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 Asie• Timor

Dans les sanctuaires de la guérilla

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

A Dili, la capitale, les hommes de l’Interfet, la force de pacification, sont présents. Mais dans le reste du territoire, ils sont quasi invisibles. Dans les collines, la guérilla ne désarme pas. Et l’odeur de mort plane toujours sur ces paysages de rêve. Reportage.


La route serpente le long de la mer comme un ruban de vieux macadam qui offrirait de macabres surprises. Il y a des rivages de sable fin, des eucalyptus qui sentent fort, des vagues d’or au reflet du soleil couchant, des taches de sang sur la route et des filets posés devant des maisons calcinées que nul pêcheur ne viendra plus relever. A 50 kilomètres à l’ouest de Dili, un spectacle de désolation hante cette côte paradisiaque dans la lumière crue d’avant la saison des pluies. La nuit tombe sur les lauriers-roses et malgré son prénom, Zorro, le chauffeur aux cheveux longs de la Jeep américaine à trois vitesses, n’est guère rassuré. Il n’y a pas âme qui vive dans les parages. Ici, les soldats de l’Interfet, la force internationale chargée de ramener la paix au Timor-Oriental, ne se sont pas arrêtés. Que Dili, la capitale, paraît loin, avec ses check-points rassurants, ses boys au gros fusil, rations dans les poches et sac-gourde sur le dos !
Puis, brusquement, surgit une ville, Maubara. Les paysans retranchés dans les montagnes sont-ils redescendus ? Toujours personne. La ville en ruine semble habitée par les spectres de la violence. Là, des gamelles jetées sur la route, sous les palmiers, traces des milices pro-indonésiennes qui contrôlaient l’endroit. Plus loin, des maisons incendiées. Sur la terre sombre volent comme des oriflammes offertes au vent les bulletins de salaire d’un sergent des commandos indonésiens, Miguel Correa, à la solde de 400 000 roupies par mois, soit 300 francs. Zorro le chauffeur est atterré. Neveu du prix Nobel de la paix José Ramos-Horta, il ne reconnaît plus cette bourgade jadis souriante.
Cette guerre n’est pas finie…
Alors que les cités de l’Est se repeuplent lentement, Maubara demeure désespérément vide. Même les chiens errants ont disparu. On découvre des cadavres en bordure de la route ou aux pieds des collines, jetés dans un puits ou dissimulés sous le sable. Quelques jours plus tôt, les sbires de la milice anti-indépendantiste Aitarak ont dévalé les flancs de la montagne, machettes et fusils automatiques en main, et ont laissé quelques traces de leur passage, comme pour mieux marquer cette ville-fantôme, no man’s land de l’infortune timoraise. A Maubara, il y a la plage silencieuse, des galets rugueux, des cases aux cendres noires que lèchent les vagues, et au-dessus la mort.
Un mois après le déploiement de ses hommes, l’Interfet, sous commandement australien, ne contrôlait toujours pas la totalité du territoire. Certes, des soldats ont repoussé des milices à la frontière avec le Timor-Occidental. Certes, Dili, dans son décor idyllique de baie sous les collines, revient lentement à la vie, après les scènes d’horreur de septembre, même si celles-ci n’engendrèrent pas de grands massacres. Mais les Timorais qui se sont réfugiés dans les montagnes ou les forêts refusent de redescendre dans les villes. Pas assez de sécurité, disent-ils en choeur, effrayés encore par le spectacle d’apocalypse légué par les milices. Or le temps presse. La saison des pluies s’annonce par quelques ondées drues, et les hommes, les femmes et les enfants crient famine. « Si on n’agit pas rapidement, on va se retrouver avec des épidémies de choléra, de rougeole et de malaria ! » avertit le docteur Diego Buriot, de l’Organisation mondiale de la santé, basé à Dili, où les infrastructures de santé ont été presque entièrement détruites.
Sur la route immensément vide, on sent une présence, comme si des regards cachés épiaient la Jeep américaine, modèle 1946. Zorro Horta se gare sous un cocotier. Il craint les milices, les desperados à la solde de Jakarta qui ont semé la terreur, furieux d’avoir perdu ce bout d’île qui fut enchantée. Alors surgit des fourrés une petite troupe famélique. Elle est conduite par Juanico Pereira, 32 ans, secrétaire pour la zone du CNRT, le Conseil national de la résistance timoraise. Efflanqué, le regard fiévreux des hommes qui ont vécu les grands malheurs, un vieux étend le bras et vous montre les collines pour signifier que les milices se terrent aux alentours. A ses côtés, des villageois descendus de leurs refuges pour jauger le désastre. Tous ont perdu des proches lors des exactions de septembre. Et le peuple de Maubara ? Il se cache dans les montagnes, dit Juanico Pereira en désignant les crêtes. Et la guérilla, qui entendait fondre sur les villes pour imposer son nouveau règne ? Retranchée dans ses campements, encore plus haut. Non, cette mauvaise guerre n’est pas finie. Lorsque l’on évoque la force internationale, Pereira hausse les épaules : aucun survivant ne l’a encore vue s’aventurer par ici. Puis il reprend sa route dans la nuit noire. Il porte un petit sac sur le côté et dans la main un grand cahier bleu, marqué « Expedisi (Expédition) Maubara ». Ses pages sont restées tristement blanches.
Bienvenue au Timor libre
Pour rejoindre la guérilla, le Falintin (Front de libération du Timor-Oriental), il faut effectuer une large boucle, gravir les flancs d’une montagne luxuriante aux tamariniers en fleur, éviter les fiefs des miliciens, plonger dans une verte vallée aux villages détruits puis escalader les parois d’une crête, à 2 000 mètres d’altitude. Lorsque l’épave américaine tombe en panne dans une forêt de bambous, on aperçoit deux hommes debout, les bras croisés, tête nue. Ils prient et pleurent en silence. Sous leurs pieds, dans le ravin fleuri où flotte une abominable odeur de mort, traînent des corps décomposés, comme si les milices avaient voulu border leur domaine de guerre.
A quelques heures de route de la côte, alors que la Jeep de Zorro est sur le point de rendre l’âme, on découvre un campement sous les arbres. Tentes à moitié déchirées, frêles cases de bambou que le vent des cimes semble décoiffer, feux de camp pour le dîner du soir, le second repas de la journée. Voici, à Hulorema, l’une des bases de la guérilla, qui s’apprête à devenir « l’armée nationale ». Bienvenue au Timor libre, semblent dire les combattants aux abords des tranchées, avec une lueur d’inquiétude dans le regard. Deux cent cinquante guérilleros se rassemblent dans ce cantonnement de montagne, celui de la région numéro 4, sous les ordres d’Ular, « le Serpent », nom de guerre de Virgilio dos Anjos, 46 ans, de petite taille, que rien ne distingue de ses hommes, hormis un éternel sourire. Le camp tient à la fois du maquis barbudo des années 50 et de la colonie de vacances. Les armes – des M 16 américains récupérés sur les Indonésiens ou parfois achetés à l’ennemi depuis la crise asiatique et la fonte des salaires, de vieux fusils, dont certains datent de la guerre contre les Japonais – n’abondent pas. On croise sur les hauteurs des hommes en treillis et des filles souriantes, des bérets à la Che Guevara qui cachent des cheveux longs et des adolescents en survêtement qui arborent des machettes. Jeunes et vieux maquisards révèrent le tribun charismatique de l’indépendance, Xanana Gusmao, récemment libéré par Jakarta, où il purgeait une condamnation à vingt ans de prison après sa capture dans les maquis en 1992.
On peine à imaginer que cette guérilla, ancien mouvement maoïste converti à la démocratie de style occidental et à l’économie de marché, se destine à prendre le pouvoir dans les villes de la côte. Ils étaient des milliers au début de la lutte pour l’indépendance. Ils ne sont plus, après l’implacable répression menée par les généraux de Jakarta, que quelques centaines de rescapés dispersés dans plusieurs camps – 1 000 hommes, proclament les commandants de la résistance, en proie à des divergences sur la manière de gérer le territoire et de répondre aux injonctions de la force internationale. En contrebas, on distingue les collines pelées qui attendent la pluie. On voit aussi des villages incendiés, comme si la guérilla n’avait pu s’opposer au courroux des milices.
Voilà vingt-quatre ans que le Serpent livre la guerre aux Indonésiens. Depuis ce jour fatidique où les soldats de Jakarta ont franchi la frontière, en octobre 1975, pour s’emparer de cette possession portugaise. Le regard las des vieux combattants, la chevelure hirsute, il parle d’une voix douce, avec des phrases lâchées par saccades. En un quart de siècle, le Serpent n’est jamais descendu de ses montagnes. S’apprête-t-il à fondre sur les villes avec sa troupe ? Non, pas encore. La guérilla, dit-il, ne déposera pas de sitôt les armes. « Nous voulons la réconciliation, mais nous nous considérons toujours en guerre, lance-t-il devant ses lieutenants, près d’une antenne satellite qui lui permet de converser avec les autres commandants et Xanana Gusmao, à Darwin, en Australie, ou à Lisbonne. Tant qu’il y aura un seul milicien, un seul Indonésien au Timor-Oriental, nous continuerons la lutte ! »
Dans les montagnes alentour erre une foule de villageois et citadins encore apeurés, comme ailleurs sur les hauteurs du territoire où se sont réfugiés plusieurs centaines de milliers de Timorais, plus 230 000 de l’autre côté de la frontière, sur une population totale de 800 000 âmes. Tous sont venus ici affronter les frimas pour bénéficier de la protection du Serpent, même s’il leur faut dormir sous des toiles de plastique, souvent à même le sol, sur la terre humide qui vous fait claquer des dents au petit matin. Livrés pourtant à l’hospitalité frugale de la forêt – manioc, mangues et bananes pour les plus chanceux -, rares sont ceux qui avouent vouloir redescendre dans les vallées. D’autant que les guérilleros qui oseraient s’aventurer en ville subiraient la loi implacable de l’Interfet : le désarmement.
La politique du « zéro mort »
Mais les soldats de la force internationale ne se risquent pas jusque dans les montagnes de Hulorema, hormis une patrouille de reconnaissance, trois soldats australiens déposés par hélicoptère pour récolter avec beaucoup de précautions quelques renseignements sur la guérilla. Cette politique du « zéro mort », mise en oeuvre par le général australien Peter Cosgrove, un ancien du Vietnam, provoque maints grincements de dents à Dili. « Les Australiens ne veulent pas s’aventurer très loin, dit un humanitaire. Or nous sommes soumis à leurs conditions de sécurité. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas être très efficaces. » Réponse d’un officier de la force internationale : « C’est vrai que le déploiement est lent. Mais nous redoutons avant tout un scénario à la somalienne, avec le chaos, le règne des milices et une guérilla qui répondrait à la moindre provocation. »
Seules trois organisations humanitaires ont décidé de franchir le pas, dont Médecins du monde, et de s’aventurer sur les routes sans escorte, au petit bonheur la chance, avec toujours la crainte de rencontrer des miliciens ivres de sang. La semaine dernière, les « French doctors » ont ainsi trouvé dans la brousse, près d’Ainaro, à deux heures de marche de la piste, cinq blessés par balle, dont deux femmes enceintes, victimes des miliciens qui sévissent alentour. « La neutralité de l’Interfet est ridicule, proclame dans son refuge de Dare, au-dessus de Dili, Leandro Isaac, responsable du CNRT. La terreur et l’instabilité vont continuer au Timor. Des gens vont encore mourir, par balle, par maladie ou à cause de la famine. »
Voilà pourquoi le Serpent ne veut pas déposer les armes ni descendre vers la côte et dans les plaines. « Qu’on nous envoie d’abord une commission d’enquête pour examiner tous les crimes ici, et cela depuis un quart de siècle ! » lance un chef de campement. La veille, un adjoint du Serpent, le commandant Jacinto Viegas Vicente, dit « Rocky », a enlevé son treillis, revêtu une chemise noire et blanche puis s’est rendu à Dili. Dans une rue de la capitale, les soldats australiens l’ont plaqué contre le sol, le confondant avec un milicien, et lui ont confisqué sa grenade. La foule s’est mise à l’invectiver et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne soit lynché.
Malgré sa volonté de rester dans les maquis, la guérilla n’est pas coupée pour autant du peuple. Des combattants effectuent la navette. L’un d’eux, Antonio, 29 ans, le front haut et le geste lent, fut estafette de la résistance dès l’âge de 21 ans et descendait clandestinement dans les villes pour collecter de petites sommes, ramener de la nourriture et parfois une voiture ou des armes volées. Marié à une femme qui demeure dans la plaine, Antonio connaît tous les réseaux de l’Ouest. Par deux fois, il a échappé aux pièges tendus par les services secrets indonésiens pour se réfugier dans la forêt. Maintenant, il rêve à l’indépendance, qui, jure-t-il, n’est pas encore acquise. « Mais aujourd’hui, après vingt-quatre ans de ténèbres, nous voyons enfin la lumière. » Dans le vent de l’aube, il regarde la vallée au loin, au-delà des demeures calcinées. Il dit que sa maison a été brûlée, elle aussi, et que sa femme et ses trois enfants n’ont plus rien. Lui songe à déposer les armes, n’en déplaise au Serpent, et à regagner la vallée pour reconstruire sur cette terre détruite. Pendant ce temps, les miliciens redoublent d’activité. Et Jakarta continue un jeu trouble, pour ménager certaines factions de l’armée. Avec ses chapelets d’îles qui émerveillaient et effrayaient tout à la fois Somerset Maugham, l’Indonésie étire ses raisons et ses déraisons d’Etat. Et craint avant tout l’éclatement.
Une nation en devenir
Par la route qui redescend de la montagne, on pénètre dans une ville lugubre, Railaco, rasée par les milices. A la tête d’un groupe d’hommes armés de machettes, indépendantistes sans joie, un rescapé en short arrête d’un geste sec la jeep de Zorro Horta. Porte-parole des crève-la-faim de la contrée, Francisco Se Guterres quémande de l’aide et de la nourriture. « Ici, nous n’avons rien, même pas des médicaments pour soigner les blessés et les malades », implore-t-il. Zorro Horta laisse devant ce check-point du malheur toute sa fortune, quatre rations australiennes. La nuit enveloppe de son silence les montagnes du Serpent et la vallée de Francisco. Nation en devenir, le Timor-Oriental tout entier semble hésiter entre la nostalgie des maquis et une paix incertaine, entre les machettes qui brillent dans la nuit et le spectacle des cendres.
Olivier Weber

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