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« Dans l’Islam des révoltes »

Livres publié le 10/01/2010 | par Philippe Rochot

Quand nos gardiens entrent dans la pièce, ils sont toujours deux avec des lunettes noires et se cachent le visage avec la main. Souvent, nous avons affaire au même personnage qui se fait appeler Abdou…

……..Plus de vingt ans se sont écoulés depuis l’affaire des otages français du Liban, mais elle reste présente dans l’esprit de tous. Je suis surpris de rencontrer aujourd’hui encore des témoins de cette époque qui me rappellent ce drame avec sympathie et compassion. Ils n’ont pas oublié, tant cette page de notre histoire a marqué une génération, celle des années 1980. Pour ma part, cette tragédie est restée gravée dans ma mémoire. J’ai donc souhaité revenir sur cette épreuve qui n’est pas isolée dans ma vie car elle s’inscrit dans mon itinéraire à travers le Proche-Orient. Mais il n’est pas facile pour un journaliste d’écrire à la première personne. Je suis là pour raconter des événements qui touchent la vie des autres et pas la mienne. Mon métier est d’être un spectateur qui se sent concerné et non pas impliqué, un observateur et pas un acteur. Alors quand je bascule de l’autre côté, que je deviens moi aussi une victime et que les autres journalistes se tournent vers moi au lieu de regarder devant eux, il y a quelque chose de troublant. Je dois donc habiter un autre personnage. Mais même ainsi je ne peux m’empêcher de regarder ce que je vis avec mes yeux de journaliste.

Durant ma détention, je me disais parfois : voilà une bonne image, voilà une belle lumière, voilà un son qui restitue bien l’atmosphère dramatique que nous vivons. Peut-être cette vision de l’événement m’a-t-elle finalement aidé à mieux supporter cette épreuve. Je connaissais de même la mentalité, l’état d’esprit, le comportement de ceux qui nous ont capturés, car déjà depuis plus de quinze ans je me passionnais pour le monde arabo-musulman.

En réalité, mon parcours a commencé en Arabie saoudite, aux sources de l’islam, pour se prolonger dans les guerres du Liban, d’Irak, d’Iran et même d’Afghanistan sur les terres du « lion de l’islam », le surnom que ses partisans ont donné à Oussama Ben Laden. Et c’est cet itinéraire dans « l’islam des révoltes » que j’ai voulu raconter.


 

Extrait de : « Aux portes de la Mecque »

 

Mon travail était plutôt pesant en ces périodes de pèlerinage. J’étais seulement autorisé à lire au micro le bulletin d’informations de la radio saoudienne qui m’était traduit dans un français plus ou moins correct et que je remettais discrètement en forme. Je devais réciter des listes entières de noms de délégations que le roi Fayçal recevait en audience et livrer aux pèlerins toute information utile dans le déroulement du « Hadj ». J’avais trouvé un ouvrage très précieux pour m’aider dans ma tâche: « ce que tout musulman doit savoir », conseils de vie quotidienne et prescriptions coraniques destinés aux croyants nouvellement convertis, qui me permirent de tenir l’antenne pendant des heures.

Je recueillais aussi les témoignages des pèlerins. La plupart étaient des gens simples qui étaient ici « parce que notre prophète Mohamed nous l’a demandé ». Tous les hommes devaient être égaux dans la foi et tous se présentaient dans le même vêtement blanc, ‘l’Ihram », composé de deux pièces de tissu, sans boutons ni fermeture éclair, juste enveloppé autour du corps. Ainsi ministres et bédouins, banquiers et ouvriers, fellahs et chefs d’entreprise se retrouvaient dans la même tenue devant Dieu pour tourner autour de la Kaaba et pratiquer le rite du pèlerinage.
Toute la vie de l’Arabie tournait autour du pèlerinage ; c’était sa raison d’être, sa légitimité. Le monde musulman observait à la loupe la politique du pays et le comportement du roi. Fayçal était apprécié pour l’austérité qu’il laissait apparaître.

J’avais fini par penser que le vieux monarque saoudien était immortel après dix années passées sur le trône d’Arabie car c’est finalement Fayçal qui enterra Nasser en septembre 1970. La mort du président égyptien fut ressentie comme une perte par tout le monde arabe y compris en Arabie, même si pendant toute sa vie il n’avait cessé de comploter contre la monarchie saoudienne. La disparition du « raïs » eût dix fois plus d’écho dans le royaume que celle du roi Fayçal cinq années plus tard.

Dieu décida de rappeler le 26 mars 1975 ce fils du fondateur de la dynastie des Saoud. Je résidais à présent à Beyrouth comme envoyé spécial permanent de Radio France. J’avais réussi à obtenir un visa pour Riyad en moins d’une heure à l’ambassade d’Arabie. Fayçal venait d’être assassiné en son palais de Riyad par son propre neveu, le prince Moussaed. Les funérailles s’étaient déroulées le même jour et le roi défunt reposait déjà dix pieds sous terre avec en guise de tombeau, une centaine de pierres disposées autour de sa sépulture. La sobriété musulmane et la rigueur wahhabite ne pouvaient accepter d’autres décors.

Pareil dépouillement et simplicité permettent sans doute d’être plus près de Dieu car aucun artifice ne détourne l’attention des hommes vers le tout-puissant : pauvres et riches se retrouvent égaux devant l’éternel.
Nous avions pénétré dans le palais royal sans aucun contrôle alors qu’on venait d’assassiner le roi. Seuls deux gardes armés de vieux mousquetons semblaient vaguement veiller sur la vie de son successeur, le roi Khaled. Le nouveau souverain était là debout, dans son manteau noir brodé d’or. Un pan de son keffieh rouge et blanc lui masquait une partie du regard comme pour souligner sa tristesse. Il recevait tout le monde et affichait pour tous le même visage de circonstance.

Je pouvais voir ainsi le ministre saoudien du pétrole le Cheikh Yamani, puis le prince Fahed qui allait en réalité tenir les rênes du pouvoir, l’Ambassadeur de Grande-Bretagne en Arabie, des chefs de tribus des montagnes du Hedjaz et de simples citoyens, venus présenter leurs condoléances dans un simple murmure. Tout n’était que silence et ambiance feutrée. J’avais pourtant envie de poser directement la question au nouveau roi Khaled: « pourquoi Fayçal a-t-il été assassiné ? » Mais l’ambiance ne s’y prêtait guère…

 

Extrait de : « Habache et la tentation terroriste »

 

…….J’étais surtout curieux de rencontrer le fameux Dr Habache. Je voulais savoir quel homme se cachait derrière ce personnage qui avait gagné une bataille en prenant en otages les clients des deux hôtels de luxe de la capitale jordanienne en plein septembre noir, pour faire cesser les bombardements de l’armée du roi Hussein sur les camps palestiniens.

Ses hommes nous avaient donné rendez-vous, avec Roland mon cameraman, dans les locaux crasseux du journal du FPLP. Ils étaient à l’heure. Quelques rues étroites de Beyrouth-ouest à parcourir en silence, une impasse, puis nous descendons des marches de pierre pour déboucher sur une cave aménagée. Tous les murs sont recouverts de moquette marron. On se croirait dans un tombeau. On n’entend ni la circulation, ni les bombardements. A dix mètres sous terre, tous les bruits sont étouffés.

Le docteur Habache est là, assis derrière un petit bureau qui me fait penser à un pupitre d’écolier. Une lampe éclaire quelques papiers. Il se lève ; je cherche à prendre sa main droite pour le saluer, mais elle reste pendante le long de son corps et il me tend la gauche. Georges Habache a le côté droit paralysé par une hémiplégie et je ne le savais pas. Le terroriste a perdu de sa superbe… Sa moustache est devenue grise, ses cheveux aussi. Il marche avec difficulté.

Est-ce bien lui l’homme de Zarka, le héros de « septembre noir » ? Habache n’est plus qu’un homme malade, vieilli, fatigué. Il me sort quelques formules lapidaires qu’il a dû utiliser cent fois dans ses réponses aux journalistes : « l’impérialisme américain » revient régulièrement dans ses propos, tout comme « l’entité sioniste » pour parler d’Israël. Il tient à louer l’attitude de la France dans le conflit du Proche-Orient, toujours en souvenir de la position du Général de Gaulle sur le rôle d’Israël pendant la guerre des six jours en 1967 et de ses déclarations sur le « peuple sûr de lui et dominateur ».

J’ai quand-même du mal à croire que j’ai en face de moi l’un des hommes les plus recherchés au monde. Et pourtant c’est bien le cas. Je me souviens que lorsque j’habitais le Liban en 1973, l’aviation israélienne avait détourné un appareil qui décollait de Beyrouth, pensant que le Dr Habache voyageait à bord. Mais l’homme avait changé de vol quelques heures auparavant. C’est dire à quel point il se sentait traqué.

Je parle avec lui comme je le ferais avec n’importe quelle personnalité politique de la région, sans avoir l’impression de converser avec un grand chef du terrorisme international. Georges Habache me désigne une pile de dossiers de sa main valide en s’excusant du peu de temps qu’il m’accorde et en me disant qu’il a beaucoup de travail. Mais quel peut donc être le travail d’un cerveau du terrorisme quand il est sagement assis à une table, dans un abri de Beyrouth-ouest à dix mètres sous terre ?

Le parcours du Dr Habache explique son attitude, à défaut de la justifier. Dans sa jeunesse, après la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, il s’est trouvé pris dans le flot des réfugiés de Lydda, avec pour seul bagage sa trousse de médicaments. Il en est resté marqué à vie. Il a vu les forces du général israélien Ygal Allon expulser près de dix mille familles palestiniennes de leurs maisons, dans les cris et dans les larmes. Il a lui-même été contraint de gagner la ville de Ramallah.

Pour le Dr Habache la seule réponse était la révolte. C’est le même homme qui dira vingt deux ans plus tard aux otages étrangers bloqués dans les grands hôtels d’Amman durant « Septembre noir » : « Nous ne pouvons pas être aussi calmes que vous, penser comme vous pensez… Le matin nous ne prenons pas notre café au lait en rêvant à notre prochain voyage en Suisse ou à nos vacances. Nous vivons la vie des camps. Nos femmes attendent pour prendre de l’eau et voilà 22 ans que cela dure ». Pour avoir simplement tenu ces propos j’ai voulu le rencontrer. Mais le Dr Habache était déjà un homme fini, qui se terrait comme un rat dans Beyrouth-ouest encerclé.

 

Extrait de « le temps du rapt »

 

…..Quand nos gardiens entrent dans la pièce, ils sont toujours deux avec des lunettes noires et se cachent le visage avec la main. Souvent, nous avons affaire au même personnage qui se fait appeler Abdou. Il parle un peu français et nous pose des questions presque gênées sur notre pays, notre région natale. Il veut connaître notre sport favori, notre religion. Il doit avoir 25 ans. Je devine à travers lui l’itinéraire de l’écolier libanais à qui l’on a dû apprendre la douceur de notre pays et la grandeur du général de Gaulle. J’ai l’impression que quelque part il aime quand-même la France et la respecte.

Il n’y a aucune agressivité dans son comportement mais il est engagé dans un engrenage infernal et subit cette pression de la guerre et de la terreur qui le force à participer à la détention d’otages français. Terroriste lui ? Allons donc ! C’est un gamin de la banlieue qui obéit à des chefs, même s’il a toujours une mitraillette à l’épaule. Son attitude sème la confusion dans mon esprit ; j’ai du mal à voir en lui un ennemi mais plutôt une victime de cette haine pour l’occident qui s’est installée dans une fraction extrémiste de la communauté chiite libanaise.

J’ai l’impression que notre sort se décide ailleurs que dans cet appartement abandonné. Les élections législatives approchent en France. A la radio qu’ils nous laissent écouter de temps à autre, on parle d’espoir pour les otages du Liban, de médiateurs envoyés à Damas, Beyrouth et Téhéran, mais je ne crois guère à un résultat rapide.

Un jour ils nous font agenouiller tous les quatre face au mur et laissent planer dans la pièce un silence pesant. Ils nous obligent à fermer les yeux. L’un d’eux claque dans ses mains comme pour imiter un tir au pistolet. Un petit chef, qui sait uniquement dire en français : « comment ça va » me fait emmener dans une pièce à côté. Je déteste cet homme qui tente toujours de cacher son visage avec sa main par crainte d’être identifié. Je l’ai surnommé Quasimodo, car il est petit, voûté, mal bâti et il est facile de deviner qu’il est laid.

Je ne pensais pas que les ravisseurs pouvaient s’en prendre aux otages. J’ai surtout l’impression qu’ils cherchent à se défouler, à déverser sur nous la haine qu’ils ont pour l’occident car ils vivent toujours avec ce sentiment du martyr. Il y a pour eux deux mondes : le monde de la guerre (Dar el Harab) et le monde de l’islam (« Dar el Islam). Nous appartenons au monde de la guerre et ils appartiennent au monde de l’islam. Nous sommes donc des ennemis. Ils n’aiment pas non plus les journalistes qui s’intéressent à leur pays ni même à leur cause. Plus on connaît leur société et leur langue, plus on est suspect. Voilà pourquoi Michel Seurat était pour eux une cible privilégiée. Moi qui ai vécu quatre années au Liban et qui revient régulièrement à Beyrouth en fonction des soubresauts du conflit libanais, je me sens aussi particulièrement visé.

Ils doivent être deux ou trois dans la pièce et me font asseoir sur un tabouret de bois. Ils glissent devant mon regard la première page du journal libanais « As Safir » où l’on parle de notre enlèvement. Nos quatre photos s’étalent dans la partie inférieure de la page : des photos d’identité froides et figées, sans doute sorties des classeurs poussiéreux de ma rédaction et que les secrétaires utilisent pour les demandes de visa. Nos ravisseurs ont l’air très fier de voir que la presse réagit à leur coup de main. Je ne trouve rien d’autre à dire que : « oui, c’est nous ! »

– Tu vas être exécuté me dit en français un homme dont j’entends la voix pour la première fois. Je ne suis pas surpris. Je dirais même que j’attends cela. Je pense au fond de moi-même qu’il vaut mieux en finir tout de suite plutôt que de traîner pendant des mois ou des années comme une loque humaine, dans les caves de la guerre du Liban.

Je n’appartiens déjà plus au monde extérieur. Michel Seurat est mort et je ne vois pas pourquoi je parviendrais à me sortir d’un piège où lui, spécialiste du Liban, n’a pas pu survivre. Je me sens une cible différente par rapport à mes camarades de détention. Assis sur ce tabouret de bois, je n’aperçois qu’un classeur métallique. J’ai l’impression de me trouver dans un commissariat de police. Je pense à la guerre d’Algérie, à tous ceux qui dans le monde à une époque de notre histoire ont eu à répondre à un interrogatoire, assis comme moi sur un tabouret de bois et dans des conditions sans doute pires que les miennes. Ce transfert de pensée vers ceux qui ont souffert plus que moi restera une sorte de réconfort moral qui m’aidera à supporter ma détention.

Ils connaissent apparemment mon passé professionnel qu’ils ont dû lire dans la presse.
-Pourquoi es tu revenu au Liban ?
-Pour savoir si Michel Seurat était mort ou non.
-Ah oui ! Il est bien mort me répond l’homme.
J’ai pourtant le sentiment qu’il ne le sait pas lui-même et qu’il me fait part simplement d’une réflexion personnelle après la lecture des journaux qui ont tous publié le communiqué du « Djihad islamique ». J’ai du mal à croire que nous sommes entre les mains de la même organisation qui détient les autres otages français.

Nos ravisseurs n’ont pas fait preuve jusque là d’un fanatisme musulman quelconque. Je vois plutôt en eux des nationalistes libanais chiites, meurtris par les interventions israéliennes au Liban et fortement influencés par la révolution iranienne qui leur permet de relever la tête et de lancer des défis à l’occident.

 

Extrait de : Afghanistan : « sur les traces de Ben Laden »

 

…..Avec l’entrée des forces américaines en Afghanistan, il devient moins périlleux pour nous de franchir la frontière afghane en cet automne 2001 et nous pouvons passer officiellement par la route. Trois journalistes occidentaux viennent de trouver la mort dans une embuscade des Talibans en direction de Shataraï sur le front du nord-est. Mais cela ne nous décourage pas. Notre objectif est en réalité de gagner le repère de Ben Laden à 20km de Jalalabad, le site montagneux de Tora Bora. Je me dis qu’un ancien otage du Liban ne devrait pas fréquenter cet endroit, mais pour l’heure les quelques journalistes étrangers présents sur place n’ont pas été inquiétés et je brûle d’envie de voir cette région. Au moindre enlèvement je me jure bien de faire demi-tour et de retourner au Pakistan.

Nous nous plaçons sous la protection des milices du commandant Zaman, un chef de guerre afghan qui a passé dix ans en France et en plus dans ma ville natale de Dijon. Avec son « pakol » marron vissé sur la tête et son « patou » autour des épaules il donne l’effet d’un homme tranquille qui inspire la confiance. Il nous déclare qu’il veut « chasser les arabes » de son pays et surtout ne plus voir l’Afghanistan servir de base d’entraînement au terrorisme international. Il participe pour cela à la traque de Ben Laden dans les montagnes avec les autres chefs de guerre locaux.

……Les combattants d’Al Qaïda sont repliés sur les hauteurs, face à nous à 3000 mètres d’altitude et régulièrement bombardés par les B52 américains qui volent très haut pour éviter les missiles. Impressionnant de voir ces forteresses volantes qui se sont illustrées durant la guerre du Vietnam, écraser les maquis afghans. La montagne disparaît sous un gigantesque nuage de fumée et il est difficile d’imaginer qu’il y a des hommes qui résistent encore là-dessous. Les rumeurs les plus folles courent sur le dispositif de défense de l’organisation terroriste. On dit que Ben Laden vit dans un vaste bunker, sous terre, luxueusement aménagé, avec des chambres fortes, des appartements blindés, de la nourriture en abondance et qu’il peut résister à un siège de plusieurs mois.

Les Américains se contentent de bombarder les positions d’Al Qaïda dans les montagnes mais pour le moment n’envoient pas de troupes au sol : trop risqué. Cette opération militaire est d’abord une vaste démonstration de force. A terre, ils laissent faire le travail par les combattants locaux, miliciens tadjiks ralliés au commandement de feu Ahmed Shah Massoud et regroupés de façon plus ou moins anarchique sous le titre ronflant de « alliance du nord ». Mais ces hommes se querellent entre eux et ne parviennent pas à organiser une véritable stratégie contre les combattants de Ben Laden Ils tirent aux canons de char en direction des montagnes, sans avoir vraiment identifié un objectif.

Seuls quelques « conseillers » à bord de voitures blindées aux vitres teintées passent parfois discrètement sur la piste pour s’entretenir avec un chef de guerre afghan, installé dans une position avancée, mais pas de soldats américains en vue. Au bout de trois semaines de combats, les moudjahiddines afghans sont néanmoins parvenus à enfoncer les positions d’Al Qaïda. Nous parcourons avec eux les crêtes de la montagne et les vallées. Le sol est retourné par les bombes des B52 qui laissent des cratères de dix mètres de profondeur. Le paysage est lunaire ; tout n’est que pierres, cendres et poussières. La nature a été dévorée, comme soufflée par les incendies. Je redoute que la région ne soit minée mais tout le monde marche sur cette terre meurtrie avec une certaine assurance et les miliciens afghans dans leur insouciance et la joie de la victoire, piétinent sans inquiétude ces tas de décombres. Nous découvrons bien quelques caches d’armes dans des grottes aménagées, mais pas de bunker sophistiqué et surtout aucune trace de Ben Laden.

Une cinquantaine de combattants ont été faits prisonniers. Les chefs de guerre nous autorisent à filmer une dizaine de ces hommes capturés durant la nuit et qui croupissent déjà dans la grange d’une vieille ferme abandonnée, transformée en prison pour la circonstance. Je suis impatient de découvrir enfin ces terroristes qui font trembler la planète. Mais le spectacle est pitoyable. On dirait des mendiants ramassés dans un souk arabe. Leurs vêtements sont déchirés ; ils sont sales, amaigris, épuisés, affamés, blessés. Leurs pansements sont maculés de boue, leurs blessures infectées. C’est donc cela El Qaïda, l’organisation terroriste qui fait si peur à l’Amérique et au monde entier ! Je ne vois guère devant moi que les restes d’une armée de gueux.

Les hommes déclinent vaguement leur identité et leur nationalité : yéménites surtout. Nous n’en saurons guère plus. Normalement la convention de Genève sur les prisonniers de guerre nous interdit de leur poser des questions portant sur autre chose que leur identité et je n’insiste pas. En revanche mon confrère de la télévision arabe « Aljazeera » ne se gène pas pour les interpeler. Je devrais être content de voir des terroristes capturés et entravés mais ceux là me feraient presque pitié. Une chose est certaine en tout cas : Ben Laden n’est pas parmi eux et plus personne n’entendra parler de sa présence dans les montagnes de Tora Bora, entre Pakistan et Afghanistan, à partir de cette date.

 

Extrait de : « une manière de rôder autour de cette histoire »

 

Régulièrement, à chaque prise d’otages médiatisée, nous sommes sollicités pour donner un sentiment. Entre le moment où s’annonce la libération d’un otage et celui où il est effectivement libre, il se passe souvent plus d’une journée. Les radios, les télévisions, les quotidiens, doivent meubler l’espace et le temps. Les rédactions parisiennes mobilisent alors les anciens otages. Comment se passe le retour ? Pensez vous qu’une rançon a été versée ? Comment vit-on sa libération ? Comment se reconstruit-on ? Faites vous des cauchemars ? La réponse est non !

J’ai rêvé une nuit seulement que je parcourais Beyrouth tout seul en courant dans les rues. Il y avait des incendies et des tirs partout, mais je n’étais pas touché. J’étais devenu invulnérable…
Toutes ces questions contribuent à entretenir l’étiquette d’ancien otage qui nous colle encore à la peau. Il faut pourtant l’accepter. D’un côté je refuse de garder le silence sur cette histoire car je ne veux pas qu’elle soit oubliée ; de l’autre je n’accepte pas d’être un otage à vie car depuis ma détention j’ai pu réaliser d’autres projets qui dépassent largement ce drame.

Dans cet esprit, je n’ai pas souhaité m’associer à la démarche de cinq autres otages français et de Marie Seurat qui ont déposé plainte en mai 2002, pour « enlèvement et séquestration aggravée ». Sans doute fallait-il le faire avant… Nous n’y avions pas pensé. Même si aujourd’hui la justice internationale parvient à débusquer plus facilement des criminels de guerre, il n’y a pas de volonté politique de la part de notre pays la France, de rechercher ceux qui ont enlevé ses citoyens dans les années 1985 et 1986 au Liban ou de dénoncer le rôle du Parti de Dieu dans les actions terroristes anti-françaises organisées à cette époque comme l’attentat du Drakkar.

Paris veut montrer que la page est tournée, que ces crimes sont oubliés, sans quoi il ne sera pas possible de renouer des relations normales avec le nouveau Liban et nous ne voulons pas que d’autres puissances prennent la place de la France.

Ces prises d’otages correspondaient aussi à un contexte particulier, où notre pays était engagé indirectement dans une guerre contre l’Iran islamique. La capture d’innocents, la mort de civils et de militaires français dans des attentats, faisaient partie du prix à payer. Je n’ai pas non plus l’esprit de vengeance et ne souhaite pas consacrer une part importante de ma liberté retrouvée à engager en vain des démarches pour traquer des terroristes et leurs alliés qui de toute façon bénéficient de l’impunité de la justice de mon pays.

Philippe Rochot


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