Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Dans la mecque de la voile

publié le 22/05/2007 | par benoit Heimermann

VILLAGE GLOBAL. Simon Gundry est un cube. Aussi haut que large. Reconverti dans la maçonnerie, mais qui, jamais, n’a coupé les ponts avec ses antécédents maritimes. Sa maison est un paquebot, ses cinq fils portent des prénoms récoltés au gré de ses escales au tour du monde et, depuis la terrasse qui jouxte sa chambre à coucher, il embrasse la baie d’Hauraki, ses 5 îles et ses 152 rochers.


A intervalle régulier, il pique une tête en bas de sa rue et l’a remonte avec un pack de bière en échange. En sa qualité d’ancien et fidèle (l’un ne va pas sans l’autre) équipier de Peter Blake, il n’est pas le dernier à se souvenir du bon vieux temps, mais aussi le premier à entretenir la flamme.
Chaque 21 septembre, il organise l’indispensable “ Mast fall down fest ” [la fête du mât qui tombe] qui célèbre une fortune de mer plus joyeuse que rédhibitoire et attire, dans l’instant, tous les fiers à bras d’Auckland et des environs. Les boucaniers d’antan, franc-maçonnerie au goût salée sur quoi s’est bâtie une bonne partie de l’excellence maritime made in all black.

Du haut de son belvédère, Simon pointe du doigt : “ Deux maisons plus loin habitait Bruce Farr, l’architecte le plus doué de ses trente dernières années, un peu plus haut Ken Schoebridge, l’actuel bras droit de Grant Dalton, le boss de Team New Zealand. Peter Blake était installé de l’autre côté de la colline à Bayswater. Depuis l’âge de 10-12 ans nous étions tous fourrés ensemble, inscrits dans les clubs des environs. ” Celui de Takapuna, de Torpedo, de Thome.

Gundry insiste : “ La Nouvelle Zélande est une ville, Auckland, une rue, le quartier de Davenport, où nous sommes, une maison. ” Sa maison. Où les dériveurs prennent le pas sur les voitures et où le fish and chips du coin est tenu pour le meilleur de tout l’hémisphère Sud. Un havre de paix qu’un simple bras d’eau (forcément) sépare du centre de l’unique métropole au monde à être baignée par deux océans à la fois : la mer de Tasmanie à l’Ouest et le Pacifique à l’Est.

En cette fin de mois de décembre, sous un soleil radieux (été austral oblige), les bateaux se bousculent : un essaim de 420 préparant le championnat du monde de la spécialité programmé le week-end suivant ; les planches de Kevin et Barbara Kendall, tous deux lauréats olympiques ; une noria P-Class [Optimist néo-zed] ; une file indienne d’habitables en partance pour Great Barier, le Porquerolles local. La partie visible de l’Iceberg. Qui impressionne mais surtout anticipe 50 000 immatriculations dans la périphérie, 17 marinas (dont les 1854 anneaux de la gigantesque Westhaven), 6 chantiers et des sous-traitants, voiliers, loueurs et accastilleurs comme s’il en pleuvait. Un gigantesque marmite où recettes de grands-mères et cocktails plus innovants bouillonnent sans discontinuer.

NOUVELLE VAGUE. Longtemps le Q.G. de “ Team New Zealand ”, laboratoire de la Coupe version kiwi, fut installé au 101 Halsey Street, de l’autre côté de la baie, à deux pas du quartier des affaires d’Auckland. Une pyramide d’ateliers et de hangars frappés d’une fougère argentée où s’échafaudaient campagnes à venir et entraînements courants. Signe des temps : après deux aventures victorieuses (1995, 2000), mais surtout une défaite saumâtre (2003), le centre de gravité obligatoire s’est déplacé de deux cent bon mètres.
“ Impossible de repartir sur les mêmes bases. Sur le fond, mais aussi dans la forme. Au 101, même les murs, même la machine à café suintaient la défaite ! Trop de souvenirs amers… ”

Nouveau timonier du vaisseau amiral néo-zed, Grant Dalton ne biaise pas. Short délavé, casquette usée, il bouscule plus qu’il ne théorise. Les locaux qu’il dévoile, l’organigramme qu’il exhibe, les recrues qu’il présente – au pas de course et d’un ton définitif – marquent la rupture. Même si son expérience est sans limite, lui-même se considère comme un “ bleu ”.

Peter Montgomery, sorte de Thierry Roland local version voile : “ Imaginez l’équipe de France de football décapitée deux fois. D’abord trahie par 6-7 de ses stars (Coutts, Butterworth & Co.) enrôlées par une puissance étrangère (la Suisse) puis orpheline, trois ans plus tard, de son leader principal (Peter Blake). Qu’est-ce qu’il reste ? Au mieux un champ de ruine au milieu duquel Grant [Dalton] s’est mis en tête de faire pousser une forêt. ”
Le planteur d’arbres habite à l’est de la ville, pas très loin de sa maison natale. De la dernière Coupe, il n’a rien vu, du moins de visu. Il était pourtant à Auckland, au mieux devant son téléviseur : “ Ce bateau qui se rempli d’eau, ce mât qui tombe : j’ai vécu ça comme une insulte ! ”. Trois jours encore et un simple coup de téléphone fait basculé son point de vue : “ C’était Mike Quilter, mon meilleur pote, impliqué dans la défaite, qui m’appelait au secours. ” Dalton ignore tout des subtilités de la Coupe. Il a remporté deux Whitbread, passé sept fois le cap Horn. Mais, quarantenaire bien frappé, il se sent soudain “ électrisé ”.

Les autorités acquiescent. La Coupe n’a pas encore rejoint Genève, qu’un premier chèque de 4 millions d’Euros est débloqué. Pour colmater les brèches et préserver le noyaux dur. L’humeur est en berne. Moins que les compétentes. Qu’il fouette et rassemble. Même si entre 2000 et 2007, la Dream team NZ a perdu 12 de ses 16 meilleurs navigants ! Hervé Le Quillec, technicien français rompu à la méthode Dalton : “ C’est un clébard. Il ne lâche rien. Il croit vraiment que les ‘’Men in black’’ viennent d’ailleurs et sont fait d’un autre métal. Il ne fait confiance à personne sauf à son groupe et à la Nouvelle Zélande. L’eau que boivent ses marins à Valence a été embarquée dans des containers depuis Auckland ! ”

Dalton est égocentré mais aussi curieux. Ses innombrables bourlingues lui ont présenté beaucoup d’amis y compris en dehors du marché local. Un importateur automobile en partie lié à Toyota, futur donateur poids lourd ; un pilote de ligne qui l’a conduit tout droit dans les bureaux de “ Fly Emirates ” autre sponsor fortuné ; un riche Italien, Matteo de Nora, navigateur et boursicoteur discret, qui, d’emblée, lui a concédé un chèque de 20 millions d’Euros. De quoi amorcer la pompe et nourrir la surenchère : “ Parce qu’une partie de nos cerveaux et de nos muscles sont allés voir ailleurs, la concurrence est terrible. Peter [Blake] n’a fait qu’une erreur : sans doute aurait-il dû verrouiller la règle des nationalités après notre première victoire. La Coupe serait restée chez nous pendant trente ans… ”

 

LA CHASSE AU TRESOR. Longtemps la Nouvelle Zélande est partie à conquête de l’America en ordre dispersé. Avec un génie de la barre (Chris Dickson) comme figure de proue en 1987. Et un prestidigitateur de la finance (Michael Fay) en guise de d’amiral en 1992. Récoltants des résultats finaux intéressants mais aussi beaucoup de dissensions internes. Jusqu’à ce que Peter Blake ne couve dans le “ Crow’s nest ” [le “ nid de pie ”] planté sur le toit du New Zealand Yacht Squadron une campagne consensuelle à sa façon.

Le bureau circulaire, ouvert aux quatre vents, est toujours là. Qui surplombe une salle des trophées enluminée, domine les marinas environnantes et toise l’histoire de la voile NZ toute entière. Tony Blake, cadet discret de Peter mais peintre de marine apprécié : “ Je crois que le principal mérite de mon frère est d’avoir su rassembler. Les bourses qui entretiennent son souvenir (1) insistent sur les mérites du partage comme remède face aux individualismes. ” Grant Dalton, fidèle et admiratif : “ La méthode Blake ? Dire SVP au début et merci à la fin. Les seuls ingrédients qui permettent, entre temps, d’obtenir tout ce que l’on veut. ” Russel Coutts, infidèle et respectueux à la fois : “ Il savait rendre ce qu’on lui avait prêté. Son impact sur la voile néo-zélandaise est primordial. ”

Affaire d’expérience et de lucidité. Simon Gundry encore : “ Notre savoir-faire remonte aux années 60. Lorsque Neil Armstrong a mis le pied sur la lune, Chris Brouzaid est devenu le premier non-Australien à remporter Sydney-Hobart. Je ne vous raconte pas qui a fait la une le lendemain à Auckland ! Mais le chacun pour soi primait encore. Les jeunes ne rêvaient que de partir en Australie ou en Grande Bretagne. En 1981-82, Blake a concocté un premier projet 100% NZ autour du monde. Il y avait plus de 200 candidats pour monter à son bord ! ”
D’autres, beaucoup d’autres suivront. Hier marins à mi-temps aujourd’hui purs professionnels. Des endurcis, des costaud qui, en nombre, s’expatrieront (voir encadré), mais aussi des fidèles et des dévoués qui, toujours, soutiendront la cause. Même dépecée, l’équipe dont a hérité Grant Dalton possède encore dans ses rangs une série de totems derrière quoi les moins expérimentés poussent en nombre : Rae, Ward, Mac Kay sont sur le pont depuis 1992, Héron depuis 1988, Loretz depuis 1987 !

THE CITY OF SAIL. La voile néo-zélandaise comme un éternel recommencement. Une auto régulation des talents. Qui s’évaporent et renaissent sans discontinuer. Chris Dickson, révélé à 17 ans : “ Il y a peut être eu une génération spontanée, mais, très vite, c’est la stimulation qui a fait la différence. Les Néo-zélandais n’existent plus seulement à travers leurs moutons et leurs rugbymen, ils sont devenus parmi les meilleurs marins du monde ! ”

Equipiers de fortune, “ boat neggers ” indispensables, écumeurs de Southern, Kenwood et autres One Ton Cups, mais aussi dessinateurs, concepteurs et constructeurs à tout va. Aucun secteur du yachting ne les laisse les marins du bout du monde indifférents. Avec une fièvre propre aux exilés et un appétit digne des conquérants. Peter Lester, ex-champion du monde de voile légère : “ Ici, tout le monde se connaît et échange. Au début, les meilleurs troquaient leurs bons points. Mais, au fil des années, la cour d’école s’est étendue bien au-delà de l’horizon ! ” Les Brésiliens de la voile ne se contentaient plus de jongler sur leurs plages, ils étaient mûrs pour dominer le monde

Dès la fin des années 80, les meilleurs élèves de la classe achèvent leurs études et transfèrent leurs cogitations sur leurs tables à dessin. Bruce Farr lance la mode des déplacements légers, Russel Bowler le concept de “ speed is fun ” (“ la vitesse c’est le pied ”), Laurie Davidson l’idée des premiers gréement fractionnés. Holland, Yong, Ross et le génial Tom Schnackenberg, ancien physicien nucléaire fondu de nautisme, ne sont pas en reste. Et les ateliers et chantiers d’accompagner le mouvement.

De l’autre côté de la rue, un pâté de maison plus loin, Cockson, Steve Martin, McMullen installent leurs grues et leurs fours. Avec deux arguments de choc à la clef : la fiabilité dans l’exécution et des taux horaires défiant toute concurrence. Au 117 et 119 Pakenham Street, à un jet de caillou du Q.G. NZ, deux des meilleurs fabricants mondiaux de voiles (North Sails) et de mâts (Southern Spars) prospèrent de conserve. Plus du tiers des équipes réunies à Valence ont, d’une manière ou d’une autre, fait appel à leurs compétences !

“ The team is the thing ” (“ L’équipe c’est la clef ”). Trois fois vainqueur du trophée suprême, Russel Coutts qui a lui aussi usé ses fonds de ciré dans les parages, n’ignore rien des passerelles, échanges et interactions entre les différents corps de métier qui, selon le beau mot de Dalton, préfigurent “ un pack qu’aucun autre pays ne peut nous envier. ”

A l’entrée du Viaduc Bassin, là où trônent vieilles coques et anciens voiliers ayant participé aux célébrations précédentes, où immeubles de standing et gargotes branchées prennent, momentanément, le pas sur l’essentiel, une imposante bannière indique l’échéance de la prochaine Coupe du Monde de Rugby. Situé à deux pas, le Musée Maritime lui renvoie la pareille. Entre les deux, les marchands de t-shirts, à qui on ne la fait pas, mélangent leurs produits et superposent les enjeux.

MOBILISATION GENERALE. La Nouvelle Zélande est quatre fois moins étendue que la France mais son pourtour maritime est plus long de 500 bons kilomètres (6000 contre 5500 environ). Mieux, pas une ville, pas un village kiwis n’est situé à plus de 80 kilomètres de la mer. Trevor Mallard aime jongler avec les statistiques. Qui disent et insistent. A propos d’une inclination et d’un devoir : “ Notre pays ne peut décemment être absent du grand concert de l’America. ” Outre ses fonctions sportives et éducatives, ce grand gaillard en poste depuis une demi-douzaines d’années est l’officiel “ Ministre de la Coupe ” du gouvernement NZ.

“ Ne riez pas. C’est une tâche importante, voire prioritaire. Qu’Helene Clark, notre premier ministre, ne néglige pas le moins du monde. Au cas où notre équipe récupérerait le trophée à Valence, les retombées nationales avoisineront les 400 millions d’Euros minimum. Une telle perspective commanderait la construction d’un nouveau port, la relance d’un projet immobilier annexe, sans parler de toutes les conséquences aux niveaux des transports ou du tourisme. ”

De tous les pays engagés dans la Coupe, la Nouvelle Zélande est, de loin, celui qui, d’un point de vue global, prend l’événement le plus au sérieux. Souscription, mobilisation, prosélytisme : on ne compte plus les initiatives qui incitent au rapprochement des élites et de la base. La seule opération portes ouvertes décrétée pendant les entraînements d’hiver, le 29 février dernier, a attiré plus de 5000 personnes au sein de la base black. Des gamins, des pères de famille, aucklandais ou provinciaux, simplement heureux de saluer Dean Barker, barreur hier déchu aujourd’hui revigoré : “ L’édition de 2003 a sapé le moral de tout le monde, le mien en premier. Sincèrement, j’étais à deux doigts de décrocher. J’ai disputé les Jeux d’Athènes [13è en Finn] uniquement pour oublier. Grâce à Grant [Dalton] et à nos récents résultats [1er au classement des Challengers], l’espoir a repris le dessus. Pour moi mais aussi pour tous les Néo-zélandais. ”


Copyright L'Equipe-Magazine.