.
A Hibhib, Ismaël, le chauffeur de taxi, racontera plus tard que, bizarrement, il n’a vu que deux GMC rester sur place. Le troisième est reparti. Avec la « taupe » ? Zarkaoui est bien là et… rien n’est prêt pour le réduire. Peu après, Ismaël voit arriver des hélicoptères Blackhawks et des hommes des forces spéciales qui se laissent glisser le long de longues cordes jusqu’au sol : «Tout le village était cerné», dira-t-il plus tard. A l’état-major, dans la plus grande urgence, on décide de contacter un F-16 en « patrouille de routine » dans la zone avec deux bombes de 250 kilos sous les ailes. Les coordonnées GPS sont transmises, le pilote les rentre dans son ordinateur de bord et, quelques minutes plus tard, Ismaël entend une formidable explosion, puis une seconde, venues de la palmeraie… Quelques jours plus tard, les journalistes ne retrouveront qu’un cratère de douze mètres de large à la place de la cabane, quelques débris, une page salie du magazine « Newsweek » en arabe daté du 2 mai, un tube de pommade antidouleur, des restes de sous-vêtements féminins et une chaussure d’enfant. Six morts au total dont deux proches du chef de guerre et trois femmes.
Mais quand les Américains arrivent sur les lieux, Zarkaoui… n’est pas mort ! On le couche sur un brancard. Quand il réalise qu’il est capturé par les soldats, il essaye de se jeter hors du brancard, n’y parvient pas et murmure quelque chose d’inintelligible avant de s’évanouir. S’il n’a pas été directement atteint par la bombe, la force de la déflagration, le « blast » lui a écrasé la poitrine, l’onde de choc lui a déchiré les poumons, il saigne de l’intérieur et n’arrive plus à respirer. Il meurt peu après. L’autopsie et le test ADN pratiqués par les Américains confirment l’identité de Zarkaoui. Il n’y a pas de traces de balles sur le corps, pas de «coup de grâce», dit le général Casey, commandant de la force multinationale en Irak, qui qualifie de «grotesques» les informations accusant les soldats américains arrivés après le raid d’avoir battu à mort le rebelle blessé. A Bagdad, on précise avoir récupéré sur place «beaucoup de matériel, des agendas, des numéros de téléphone, des ordinateurs et une banque de données». Zarkaoui, l’homme le plus recherché d’Irak, est mort et tout le monde sait que cela n’arrêtera pas la guerre dans un pays où la violence interconfessionnelle – un de ses objectifs – fait un millier de morts chaque mois.
Parmi les documents trouvés à Hibhib, un texte de Zarkaoui fait office de testament : il commande d’attiser la guerre entre chiites et Américains, entre les chiites laïques et les chiites religieux, entre les chiites et les sunnites du pays, entre les chiites d’Irak et les sunnites des autres Etats arabes. Un programme aux allures de boucherie. Du pur Zarkaoui.

Jean-Paul Mari