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Vietnam. Dans le triangle du Nord. Hanoï, vision de nuit.

publié le 29/09/2006 | par Jean-Paul Mari

–Hanoï. Vision de nuit . —

Le Vietnam est un rêve éveillé, un cauchemar volupteux, une vision tropicale obscure et flamboyante où se mêle l’horrible et le merveilleux. Comme au coeur d’une longue nuit de mousson, bouillante et sensuelle, qui vous tient le corps moite et les sens en feu. Un de ces moments fous où on reste là, la nuque sur l’oreiller et les paupières transparentes, à suivre le glissement d’un croissant de lune, le crissement des étoiles et le souffle des insectes du jardin.

A écouter la respiration d’un monde qu’on ne connait pas. Ici, quand vient la fraîcheur de l’aube et que le sommeil vous emporte, on se laisse aller à regret, ivre de trop d’images, la langue sèche et épaisse dans une gueule de bois d’ébène. Le Vietnam n’est pas un pays. C’est un voyage. Et il vous prend comme un accès de fièvre.

Cela commence par un banquet du diable, au bord d’un lac, dans la grande banlieue d’Hanoï. Ici, l’or et l’ordure se mélangent dans la poussière des chantiers. Les villas des nouveaux riches de la capitale et des hommes d’affaires venus de Taïwan ou Hong-Kong investissent la tôle et le ciment nu des anciens bidonvilles. Au bord de la route, les rabatteurs font de grands signes et vous poussent vers un parking abrité par une toile de parachute.

Une grande maison de style thaï, montée sur pilotis, des murs de bambous, des cages où jappent de petits chiens et une enseigne: « Thit Cho », « restaurant de chien ». On les sert en boudin, que l’on trempe dans une redoutable saumure de crevettes, en brochettes grillées, en ragoût gras, bouillis à l’os ou en fines lamelles. La viande chauffe le corps comme du gibier faisandé. On boit de l’alcool de riz, raide et parfumé. Peu ou pas de femmes.

On vient ici entre hommes, la mine gourmande et les yeux brillants, avec des airs complices pour une fête sauvage, mi-clandestine, mi-tabou. Repas entre mâles, de viande forte, d’alcool, de chaleur et de sueur, qui tournent autour de propos égrillards et s’achèvent souvent par des bagarres d’ivrognes.

Ailleurs, on goûte du chat, fin et puissant comme un tigre. Ou du serpent, égorgé sous les yeux des invités et dont le serveur laisse le sang frais se mélanger à un verre d’alcool. L’hôte d’honneur reçoit le coeur, encore palpitant, qu’il avale sans croquer, pour mieux sentir cette vie qui s’éteint, peu à peu, au fond de son estomac et lui transmet son énergie vitale.

Près du « Thit Cho », dans une mare couverte de liserons d’eau, un homme mince, long et lent comme un héron, avance son trident à la main. Insensible aux échos du banquet, il suit un mouvement sous la végétation, l’itinéraire presque invisible d’un poisson sous les feuilles.

Et il attend. A table, on compare les vertus des grands remèdes traditionnels, serpent, chat et corne de buffle rapée, alliés aux savants mélanges d’herbes rares, d’écorces, de fleurs et de champignons séchés. La nuit tombe sur Hanoï, les premières lampes s’allument, quelques convives gavés de chien et d’alcool de riz repartent en slalomant mais l’homme-héron est toujours là, aux aguets, enfoncé dans la mare jusqu’à la cuisse, son trident avalé par l’ombre.

A mi-chemin de l’homme et de l’animal dieu-vivant. Et à quelques pas de ce banquet sauvage où des citadins, l’oeil brillant, s’adonnent en cachette à un autre rituel animiste.


Vers Lang Son et la frontière —

Voilà cinq heures qu’on file vers le nord, occupé à caresser du regard le velouté vert des rizières. Pour trois récoltes par an, tout un peuple passe sa vie, plié en deux, les deux bras enfouis dans la boue, le nez au raz d’un univers liquide. De la brume du petit matin jusqu’à l’orage du soir, les hommes plantent à la main, repiquent ou désherbent. Parfois, ils se relèvent pour pousser d’énormes buffles à labourer le ciel qui se reflète dans le miroir de la rizière.

On approche de la montagne, la route serpente entre des blocs de basalte noir couverts de végétation, sentinelles géantes qui regardent derrière l’horizon, vers un empire où court la grande muraille, le Yang-Tsé-Kiang et un vent du nord qui fait siffler les trois gorges du pays des Han: la Chine. Lang Son, la ville frontière, porte encore les stigmates du dernier épisode d’un conflit vieux comme le fleuve rouge. Vingt ans plus tôt, c’était une jolie ville de province d’Indochine, avec ses délicates maisons de bois enroulées autour du fleuve rouge.

Les poètes disaient que l’étranger qui passait par la rue Ky Lua ne repartait plus jamais. Il restait là, fasciné par la beauté des femmes et, peu à peu, se transformait en statue. Jusqu’à cet hiver de 1979 où les chinois ont lancé leurs troupes sur le nord-vietnam. Puisque Hanoï avait osé attaquer ses alliés Khmers rouges au Cambodge, Pékin avait décidé de punir l’impudent voisin. Pendant dix-sept jours, les soldats rouges avaient tout détruit au canon, méthodiquement. Puis ils étaient repartis en laissant derrière eux les maisons éventrées et les rues couvertes de cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants et d’animaux. Victoire facile et éphémère…

Sur le chemin du retour, les bo-doï vietnamiens les attendaient en embuscade dans les montagnes. Rares sont les soldats chinois qui ont pu rentrer vivants chez eux. Lang Son raconte tout cela, aujourd’hui, avec sa gueule cassée d’ancien combattant reconverti en tenancier de bazar. Ne reste que des marchés sans grâce, des maisons modernes en ciment et, entre deux saules pleureurs, au bord du fleuve, un temple gracieux en l’honneur de Tchan, mandarin du XVIème siècle qui, déjà, avait repoussé l’envahisseur chinois.

 » Ecoutez les mots » sourit un vieil écrivain en caressant sa barbiche blanche. » Viet-Nam veut dire Viet du Sud. » Il lève un doigt: »Nous leur barrons le chemin. Ils nous ont envahi, occupé mais jamais sinisé. » Aujourd’hui, derrière les sourires et les poignées de main officielles, la vigilance reste de rigueur. Le vieux couple Chine-Vietnam ne connait que l’attraction et la répulsion. La séduction du Vietnam pour la richesse de la culture de l’Empire; la haine, aussitôt que s’exerce la force brutale, la désir de viol des fils de Han.

A la sortie de Lang Son, il y a un énorme rocher à flanc de montagne, la statue naturelle, émouvante,
d’une femme de pierre qui porte un enfant dans les bras. Tous les vietnamiens connaissent la légende de Thu-Thi, symbôle de fidélité. C’était une enfant quand son frêre, par mégarde, l’a blessé d’un coup de couteau sur le crâne. Le sang a coulé et le gamin s’est enfui. Bien plus tard, un étranger de passage a séduit Thu-Thi et ils se sont aimé. Jusqu’au jour où l’amant a reconnu la cicatrice sur le crâne de sa soeur.

Épouvanté, le frère incestueux est reparti. Depuis, Thu-Thi l’attend, à flanc de montagne, l’enfant né de leurs amours dans les bras, son beau regard minéral tourné vers le nord. A Lang Son, depuis la guerre de 79, on répète que le frêre de Thu-Thi est reparti se battre…contre la Chine. Encore elle! Décidément, son ombre poisse l’horizon. La frontière est là, toute prôche. Allons prendre le pouls du monstre.

— Trafics en tous genres aux portes de la Chine–

Les Français avaient posé deux bornes kilomètriques à la frontière. Les Chinois ont subtilisé la numéro dix-sept et repoussé la dix-huit de quelques centaines de mètres. Histoire de grignoter un bout de terre. Du poste-frontière, on peut voir un bunker chinois, nid d’aigle perché au sommet d’un pic de basalte noir. En territoire vietnamien. Des deux côtés, les militaires s’observent.Pendant que les commerçants font des affaires! Madame Maï est venue ici pour faire fortune.

Elle a trente cinq ans, la taille rondelette et un sourcil noir qui ne se relève qu’au son de la caisse enregistreuse. Jusqu’à l’année dernière, un flot de marchandises traversait la frontière. Les caisses de poissons séchés, homards, serpents et tortues qui partaient vers la Chine croisaient des camions bourrés de bière, de cigarettes, de pièces mécaniques et d’appareils électro-ménagers. Entreposé dans des petits hangars-relais puis expédiés, libres de toute taxe, à d’autres commerçants jusqu’au coeur du Vietnam, ils faisaient le bonheur des négociants-industriels.

Madame Maï avait du mal à compter les caisses et son sourcil dansait de plaisir. Et puis un jour sombre, les autorités ont décidé de mettre un coup d’arrêt à l’énorme trafic. On a arrêté quelques convois, confisqué la marchandise, effrayé les acheteurs et les hangars de madame Maï se sont vidés. Aujourd’hui, le sourcil impatient, elle s’en remet au trafic de fourmis qui parcourent la montagne voisine. Pour une poignée de Dongs, elle saute sur une moto russe « Minsk » qui la conduit au pied d’un chemin muletier en terre rouge.

Quelques kilomètres à pied, sans visa, jusqu’en Chine, une autre moto, quelques heures de taxi jusqu’à la grande ville de Nam Ninh, une chambre discrète dans un hôtel « ami » où personne ne demande les papiers d’identité, un tout petit tour au paradis des commerçants et madame Maï peut passer commande. Le reste est l’affaire des Coolies. Les voilà, ce matin, en train de faire la navette entre les deux frontières.

Petits hommes aux dents noires, vieilles femmes aux os en bambou qui percent leurs corps décharnés, enfants de douze ans perdus sous leur chapeau pointu, serviette roulée autour du cou pour éponger la sueur. Le balancier est posé sur l’épaule, solide comme une barre de métal, souple comme un ressort.

A chaque extrémité, au moins deux caisses de bière, jusqu’à cent kilos sur dix kilomètres, trois à quatre fois par jour! Ils avancent, sautillent pour ne pas être écrasé sous la charge, sous la pluie glaciale de l’hiver ou un soleil de plomb, pour trois francs cinquante par jour. Ils ont les jambes trop musclées, de grosses veines à fleur de peau, comme des haltérophiles épuisés.

Et quand ils posent enfin la charge écrasante, ils gardent ce pas lourd, enraidi par l’habitude, celui des humains transformés en bêtes de sommes. Pauvreté des coolies, richesse des négociants-contrebandiers. Le commerce frénétique n’a pas le temps ni le coeur à la compassion. Mais il a ses règles. Madame Maï s’est indignée quand les commerçants chinois ont commencé à surpayer le fil de cuivre et les yeux de buffle.

Quelques mois plus tard, les troupeaux se faisaient rares et des voleurs arrachaient jusqu’aux fils des poteaux téléphoniques: « une façon de saboter notre économie nationale » jure Maï la patriote. Plus que jamais, on s’observe dans cette région sous haute surveillance, dans ce monde interlope qui fourmille de flics, d’indicateurs, d’espions de Pékin, de contrebandiers et de bandits de grand chemin.

Sans oublier une petite commerçante rondelette, au sourcil comptable, qui rêve toujours de faire fortune, sur ce bout de montagne perdue, aux confins de deux mondes, entre commerce et géopolitique.

— De Lang Son à Cao Bang.  » RC4″: la route de tous les dangers—

C’est une route impossible, raide, étroite, une succession d’épingles à cheveux. D’un côté, le précipice, profond de trois cent mètres; de l’autre, la paroi, une roche noire, verticale, creusée de grottes. Et partout, une végétation vert sombre, dense et puissante, plantes parasites qui enveloppent les arbres comme de merveilleux filets de camouflages.

Merveilleux endroit pour une embuscade. Dans les années cinquante, il y a eu ici de terribles batailles. On croit revoir les longs convois français grimper, bourrés d’hommes et de munitions. Jusqu’à quatre vingt seize camions chargés de parachutistes, de légionnaires et de rudes combattants nord-africains. Les « Hell Cat » de l’aviation française les ont précédé en lâchant une pluie de bombes sur les hauteurs et les auto-mitrailleuses ont longuement « sondé » la forêt à grands coups de rafales meurtrières.

Pendant trois jours, fauchés par cette grêle assassine, les maquisards vietnamiens ne bronchent pas. Sur les sentiers où il se déplacent, ils ont posé des couvertures pour ne pas laisser l’enpreinte de leurs pas. Invisibles, indifférent aux coups de l’ennemi, à la faim et à la soif, ils attendent, immobiles. Voilà le convoi.

Il grimpe, rassuré par le silence, vers Bong Law, la porte de la mort, un raidillon de trois kilomètres qui monte comme une flêche vers le ciel. Un coup de fusil lance grenades sur le véhicule de tête; un deuxième sur celui qui ferme la marche. Et c’est l’enfer. Impossible de faire demi-tour, impossible de se dégager.

Un à un, les quatre-vingt seize véhicules prennent feu. les hommes sont blessés, tués ou fait prisonniers. La colonne est exterminée. La bataille perdue des frontières de l’Indochine, la chute de la RC4 annonce l’autre tragédie à venir: Dien-Bien Phu. On se réveille en frissonnant. « Bong Law »..le panneau est toujours là. A gauche, il y a un grand cimetière avec une stèle droite, modèle unique des cimetières militaires dans tout le Vietnam.

Le gardien avait quatorze ans quand les Français sont partis. Lui aussi a participé à la construction du grand bunker, au sommet du col, masse énorme de béton que la végétation a aujourd’hui avalé. Sur les deux cent tombes blanches, une moitié porte l’inscription: »1950, mort en luttant contre les Français »; et l’autre moitié: « 1979…contre les Chinois. » Partout ailleurs, on construit des sépultures pour acceuillir ceux qui sont tombés « contre les américains ». Vingt ans après le départ des B-52, le Vietnam cherche ses centaines de milliers de disparus et veut leur redonner la paix.

Pour qu’il cessent de hanter ce que l’écrivain Bao-Ninh appelle… »les terres des Âmes Hurlantes ». Le nez sur les montagnes de la RC4, devant ces rocs droits, serrés comme des menhirs, hauts et pointus vers le ciel, on peut croire à une ligne de défense, faite de pieux énormes, pris dans le fouillis de la jungle comme dans un fil de fer barbelé. Dans ce col terrible de Bong Law, on peut penser que ces monolithes sombres portent le deuil des morts anciens et à venir. Et pourtant… »Le Vietnam n’est pas une guerre, » a dit un jour un officiel excédé, « C’est un pays! »

Sous le soleil ou la vapeur de la pluie qui souligne un vert si profond, ces montagnes sont ce qu’elles doivent être et rester: magnifiques, doigts de la terre aux ongles rocheux, auréolées de lumière, accrochant les nuages blancs qui passent, lourds et voluptueux, graves et beaux, témoins de la somptuosité du paysage. Un décor brut, primitif, énigmatique peut-être mais qui renvoie sûrement à l’origine magique de la création.

— – Les minorités de Cao Bang: vidéo, opium et vol de femmes. —

Ils sont là dès sept heures du matin, un café ou une pipe en bambou à la main, le casque bo-doï sur la tête, en uniforme vert et de grosses sandales au pied. Agglutinés devant les images tremblotantes du magnétocope tv d’un « Café-Vidéo ». Sur l’écran, des karatékas version Hong-Kong sauvent de jeunes vierges en danger et, dans les clips venus de nos années 70, les babas-cools blonds du groupe ABBA chantent Noël sous des tonnes de neige.

Fascinés, les paysans de montagnes de Cao Bang regardent, sans se lasser, ces images d’extra-terrestres. Dehors, la ville n’est qu’un grand bazar informe, parsemé d’hôtels crasseux et de rues défoncées. Le bonheur est ailleurs. Sur la route qui mène vers Quan Hoa et ses minorités.

D’abord, il y a ces pitons rocheux, étrangement arqueboutés, la base dans le sens de la pente et la pointe tournée vers le ciel. Comme s’ils grandissaient cambrés, danseurs de pierre, réunis pour former une baie d’Halong au dessus de la mer des rizières. Les buffles, énormes et noirs, ou blancs, c’est-à-dire roses, ont l’air boudeur et portent un enfant endormi sur leur flanc. On cherche à définir la couleur des rizières quand la lumière touche les feuilles longilignes, véritables touffes de poils d’une bête aquatique assoupie.

Couleur jaune quand le soleil blondit la feuille; couleur sombre de la terre, de l’autre côté de la tige; c’est ce mélange de larges saignées noires et de vagues de reflets dorés qui donnent ce vert tendre, velouté, changeant, qui illumine le paysage. On croise les « minorités », etnies Thay, Nung ou Man. Paysans en robe d’étoffe indigo aux doigts tachés d’encre ou montagnardes au crâne rasé, lourdes boucles d’argent aux oreilles. Dans les villages, les vieilles crachent des jets rouges de bétel; les nourrissons, bouddhas assis aux yeux bridés, regardent la vie avec un air de déjà vu et les jeunes paysannes ont des allures de princesse.

Aujourd’hui encore, les Chinois passent la frontière, attirés par la blancheur de leur peau. A prix fort, ils recrutent des gamines, « le temps d’une récolte » chez des riches propriétaires. Et elles se retrouvent dans le sud de la Chine, mariées de force à des paysans patauds qui les transforment en bêtes de somme. Prisonnières à vie, de l’autre côté de la montagne triste. Voilà pourquoi sans doute les hommes d’ici avalent en grimaçant autant d’alcool de riz.

Parfois, on bute sur un visage trop pâle, aux yeux aggrandis, l’air un peu absent. Comme ce paysan sans age qui s’approche et sort de sa poche une feuille de plastique, tachée d’une noix de pâte brune et collante. De l’opium. Un résidu de mauvaise qualité. Il fume sept à huit pipes par jour ou dilue la pâte dans l’eau, avant de se l’injecter. Chaque dose lui coute vingt mille dongs, une petite fortune. Et « l’épicerie » de village qu’il a ouverte, véritable mini-marché de l’opium, lui permet de fumer tout son saoul.

Partout, on rencontre ces hommes trop minces, au regard perdu, qui ne connaissent plus la faim, la soif ou le sommeil sans rêves. A bout touchant de la Chine, du Laos et de la Birmanie, les hauts plateaux du Vietnam pourraient produire des tonnes de pavot et le pays devenir une voie royale pour l’héroïne.

Hanoï a colonisé les villes mais les montagnes lui échappent encore. Le régime sait qu’il faudra moderniser les ethnies. En les intégrant, sans brutalité. Par respect historique pour ces hommes rudes des frontières qui ont nourri les maquisards du Vietminh, pris les armes à leurs côtés et qui, l’air stupide, répondaient invariablement « Bo Chac…Bo Chac! », (« Je ne sais pas!) à toutes les questions des envahisseurs.

— Thin Tuc: un fantôme de mine —

C’est une ville fantôme, cachée par un rideau de pluie permanent, dans la brume d’une forêt d’altitude, au bout d’une ancienne route coloniale inachevée. Devant nous, une vallée profonde de quatre vingt mètres que l’eau du ciel a transformé en marécage. Une mine d’étain à ciel ouvert. Le plus riche et le plus grand gisement de tout le Vietnam. Vraiment?

Au premier abord, on ne voit que des batiments aux fenêtres et aux portes crevées, des murs effondrés et de grands hangars où finissent de rouiller d’antiques camions soviétiques. Le tapis de triage date de l’ère coloniale et l’énorme chaudron où l’on brule le minerai a des allures de bouilloire médiévale. Les Français, dès 1904, les Japonais et les Russes sont venus ici exploiter ce gisement d’étain et d’or. Ils sont partis. Ne restent que ces objets désuets et une immense fondrière où l’on peut lire chaque strate comme une couche géologique de l’histoire.

Aujourd’hui, tout est en panne, rouillé, grignoté, fossilisé. On pouvait autrefois extraire six cent tonnes par an. De l’or enrobé d’étain! Désormais, on n’extrait plus que deux cent tonnes. Plus grave: il est trop cher. Un coût de revient de 70 000 dongs contre 50 000 dongs partout ailleurs. L’appareil, usé, n’est plus productif. les dernières pelles mécaniques utilisables ne servent plus à rien. Et pourtant, le pays a un besoin aigu de dollars et le minerai est là, à fleur de terre, à portée du premier bulldozer.

Du coup, le gouvernement a abdiqué pour passer la main au Comité Populaire de la ville. Thin Tuc, trop chère pour être rentable mais trop précieuse pour être abandonnée, n’est plus une affaire d’Etat. Pour réduire les frais, on a abandonné les engins mécaniques à leur sort de vestiges de l’histoire. Aujourd’hui, mille fourmis humaines, armés de pioches et de panier en osier, grattent à main nue la précieuse boue pour la transporter à dos d’homme vers l’antique bouilloire.

Ici, les ouvriers gagnent trois fois moins qu’à Hanoï et ils ont le visage gris de ceux qui marchent dans la boue l’hiver et suffoquent l’été dans la poussière de minerai. Parmi eux, d’anciens ingénieurs rêvent du jour où une joint-venture avec une société étrangère leur apportera les capitaux qui leur manquent. Ce jour là, la vallée sera remplie du vacarme de gros bulldozers neufs et de pelles mécaniques géantes. Le four brûlera comme un volcan de l’enfer et les grilles de triage neuves cracheront de l’or et de l’étain. Et encore de l’étain.

Tout le Vietnam est là, en équilibre entre deux systèmes, une économie d’Etat relégué au passé et une économie moderne à venir. En attendant, debout sur une montagne d’or et d’étain, les damnés de Thin Tuc marchent pieds-nus vers la modernité. Mais ils marchent.

On les quitte. On repasse le rideau de bambou de la pluie pour revenir de l’autre côté de la grande montagne. Pour retrouver Hanoï lumineuse au petit matin, ses immeubles, son opéra et son grand lac. Comme au sortir d’une nuit de mousson, d’un rêve éveillé, d’un cauchemar fabuleux. D’une vision tropicale.

Jean-Paul MARI.


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