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Afghanistan. Pavot. Comment les taliban inondent le monde

publié le 28/08/2021 | par Olivier Weber

Les chantres de la pureté et de la rigueur islamiques sont devenus les champions de la culture du pavot. Depuis l’arrivée au pouvoir des talibans, l’Afghanistan a battu tous les records : 4 600 tonnes d’opium produites par an, contre 2 600 en 1998.
Reportage au pays de l’obscurantisme, de l’hypocrisie… et des trafiquants.


Franchir la frontière afghane – un petit portail de fer entouré de deux tourelles de pierre – revient à pénétrer dans un royaume interdit. Dès le premier poste de contrôle, tenu par des barbus aux yeux maquillés de khôl qui feuillettent un passeport à l’envers, le visiteur est averti. Pas d’image, pas de musique, pas de danse non plus, au cas où, au bout de l’énoncé, il aurait encore le coeur gai. Dans le bourg frontalier de Torkham, capharnaüm des hauts plateaux en contrebas de montagnes ocres et de la passe de Khyber, par laquelle ont surgi depuis vingt siècles des hordes de conquérants, le négoce et la délation semblent faire bon ménage. D’un côté, les innombrables marchands, entassés dans des containers, qu’entoure une foule de portefaix en guenilles. De l’autre, des mollahs à cravache qui rappellent à l’ordre les récalcitrants grâce à une sorte de batte de cricket en cuir.

 

A coups de trique, ces nervis de la police religieuse flagellent les femmes qui ne seraient pas assez voilées, les conducteurs de bus qui cacheraient au fond de leur pantalon bouffant des cassettes ou des bandes vidéo, sources d’un juteux trafic vers Kaboul, et les mauvais croyants, ceux dont la barbe mesure moins que la main ou qui oublient de prier cinq fois par jour. On passe cette longue frontière, les sacs dans une brouette de bois, conscient de pénétrer dans le fief de la peur, celle qui se lit sur les visages des passants, celle qui se devine derrière les prisons de coton, les grillages tissés des tchadors, ces citadelles d’infinie solitude qui traînent dans la poussière.

Et puis, au-delà de ce tumulte indescriptible qui sent le crottin et le cambouis, où les chameaux s’aventurent chargés des produits de contrebande et où les marchands d’armes rient de leur fortune, on découvre bien vite les rectitudes de l’Afghanistan des taliban, « le seul émirat islamique digne de ce nom », comme le dit doctement un mollah de 30 ans à barbichette pointue. A quelques dizaines de mètres, un immense panneau salue le visiteur, dans une formule aussi hospitalière que menaçante : « A vous, gens croyants qui voulez ardemment entrer en Afghanistan, le pays du sacrifice vous accueille avec plaisir. » Le plaisir, en fait, est banni et sur ce fief prétendument de pureté flotte déjà une impression de malaise. Comme si la vertu proclamée cachait une surprenante propension à dissimuler la vérité.

Celle-ci éclate au grand jour après quelques heures de route, loin des brouettes frontalières et des mollahs à cravache. Au détour d’une piste, non loin d’un panneau qui, ô ironie, proclame « la guerre à toutes les drogues », apparaissent des milliers de corolles rouges et blanches. Voici les champs de pavots de la province du Nangarhar, la source de l’opium, la « fée verte » chère à Jarry, qui, en aval, se mue en poudre de mort, en brown sugar et en héroïne. On poursuit la route avec une sensation tenace : malgré la sécheresse, malgré les promesses des chefs taliban, la milice religieuse au pouvoir à Kaboul depuis septembre 1996, les champs de fleurs oniriques n’ont jamais été aussi abondants.

Depuis deux ans, l’Afghanistan, où l’obscurantisme se fond avec aisance dans un décor de stupéfiants, bat tous les records : 4 600 tonnes d’opium produites l’an dernier, contre 2 600 en 1998. Les repérages par satellite ont permis aux Nations unies d’estimer la surface cultivée à 90 000 hectares cette année, soit une augmentation de 50 % en un an. Triste palmarès, dans une contrée ravagée par vingt ans de guerre : le pays des taliban, ces laudateurs du rigorisme, est désormais le premier pays producteur au monde de la pâte opiacée, loin devant la Birmanie (1 200 tonnes). Et 80 % de l’héroïne qui s’écoule dans les rues d’Europe provient du fief des taliban.

Avis à tout badaud qui s’aventurerait en Afghanistan avec l’espoir de pénétrer dans une baronnie de la vertu : en proie à la fièvre de l’or vert, les janissaires de la théocratie ne sont plus que de vulgaires marchands de mort. En trois ans de pouvoir, les taliban n’ont pas seulement imposé une nouvelle rhétorique religieuse, en version féodale, ils ont également bâti un « narcosystème », aussi sûrement installé dans les moeurs afghanes que la poudre blanche dans les veines de l’héroïnomane. Comme si tout était pourri au pays de la pureté, au royaume de l’absurde enturbanné.

Les champs de Dar-I-Nour, « la Maison de la lumière »

Certes, les moines-soldats ont clamé de longue date leur innocence, jurant que l’opium était cultivé bien avant leur sacre, surtout pendant la guerre contre les Soviétiques, de 1979 à 1989. Et Marco Polo déjà au XIIIe siècle vantait les vertus euphorisantes du pavot en Bactriane, l’ancien Afghanistan. Divers décrets religieux des taliban ont banni l’usage des drogues, comme le rappellent les affiches le long de la route sinueuse qui mène vers Kaboul, au-delà des gorges et des cols, des voitures calcinées et des tanks détruits. Mais les chevaliers d’Allah ne se sont pas contentés de laisser faire, ils ont aussi encouragé le trafic, tout en prélevant de substantielles taxes.

« On n’a pas le choix, la pauvreté nous oblige à trafiquer », lance depuis une terrasse à 3 000 mètres d’altitude Ahmed Nasir Firutan, commandant taliban de Bamiyan et responsable des finances pour la province, qui distribue les ordres à sa troupe comme un prince oriental. Engagés dans une guerre coûteuse et sans merci contre le commandant Massoud, retranché dans sa vallée du Panchir, les taliban retirent ainsi chaque année du négoce de la drogue plusieurs centaines de millions de dollars, davantage encore si l’on inclut les sources indirectes. Et ils ont mis sur pied un discours simpliste, à usage interne, pour justifier leur morbide célérité. Primo, rien n’interdit dans le Coran la production d’opium. Secundo, les clients de ces pâtes et poudres interdites sont d’abord des infidèles.

A-t-on jamais vu trafiquant aussi juvénile ? Dans les montagnes qui bordent Djalalabad, un paysan haut comme trois pommes se penche vers les fleurs du pavot afin d’en prélever le suc qui durcira durant la nuit, l’opium que Flaubert appelait « la confiture maudite ». Dans la vallée de Dar-I-Nour, « la Maison de la lumière », bordée par des cimes enneigées et d’antiques forteresses imprenables, les producteurs s’activent du matin au soir en cette saison de récolte. Qu’importe si l’ennemi, la troupe du commandant Massoud, se terre droit devant, à quelques centaines de mètres ! La guerre sait ménager ses trêves : elle s’arrête pour prélever ses fruits interdits et envoyer des gavroches sur le front de l’opium, davantage mercenaires de la drogue que soldats de Dieu. Le taliban qui nous accompagne a enlevé son turban noir, de peur d’être repéré. Et les hommes de Dar-I-Nour, penchés sur leur trésor comme des personnages de Rubens, en oublient au loin le son du canon.

Sur ces hauteurs de l’infortune aux innombrables cascades, là où Kipling planta le décor de « L’homme qui voulut être roi », Ali se frotte les mains. Blond comme les blés, ce paysan de 25 ans aux yeux bleus pourrait passer pour un descendant des troupes d’Alexandre le Grand. En calot blanc et tunique beige, les pieds dans la glèbe, à portée de vue des soldats ennemis qui tiennent la crête voisine, il peste contre la guerre qui le contraignit à arrêter ses études d’ingénieur dans la vallée, à Djalalabad, puis se ravise en évoquant sa récolte d’opium, 1 900 francs environ par hectare, une petite fortune par ici.

Il raconte comment les taliban prélèvent leur dîme sur les récoltes, une taxe religieuse de 10 %, l’usher, plus 10 % donnés généralement aux mollahs et commandants de la milice religieuse. Les gabelous taliban n’oublient pas les laboratoires de transformation de l’héroïne, à la frontière, lourdement taxés – jusqu’à 30 000 francs par jour en haute saison. « Il n’y a plus aucune ressource dans ce pays, hormis l’opium et l’héroïne, dit Ali. Les taliban ont tout laissé pourrir. Maintenant, ils en rajoutent, des commandants nous encouragent à planter, même si certains chefs disent qu’il faut réduire la production d’un tiers. Mais regardez aux alentours. Ici, personne n’a l’intention d’arrêter. »

Sur l’étroit chemin qui mène à flanc de montagne vers le village, il montre l’alternance des cultures : un peu de blé, quelques vergers, beaucoup de pavot, damier des Crésus de la contrée. Il désigne la madrasa, l’école coranique, et fulmine contre les mollahs illettrés, ceux qui gouvernent le pays, somme de principautés en guerre, un émirat sans Etat où les intérêts des petits commandants priment sur les décisions des caciques. « Les taliban refusent de bâtir des écoles, il n’y a plus que des madrasas. Et les femmes, interdites de travail, sont obligées de mendier. » Puis il s’arrête, salue une escorte taliban qui garde la vallée, rit avec elle avant de scruter la piste au loin : celle des gros trafiquants, qui viennent de la bourgade de Zalinkhel pour négocier, dûment armés, le prix de la drogue. Ali en est convaincu : les commandants taliban sont davantage soucieux de leurs émoluments que des édits religieux.

Kaboul, capitale de la peur et de l’anarchie

Lorsqu’on pénètre dans Kaboul, Babylone afghane que les messagers de la pureté se sont juré de punir et de bâillonner pour son passé impie, cette impression d’anarchie vous étreint encore plus. « Le régime taliban, c’est dix centres de pouvoir », grince un humanitaire. Le nouveau ministre de la Santé doit son poste à sa notoriété de chef de guerre à la tête d’une milice de 1 500 hommes, et tant pis s’il ne sait pas lire les notices des médicaments. Un mollah a hérité de la direction d’un hôpital mais égrène son temps à détourner les antibiotiques, revendus à fort prix dans le bazar. La loi islamique ? Au stade de Kaboul, on continue de trancher au scalpel les mains des voleurs pour quelques tapis et bijoux, mais les policiers taliban délaissent les gros malfrats, bien souvent des leurs. Au marché des changeurs, une cour de caravansérail qui ouvre sur la rivière Kaboul, pestilentielle et grouillante d’enfants, mâles uniquement, un taliban monte la garde. Mais cela n’a pas empêché des bandits de rafler 165 000 dollars, du jamais-vu depuis que les maîtres-censeurs règnent sur la ville.

Un gros changeur soupire en levant les yeux au ciel. « Bien sûr que ce sont eux… » A Ghazni, citadelle somptueuse des montagnes qui jadis étendit son règne jusqu’à la Caspienne et l’Inde, le Swedish Committee, association humanitaire qui oeuvre dans toute la province, a vu son coffre-fort disparaître sans que les taliban qui patrouillent dans les rues lèvent le petit doigt. Siégeant dans une grande maison bleu et blanc, le gouverneur de la province, Dost Mohamad, satrape qui ne craint pas de tancer ses maîtres à Kandahar, tente de rétablir l’ordre – trois pendaisons le même jour, « pour l’exemple, c’est pour cela que nous sommes au pouvoir » – et ne dit mot en revanche du dernier hold-up – l’équivalent de 400 000 francs.

La « narcomollarchie »

Le secret du narcosystème, les ressorts ultimes de cette mollarchie qui baigne dans le négoce de la servitude, c’est à Kandahar qu’il faut les chercher. Plongée dans l’odeur des épices et de l’argent, la grande ville du Sud, celle qui fonda la dynastie des rois Durrani en 1747, n’a jamais été aussi opulente. Les étals regorgent de victuailles, les petits hôtels ne désemplissent pas, les concessionnaires vendent leurs jeeps japonaises comme des petits pains, autant de signes de la fortune engendrée par les royalties prélevées sur l’opium dans cette cité des mille et une nuits, version narcotique.

Dès la sortie de Kandahar, en direction de la route du Nord ou vers l’Iran, au-delà du poste de contrôle où flottent les bannières blanches de la pureté et les bandes de cassettes saisies comme une chevelure d’hérétique, les paysages regorgent de champs de pavots, sous la garde d’une escouade de taliban armés et nerveux. S’étendent à perte de vue les corolles que scarifient des bataillons d’ouvriers agricoles payés en nature – un quart de la récolte. Les deux pieds dans un sillon, le paysan Mohamed Kassem, 27 ans, avoue qu’il attend de puissants commanditaires – les trafiquants -, qui bientôt emporteront sa précieuse cargaison, 45 kilos d’opium. La fatwa de mollah Omar, le chef de la milice, appelé par ses lieutenants « l’honorable dirigeant suprême taliban », qui enjoint à ses sujets d’éradiquer un tiers de la récolte ? Il s’en moque et dit que le blé ne rapporte pas assez, trente-cinq fois moins.

Les agents du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid), dirigé par Bernard Frahi, directeur régional basé au Pakistan, tentent certes d’encourager les paysans à supprimer les plants du « délire opiacé » cher à Cocteau, remplacés notamment par des cultures de substitution – vergers de grenadiers, amandiers, abricotiers – menées dans quatre districts pilotes, dont trois aux abords de Kandahar. Mais les résultats se révèlent encore bien maigres. Et d’autres paysans, pendant ce temps, bretteurs dans l’âme, s’adonnent sans vergogne au culte du pavot, tel ce soldat taliban qui s’est reconverti, las de sa solde de 1 million d’afghanis par mois, soit 100 francs, souvent impayés.

Dans une maison d’hôte de Kandahar, mollah Hassan, gouverneur du sud de l’Afghanistan, grand dignitaire du régime, fondateur du mouvement taliban et proche conseiller de mollah Omar, soulève son turban noir et triture sa jambe de bois pour expliquer l’affaire devant une bouteille de Coca-Cola. « Nous ne voulons pas encourager les fermiers, mais, d’un autre côté, nous n’avons pas les moyens de leur interdire la production de l’opium. C’est à l’Occident d’abord de nous aider. »

Au fur et à mesure que se déroulent les rencontres avec les dirigeants taliban, c’est un curieux chantage qui se dessine, doublé d’une incroyable passivité, héritage de l’anarchie ambiante, et d’une victimisation de l’appareil politico-religieux. Le discours tient en deux points : si l’Occident ne vient pas en aide aux taliban, l’opium et l’héroïne inonderont davantage les pays en aval. Et si le régime n’est pas reconnu – il ne l’est que par trois Etats, le Pakistan, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite -, les taliban continueront de se croiser les bras. L’un des conseillers les plus proches de mollah Omar demande même que l’Occident déverse des millions de dollars pour construire des routes, des barrages, des usines – « autant de gens en moins dans les champs d’opium », lance-t-il au cours d’un dîner dans un gîte de Kandahar, entouré d’une foule de dignitaires.

Une agence des Nations unies s’en mord les doigts : elle a financé la remise en état du réseau électrique de Kandahar, qui, depuis, éclaire ses chaumières ; mais, dans les faubourgs, les champs de pavots n’ont pas été brûlés pour autant. Et la terre à opium se vend à prix d’or – plus de 200 000 francs l’hectare pour les meilleures parcelles.

Au-delà des rectitudes de la jeune théocratie, on s’aperçoit que le régime entier ne tient que par la sainte alliance autour de la drogue, l’opium de tout un peuple. Les exportations d’héroïne – environ 2 milliards de dollars, si l’on inclut le Pakistan – servent à acheter les armes, les véhicules, et à régler la solde des combattants. A l’entrée des villes, les commandants taxent les camions – trois cents par jour à Kandahar. Autant de profits qui alimentent les caisses de l’improbable Etat taliban et de la Banque d’Afghanistan.

Sangin, l’éden des trafiquants

Pour prendre le véritable pouls de la « narcomollarchie », il faut se rendre à Sangin, dans la province du Helmand, paradis de l’opium et décor de Far West, à trois heures de route désertique de Kandahar. Afin de démentir le dicton local, « Sangin, la ville d’où aucun étranger ne ressort vivant », il convient d’y entrer accompagné de deux voitures d’escorte bourrées de taliban. Sangin, c’est le bout du monde et l’Eden des trafiquants. Une cité des sables qui marie allègrement préceptes religieux et rapine. Les mollahs du coin poussent leurs ouailles non à la vertu, mais au vice – le banditisme et le trafic d’opium.

La moitié de l’opium afghan transite par Sangin, soit un tiers de la production mondiale, avant de s’acheminer vers les laboratoires, à quelques heures de route. Dès l’entrée de Sangin, bourg aux maisons de terre et aux mûriers sauvages protégé par une garnison de quatre-vingt-cinq taliban, une odeur âcre vous prend à la gorge, celle de l’opium, entassé dans les boutiques des deux cents marchands. Entourés par des miliciens équipés de mitrailleuses lourdes et parfois de canons antiaériens, des nuées de trafiquants afghans, iraniens et pakistanais débarquent et négocient à la tonne les trésors des échoppes. Assis sur des tapis sales, sirotant un thé sucré, Haji Mir Hajan, qui vend la pâte brune avec un profit de 10 %, évoque ainsi des revenus de 28 000 francs par an. Là encore, les taliban se servent, grâce à un impôt de 10 %. Un autre marchand avoue un bénéfice de 50 000 à 100 000 francs par an, tandis qu’un voisin, qui vend à la tonne, parle de 800 000 francs, sous le regard envieux de journaliers à peine pubères.

Dans cette seigneurie des malfrats qui ferait pâlir d’envie Cendrars pour son « Panorama de la pègre », même le responsable adjoint du district, le docteur Aminullah, cultive l’opium. Dans la grand-rue de Sangin, les trafiquants et les membres de l’escorte deviennent de plus en plus agressifs, soucieux que l’on ne se mêle pas de leurs affaires au royaume des interdits, et nous trouvons refuge dans la maison luxueuse et fraîche d’Aminullah, à moitié enterrée. Médecin, il possède sa propre clinique et estime que Sangin est une ville libre, « riche de dix madrasas », tandis que le riche propriétaire foncier Haji Ibrahim, qui vient de payer ses taliban et ses mollahs, se délecte de son trésor, qui tient dans deux caisses de bois : 70 kilos d’opium. Lorsqu’on lui dit que cette pâte extatique représente 140 000 doses d’héroïne coupée dans les rues de Paris, il s’en excuse avant d’ajouter : « Chez nous, c’est le contraire, on peut produire, mais nous ne consommons pas… »

La piste des convoyeurs

En contrebas, à l’occident, s’étire dans le désert la piste de l’Iran, celle où les trafiquants sont les rois, maîtres incontestés des frontières, domaine des laboratoires d’héroïne. « Quand on voit arriver les trafiquants, avec des Jeep et des camions bourrés d’armes, on tire les premiers, dit un policier antidrogue basé à Karachi, au Pakistan. Nous n’avons pas le choix, c’est une vraie guerre. » L’hiver dernier, un accrochage avec des convoyeurs d’opium et d’héroïne s’est soldé par la mort d’une trentaine de gardes-frontières iraniens.

Quand on repart vers le poste de Torkham, à quatre jours de route, on songe au long cheminement de la drogue qui prend sa source ici, avec la bénédiction des mollahs. Au-delà de l’inertie des théocrates, au-delà des enjeux économiques, une stratégie cynique anime nombre de chefs taliban : inonder les nations infidèles et les âmes impies. A quelques mètres de la frontière, on se retourne une dernière fois pour contempler le pays de l’insolence.

Dans une cahute, des fonctionnaires taliban enregistrent les taxes prélevées sur les camions et divers chargements clandestins. Dans Ghazni l’impériale, le poète Ferdousi écrivit au Xe siècle le « Livre des rois », somptueuse épopée des souverains du cru et chef-d’oeuvre de la littérature persane. A la frontière de Torkham, à quelques pas du portail en fer, les scribes aux ordres des mollahs semblent coucher sur leurs registres la chronique de la déchéance afghane. Baudelaire avait raison : « L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes. »

Le mollah à cravache et barbichette pointue, celui qui flagellait les femmes et les détenteurs de cassettes, a disparu, mais les panneaux blancs qui clament « Mort à toutes les sortes de drogues » sont toujours là. Le slogan pourrait prêter à sourire s’il n’y avait les millions de victimes en aval, les 5 millions de junkies au Pakistan, les 3 millions en Iran, les cohortes de bras faméliques tavelés par les trous de seringue dans les rues des villes lointaines, là-bas, vers le grand Ouest. Peuplé de paradis artificiels, plongé dans une nouvelle guerre sainte, celle de l’opium, le royaume de la pureté s’est emmuré dans une mortelle hypocrisie.

Olivier Weber

 

Publié en 2000


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