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Comment la guerre est venue en France

publié le 03/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Mardi 17 octobre, 7h05, nouvel attentat dans le RER, le neuvième depuis l’assassinat de l’imam Sahraoui, le 11 juillet. Décidément, le sanglant conflit algérien a franchi la Méditerranée. Pourquoi les terroristes ont-ils choisi la France? Les gouvernements pouvaient-ils éviter cette intrusion? Existe-t-il d’autres moyens pour y faire face que ceux employés par notre police ? La gestion du détournement de l’Airbus d’Air France a-t-elle attisé les rancoeurs des islamistes ? Existe-t-il une autre politique face à l’imbroglio algérien ?


Même bombe, même lieux, même horreur. A 7h05, mardi, la rame du RER, ligne C, quitte la station de la gare d’Orsay, en direction de Saint-Michel. Quelques secondes plus tard, c’est l’explosion. La bouteille de gaz a été placée sous un siège dans la deuxième voiture. Pour tuer. Le choc est énorme. Six personnes sont frappées grièvement : pied ou jambe arrachés, corps projetés, tympans crevés. La voiture est totalement éventrée. A Saint-Michel le 25 juillet, la bonbonne avait projeté de grandes flammes meurtrières, causant la mort de sept personnes. Cette fois, pas d’incendie. C’est le souffle qui a ravagé le wagon. En quelques minutes, des centaines de sauveteurs sont sur place. Les débris, la fumée ; ils ont du mal à progresser dans le tunnel. Peu à peu, toutes les victimes sont évacuées vers les hôpitaux de la région parisienne. Mardi soir, les vingt-cinq blessés, dont six grièvement touchés, avaient survécu à l’attentat. Mais le «pronostic vital» était toujours réservé.
De Saint-Michel à Saint-Michel : c’est la neuvième fois que les terroristes frappent depuis le 25 juillet. Sept morts dans le RER, une étrange série de tentatives manquées, une enquête qui progresse vite malgré la confusion des déclarations du ministre de l’Intérieur, puis la cavale dramatique et la mort de Khaled Kelkal, suivie d’autres attentats : le feuilleton sanglant qui frappe le pays depuis le milieu de l’été confirme ce qu’on pressentait, ce qu’on redoutait. Décidément, la guerre civile algérienne a bien été exportée en France. Pour comprendre ce mécanisme fatal, pour comprendre pourquoi les autorités françaises sont confrontées au défi terroriste le plus grave depuis dix ans, pour essayer de démêler les fils d’une polémique complexe – dans quelle mesure le gouvernement soutient-il le régime algérien? A-t-il raison de le faire? Doit-on s’attendre à d’autres coups meurtriers sur le territoire national ? – il faut remonter aux origines de toute cette affaire. Il faut revenir aux racines de l’implication de la France dans la deuxième guerre d’Algérie.
Janvier 1992 : les urnes et les fusils
Cette guerre a commencé par une élection avortée. Ce jour de décembre 1991, Alger est sonnée. Le premier tour des élections législatives donne la victoire aux islamistes du FIS. Pas un simple avantage électoral. Avec 47,5% des suffrages au premier tour, il a la certitude d’enlever la majorité, voire les deux tiers des sièges, à l’Assemblée nationale populaire. L’Algérie, Etat islamique? Dans les quartiers populaires, on exulte. Après la stupéfaction, la peur s’empare de l’autre partie du pays. Puis la colère et le refus. Qu’importe les élections! On retient d’abord l’abstention massive, les incidents, les fraudes. On balaie les arguments de ceux qui disent qu’on peut aller au deuxième tour et se battre politiquement! Tout, plutôt que les islamistes au pouvoir ! Les journaux publient un appel désespéré d’un «conseil national de sauvegarde de l’Algérie» demandant l’annulation des élections. L’Algérie tangue dangereusement. Le 11 janvier, le président Chadli est démissionné. Le lendemain, le deuxième tour des élections est suspendu. Pour très longtemps. L’armée a décidé qu’il n’aurait jamais lieu. Le 22 janvier, Abdelkader Hachani, responsable provisoire du bureau exécutif du FIS est arrêté. Le 28, on arrête le «numéro deux», Rabah Kébir. Il est le neuvième dirigeant du FIS à être emprisonné. Bientôt, l’armée investira les mosquées «FIS» et enverra 10 000 militants et sympathisants islamiste dans le désert algérien. Le 29 janvier, les premiers affrontements sérieux entre forces de l’ordre et islamistes font un mort et onze blessés dans la banlieue sud d’Alger. C’est le début d’un terrible engrenage. On a peut-être échappé à la menace intégriste mais on se jette dans une guerrilla civile qui, en quatre ans, va tuer plus de 40 000 personnes. Et couper l’Algérie en deux.
En france, l’opinion, la classe politique, sont partagées. Certains respirent, soulagés de voir interrompre la marche du FIS vers le pouvoir. D’autres, comme François Mitterrand, estiment que l’interruption du processus électoral «repose sur un acte anormal puisque cela consiste à instaurer un état d’exception.» L’opinion hésite et se déchire. Déjà ! On a poussé les Algériens vers la démocratie et le premier acte, manqué, aboutit… à un coup d’Etat. Avouons-le. La France ne peut pas avoir une vue sereine et détachée sur la politique algérienne. Le malaise est permanent et la mémoire entachée de culpabilité par la colonisation, brutale, et la décolonisation, arrachée dans le sang de la guerre d’indépendance. Trop de sang des deux côtés. Trop de déchirements. La guerre, le drame des harkis, l’exode des pieds-noirs… Trop de haine mais aussi trop d’amour. Par la proximité des deux pays à peine séparés par la «mer blanche du milieu», à une nuit de bateau, à une heure d’avion. Mémoire, mélange des cultures, présence croissante des immigrés, flux commerciaux… Rien n’y fait. Ni la France, ni l’Algérie, ne peuvent se débarrasser l’une de l’autre. Ne pas se mêler des affaires algériennes est immédiatement interprétée comme une coupable indifférence ! Vouloir influer sur le sort de notre voisi est traduit d’un seul mot, à connotation coloniale : «ingérence»! Haine-amour, hostilité-proximité : le couple est infernal. Rien de ce qui se passe «là-bas» ne peut nous être longtemps étranger. Et jusqu’alors, aucun politique n’a réussi à modifier les lois de cette mécanique. Pour lors, devant ces incidents armés qui évoluent irrémédiablement vers l’affrontement général, les Français croient, pendant plus d’un an, que cette guerre ne les concerne pas directement.
L’engagement de la France
Cela ne veut pas dire que l’on reste inerte. La France ne retire pas son soutien à l’Algérie. Elle procure un ballon d’oxygène (6 milliards de francs) à l’économie du pays. Dans les rencontres de la banque mondiale et du FMI, les représentants de Paris se font les avocats de l’Algérie. Le Quai-d’Orsay se divise entre les tenants d’un dialogue discret avec les islamistes et les partisans d’un soutien inconditionnel au régime algérien. Déjà, les islamistes des groupes armés demandent à la France de ne plus soutenir le régime qu’ils combattent. On en est à la mise en garde, pas encore à la menace. D’autant que les islamistes, exilés d’Algérie, installent leurs réseaux dans l’Hexagone et qu’ils souhaitent préserver le «sanctuaire» français, espace de transit indispensable pour l’approvisionnement des maquis.
Avec l’arrivée de Charles Pasqua à l’Intérieur, le ton commence à changer. En Algérie voilà longtemps que la violence a débordé le cadre «militaire». On tue des policiers, des gendarmes et des soldats bien sûr mais aussi des fonctionnaires, des magistrats, des commerçants, des artistes, des femmes… Et bientôt les premiers étrangers.
Le 19 septembre, «la Tribune du Vendredi», le journal clandestin du FIS, dans un article non signé mais écrit par Mohamed Saïd, président de l’exécutif provisoire du FIS a dénoncé les «ingérances d’Alain Juppé dans la politique algérienne», et accuse «l’Occident de se ranger du côté de la dictature et du crime.» La France est prise à partie : c’est le virage tant redouté. Quand, quelques jours plus tard, on découvre le cadavre de deux géomètres français égorgés dans la région d’Aïn-Témouchent, dans l’Oranais, on ne veut croire qu’à l’assassinat «d’étrangers» et non pas de victimes choisies parce qu’elles étaient françaises. D’autant que se développe une campagne de meurtres qui touchent les «infidèles» en terre d’Islam. Français, Italiens, Russes, Croates, Coréens… On tue les «mécréants» pour faire pression sur la communauté internationale. Pourtant, le message est clair. Le 18 octobre suivant, moins de deux semaines après le meurtre des deux géomètres, ce sont trois agents consulaires français, dont une femme, Mme. Thévenot, qui sont kidnappés. Cette fois, on ne tue pas les représentants de l’Etat français. Après une libération rocambolesque, les trois personnes sont retrouvées vivantes. Relachée et couverte d’un hijab, Mme Thévenot se réfugie à l’archevêché. Elle est porteuse d’un message du GIA. C’est un ultimatum qui «enjoint aux étrangers de quitter le territoire national avant le 1er décembre.» Le GIA? On ne connaît pas encore le sigle qui vient d’apparaître ainsi de façon aussi spectaculaire. Certains ne prennent pas la menace au sérieux.
Charles Pasque, lui, prend le dossier en main et passe à l’offensive. Il envoie ses hommes en Algérie pour rencontrer les commanditaires de la prise d’otages. Jean-Charles Marchiani aurait même rencontré Djamel Zitouni, émir de Birkadem, qui deviendra plus tard l’actuel chef du GIA. Quelques heures après l’enlèvement des trois Français, un homme, un religieux de 83 ans, membre fondateur du FIS, exilé à Paris, exige dans un communiqué, la «libération sans condition des otages». Plus tard, les islamistes les plus radicaux reprocheront avec virulence au religieux cette prise de position et le soupçonneront d’avoir accepté de jouer les «intermédiares» pour le compte de Charles Pasqua. Cet homme est l’imam Sahraoui. Deux ans plus tard, il sera le premier à être abattu sur le sol français.
La riposte de Pasqua
Que s’est-on dit, dans la banlieue d’Alger, entre les hommes du ministère de l’Intérieur et les islamistes du GIA? Y-a-t-il eu un début de marché qui n’aurait pas été respecté? Une dette, une facture impayée entre Paris et les islamistes algériens? Si les islamistes espéraient une plus grande marge de liberté, la réponse n’a pas dû les satisfaire. La réponse du ministre de l’Intérieur arrive quelques jours après la libération des otages sous la forme de l’opération Chrysanthème. Le 9 novembre à l’aube, un coup de filet du Service central de Lutte antiterroriste permet l’interpellation de 88 islamistes algériens. Parmi eux, Moussa Kraouche, porte-parole de la FAF, Fraternité algérienne en France, la vitrine du FIS en France. Sept personnes sont assignées à résidence dont Djaffar el Houari, président de la FAF et Ahmed Si Mozrag, avocat du président du FIS en Algérie, Abassi Madani. L’opération Chrysanthème est le premier épisode d’une série de coups portés aux réseaux intellectuels, puis logistiques qui alimentent les maquis en armes, moyens de communication, médicaments et argent frais. Tout ce qui est indispensable à des groupes armés engagés dans une lutte sans merci avec les militaires au pouvoir. «La France ne tolérera pas que s’installent sur son sol des mouvements terroristes», dit Charles Pasqua, en novembre 94, après l’arrestation d’une centaine d’islamistes appartenant à deux réseaux distincts du GIA. Dans le même temps, le ministère de l’Intérieur français ne ménage pas son soutien à l’armée algérienne. Hélicoptères Ecureuil, en principe destinés à un usage civil à condition de ne pas lui adjoindre des missiles air-sol, matériel de visée nocturne précieux dans la détection des groupes armés quand ils se déplacent de nuit, matériel de communication sophistiqué… ces livraisons ont été négociées directement entre le chef d’état-major de l’armée algérienne et le ministère de l’Intérieur. Pour les combattants du GIA, qui subissent de très lourdes pertes dans les maquis, – la «durée» de vie moyenne d’un islamiste armé n’excède pas neuf mois -, l’envoi de ce matériel français équivaut tout simplement à une déclaration de guerre.
La fin du sanctuaire
Va-t-on s’attaquer à la France sur son territoire? Pas encore. Chez les islamistes, le débat est violent. D’un côté, ceux qui veulent «faire payer les Français» et les obliger à suspendre leur aide au pouvoir à Alger. Un mélange de rancoeur contre l’Occident, la France coloniale, de dirigeants algériens formés dans la langue de l’ancien occupant… le «parti de la France», des juifs et des impies. Bref, une envie de porter le fer de l’autre côté de la Méditerrannée. Ceux-là s’affrontent avec des responsables islamistes, plus réalistes, qui veulent sauver ce qui est possible du «sanctuaire», renâclent à ouvrir un second front au plus fort de la guerre et savent que s’attaquer à la France ne peut que nuire à leur crédit potentiel dans les capitales occidentales. On s’en prend directement aux intérêts et aux symboles de la France. Mais sur le territoire algérien. Le 3 août 1994, un commando de quatre islamistes déguisés en gendarmes algériens attaquent le lycée Marchand dans la banlieue de la capitale. Trois gendarmes et deux civils français sont tués. Deux jours plus tard, le GIA revendique l’opération. En France, dix-sept militants islamistes sont aussitôt arrêtés et conduits à la caserne de Folembray. Progressivement, le couple Algérie-France s’installe à la une des journaux. mais le plus spectaculaire est à venir.
Le 24 décembre 1994, à quelques heures du réveillon de Noël, sur le tarmac de l’aéroport Houari Boumediene à Alger, un Airbus d’Air France se prépare à décoller sur la piste qui longe la cité des Eucalyptus, un des bastions du GIA. C’est précisément de ce quartier pauvre et rebelle que viennent les quatre hommes du commando du GIA dirigé par un émir du quartier. Ils se sont intitulés les Soldats de la clémence, s’emparent de l’avion et de ses passagers, menacent de tout faire sauter, abattent trois personnes à bord, exigent pêle-mêle la libération de Abassi madani, Ali Benhadj et veulent voler vers Paris pour y tenir une grande conférence de presse : leur message est destiné à la France. A Paris, Charles Pasqua veut que l’on règle l’affaire sur place, à Alger, avec l’appui d’un commando GIGN… déguisé en Ninjas algériens. Surtout ne pas importer la guerre ! Par peur du bain de sang, le gouvernement préfère laisser atterrir l’Airbus à Marseille, où les Français réussissent à se rendre maîtres de l’appareil. Aucun passager ne sera blessé ; les quatre membres du commando sont abattus. Dans les quartiers islamistes d’Alger, les Soldats de la clémence deviennent immédiatement les premiers martyrs de la guerre contre «les croisés».
L’hiver 1995 sera cleui d’un silence relatif. A Alger, les voitures piégées explosent. Mais, en France, période électorale oblige, plus personne ne veut parler du problème algérien. Les yeux sur la ligne bleue des sondages, les responsables politiques empêchent toute action policière en croisant les doigts pour que le bruit algérien ne vienne pas troubler la campagne française. Les groupes armés eux-mêmes paraissent contribuer à ce calme étrange. Peut-être parce que les accords de Rome, signés par l’opposition algérienne, dont le FIS, proposent au régime militaire algérien un scénario politique de sortie de la crise.
Pour Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangère, il s’agit d’un texte qui va dans le bon sens, un pas en avant pour une solution négociée. Charles Pasqua ne parle pas, ou peu. En fait, il désapprouve. En Algérie, si pendant les accords de Rome, Ali Benhadj et Abassi Madani ont pu communiquer avec leurs appareils politiques, la «trêve» est définitivement rompue quand le pouvoir rejette le texte de l’opposition. Très vite, le FIS refuse de participer aux élections présidentielles annoncée par le président Liamine Zeroual. La rupture définitivement consommée, les deux leaders remis au secret, le combat à mort recommence. Depuis juin dernier, il n’est pas de jour sans qu’une voiture piégée n’explose dans le pays. La France n’échappe pas à la contagion. Depuis plusieurs mois, les policiers redoutaient des actions terroristes. Ici ou là, de petites explosions dans des Abribus ou des cabines téléphoniques ressembaleint à des répétitions.
La guerre ouverte
On craignait des réglements de compte, des assassinats contre des militants algériens, des écrivains, des personnalités, voire des attentats en pleine ville. On a eu tout à la fois. Après l’assassinat du cheikh Sahraoui et l’attentat dans le RER Saint-Michel, un homme dépose une lettre à l’ambassade de France. Cet homme, Abou Yahya, est un ancien employé de l’ambassade et … le frère du chef du commando qui a attaqué l’Airbus. Nous sommes le 19 août, la lettre est signée par Djamel Zitouni, chef du GIA. Elle est adressée à Jacques Chirac et commence par :«Soumets-toi (à l’Islam).» En substance, le GIA demane au président français, non seulement de se convertir à l’islam, mais aussi et surtout, il lui adresse, dans la tradition du prophète, une fois les premiers coups assénés, un dernier avertissement. A condition que le président montre qu’il cesse son aide au régime algérien. Ce ne fut pas le cas. On connaît la suite.
Les autres attentats seront revendiqués le 23 septembre par le même chef du GIA. Le président français confirmera à Madrid qu’il a accepté de rencontrer Liamine Zeroual. les élections auront bien lieu le 16 novembre prochain. Le GIA, qui n’a pas les moyens de les empêcher, a promis qu’elles se tiendraient dans le sang. On savait qu’il y avait une guerre algéro-algérienne ; on sait maintenant qu’un deuxième vient de commencer : celle qui oppose les islamistes algériens et la France.

Farid AICHOUNE et Jean-Paul MARI


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